Pérégrinages physiques et métaphysiques

 

 

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Sommaire
Si seulement l’on pouvait vivre ainsi!...

Peu importe

J’avais trouvé un arbre. Ses racines se montraient comme les doigts d’une immense main qui enserrait le rocher, à vingt mètres au-dessus de l’eau. L’arbre s’accrochait à la vie. Immuable, l’été il s’offrait au soleil, dans la sécheresse de la falaise. L’hiver sa chevelure ondulait furieusement au-dessus de l’écume des tempêtes.

Dans mon rêve, j’étais l’arbre.

Et je refusais l’attente des jours les uns derrière les autres.

Un jour, des hommes arrivèrent avec un camion et une grue. Ils m’emportèrent, par le haut, moi et mon bloc de pierre. Mes racines furent entièrement mises à nues, dans une indécence que pas un des hommes n’avait soupçonnée. Seul le chef avait prévu qu’au fond du camion un tas de sable et de terre mélangés, à peine humide, vint panser les plaies à vif.

Pendant le voyage, l’espace de quelques jours, trop courts, j’entrevis des bouts de monde, tout au long de la route. Quelquefois, à l’heure du repas, en face du camion immobile, un couple s’arrêtait, qui me fixait. On devinait un dialogue, sans en être certain. Une fois, j’en saisis une bribe. La femme disait à l’homme, avec tristesse: “Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transporte”. L’homme répondit que seules les idées étaient intéressantes à transporter. Je ne sus s’il fallait rire qu’on puisse me réduire à une idée d’arbre ou pleurer en pensant qu’on aurait pu me laisser sur ma falaise, en ne prenant de moi qu’une photo, un souvenir qui eût pu vivre plus loin et plus longtemps que moi.

On me déchargea dans la nuit. Ma place était réservée. On aurait pu me mettre à dominer la piscine, à ombrager les riches et belles baigneuses. J’aurais vite détesté cette situation de frustration perpétuelle, soumis aux babils tièdes servis par ces corps inutiles, à cette agitation et à ces rires programmés.

Heureusement, on me mit à babord, au pont supérieur, dominant la mer, dans une falaise de métal qui ressemblait, un peu, à ma falaise natale.

R. Tia


 
”Un jour, quelqu’un, parmi ceux qui transformaient les pétales des fleurs, rapporta qu’on avait vu en grand nombre, de l’autre coté du fleuve, une espèce très rare et doublement utile. Non seulement, cette fleur avait des pétales aux mêmes propriétés que celle des arbres à fleurs bleue, mais encore, aux dires du second alchimiste, elle contenait une molécule particulièrement utile contre la migraine pendulaire.
On manda donc les plus grand experts du califat afin qu’ils débattirent de l’opportunité de s’intéresser au problème.
Ceux-ci, qui n’y connaissaient rien en fleurs, ni en pétales, ni en migraine pendulaire, conclurent un peu vite qu’il était grand temps de surseoir, au grand dam des scribes officiels, fâcheusement obligés d’écrire un nombre toujours plus grand de décrets avec une encre à décret de plus en plus rare. L’exploitation trop intense des arbres à feuilles bleues avait raréfié celles-ci en tarissant du même coup l’encre que l’on tirait de la transformation des pétales, seule autorisée pour l’écriture des décrets. En particulier, le livre des deux cent douze décrets promulgués pour réduire les méfaits de la migraine pendulaire se voyait repoussé de quelques années.
Cependant, quelque mois plus tard, cette migraine pendulaire était devenu le sujet d’une conversation obsessionnelle chez tous les sujets du califat. Les vizirs et toute leur cohorte de hauts fonctionnaires en subissaient eux-mêmes les assauts. Il devenait outrageant pour eux, que même les riches se voient obligés de souffrir autant que le petit peuple.
Un jour, à l’heure du thé, dans la salle du narguilé du vingt sixième couloir, la conversation revint une nouvelle fois sur la pénurie de pétales. Le vizir des fenêtres et charpentes, cousin d’un des plus grands batisseurs du califat, plaida cette noble cause, rappela l’urgence face à une forme mutante de migraine et fit si bien que le vizir de la scribation publique pût en parler avec force détails et termes savants au questeur du calife avec qui il dînait le soir même.
Le lendemain, il revint, se rengorgeant de l’assentiment qu’il avait pu pressentir chez le questeur quant à l’opportunité de la conquête de ces fleurs rares. Il faut dire que le questeur s’était prudemment abstenu d’étaler les affaires privées qu’il entretenait avec le deuxième batisseur du califat. Il lui convenait tout à fait que cette entreprise se fasse pourvu qu’elle soit initiée par un autre.
On étudia d’abord l’opportunité de cette conquête. Une armée de cinquante janissaires penseurs fût dépêchée à cette tâche. On attendit, pour proposer le parchemin final, l’occasion des rencontres annuelles des savants du califat, dans le merveilleux site de la Vallée Cramoisie. Chaque année, le calife prenait plaisir à se montrer au cours des trois jours de débats onctueux qui se terminaient par la traditionnelle promenade aux lampions, en barque. Le parchemin était si bien fait, si agréablement illustré, et si bien proposé, que le calife en fit aussi sa conquête.
Par précaution, et par peur que quelqu’un pût dire que le projet avait été mal mené, on instaura le métier de comptife, dont le rôle était de mettre au point toutes sortes de formules, inscrites bien sûr sur autant de formulaires, comptables de l’étude et de la fabrication de l’ouvrage selon les rites prescrits par eux. On espérait ainsi, qu’à l’aide de ces formules incantatoires, on conjura tout mauvais sort.
C’est ainsi que pas moins de mille et trente deux scribes, lustriniers, revizors, savants, sous-vizirs et vizirs se virent convoqués et reconvoqués afin que chacun puisse donner un avis et que chaque décision soit le fruit d’une intense réflexion et d’un suprême consensus.
Les architectes les plus prestigieux se pressèrent alors pour associer leur nom, jurant leurs grands dieux que, s’il le fallait, leur service serait gratuit. Rien n’y fit, les scribes opposèrent la loi, les comptifes distribuèrent leur formulaires de salutaire concurrence, et bien évidemment, les deux plus grands batisseurs du califat se partagèrent le travail.
Enfin un pont fut construit, bel ouvrage en vérité, large, majestueux. On s’enquit, du fait qu’enfin les vizirs pouvaient aller jusqu’à l’autre coté du fleuve, de ce qu’il faudrait faire pour aller jusqu’au champ des fleurs aux mille pétales. L’affaire n’était pas si simple. Il fallait traverser une sorte de marécage sur lequel il était impensable d’appuyer une route. On pensa bien à un nouveau pont, qui s’appuierait sur le précédent et partirait comme un viaduc dont les piles ne seraient pas des pieux profondément enfonçés sous le marécage, mais au contraire d’immenses conques imperméables qui flotteraient comme des bateaux immobiles dont les mats seraient les piles.
Finalement, on opta pour une sorte d'embarcation à chenilles, dont le principe et les dessins firent le bonheur des gazettiers qui, eux aussi, avaient transformés cette conquête bureaucratique - car il s’agissait bien de l’encre à décrets - en une conquête populaire.
L'engin à chenille fût conçu. Dès les premiers essais, on s’aperçut qu’il ne pourrait prendre le virage d’accès au pont. Le calife, en l’apprenant, eu un accès logique de mauvaise humeur, mais signa la dépense exceptionnelle nécessaire à l’agrandissement de l’entrée du pont. Il eut un deuxième accès de colère quand on vint lui dire que l’agrandissement du pont obligeait à refaire toute l’assise de la rive nord. Cette fois-ci, les architectes annoncèrent que les tarifs qu’ils avaient consentis jusqu’à présent ne pouvaient s’appliquer à cette évolution. Les batisseurs, qui avaient pensé que la construction de la route au-delà du pont leur reviendrait de plein droit, s’estimaient un peu floués et entendaient que ce nouveau travail atténue leur manque à gagner. Le petit peuple commençait à ricaner.
Enfin on pût assister à l’entrée de l'engin dans le marécage, comme on assiste au lancement d’un bateau hors du chantier naval. Ce fut plus spectaculaire que concluant. L’engin penchait dangereusement et avançait en crabe à une vitesse désespérante. Il lui fallut plus de deux heures pour décrire un large cercle qui lui permit de revenir sur le pont pour être remis aux mains des inventeurs. Il fallut encore plusieurs mois pour que l’ensemble fasse presque bonne figure. On en profita pour construire un second marécageur, comme on l'avait baptisé, arguant que le rendement  d’un tel mode de transport serait trop faible et que les savants du califat pourrait en avoir besoin pour mieux étudier le marécage.
Quand enfin on fut assuré que les deux marécageurs pourraient atteindre sans encombre l’eldorado, les vizirs firent organiser un grand forum sur un mont proche émergeant du marécage, afin que chacun de leurs invités puissent d’une part s’enorgueillir d’avoir pris les premiers ce nouveau mode de transport et d’autre part, deviner au loin la floraison, à l’aide de puissantes lunettes télescopiques fabriquées spécialement et à grand frais pour l’occasion.
Chacun congratulait chacun, quand le vizir des chemins et charpentes, rivant une nouvelle fois son oeil à la lunette, poussa une exclamation, que brusquement il étouffa. Qu’avait-il vu, pourquoi faisait-il semblant de ne rien avoir vu?
Il avait très vite jugé plus prudent de ne pas ébruiter sa vision, tant la révélation risquait de plonger le forum dans la suspicion, peut être même dans la dérision. Il espéra être le seul à avoir vu. Il imagina qu’après le forum, il serait toujours temps d’aviser, de prendre quelque secrète décision qui évitât à tous les vizirs de l’affaire l’opprobe des uns et le mépris des autres.
De son air le plus naturel, il ramassa un grain de sable qu’habilement il fit glisser dans le mécanisme de la lunette qui se bloqua alors tournée vers un petit coin de champ sans importance. Puis, il fit en sorte que l’on se hâta de finir la journée, prétextant qu’il fallait, avant la nuit, mettre en place le système de sécurité contre les vandales et les voleurs.
Le lendemain, le vingt sixième couloir avait des allures de société secrète. Le vizir des chemins et charpentes avait réussi à faire venir, en passant par les caves, le vizir de la scribation publique, le maître flagellan et le questeur du calife. Il expliqua alors qu’il avait vu dans ce champ toujours inaccessible, un homme à vélo. Oui! Un homme à vélo, qu'il avait vu avec un grand panier plein de fleurs. Alors, il avait pensé qu’on ne pouvait certainement pas ébruiter une telle nouvelle, sans que le peuple se demanda pourquoi tant d’argent avait été dépensé pour aller jusqu’à ce champ, puisque déjà l’on pouvait s’y rendre à vélo.
Chacun pris sa mine la plus sérieuse, se doutant bien que les doigts accusateurs pourraient bien vite se retourner contre leur propriétaire. On chercha un bouc émissaire pratique et sans danger, on évoqua avec frisson une enquête officielle, on parla d’enquête officieuse, on préféra l’investigation discrète.
Trois jours plus tard, on retrouva enfin le brave homme et son vélo, obscur tamponneur de troisième catégorie au bureau des floraisons des chemins de marais, qu’on enferma en grand secret. Le questeur lui-même se déplaça pour lui demander comment il se faisait que, connaissant les grands travaux, il n’avait pas fait part de son savoir. Le tamponneur répondit qu’il aurait bien voulu, mais que le sous-vizir de son vizir lui avait dit que le vizir était déjà au courant.
On contacta le vizir de troisième rang, qui confirma que voici quatre ans passés, il avait fait un rapport détaillé au vizir de second rang, qui lui-même avait ordonné une enquête.... On voulut contacter le vizir, mais celui-ci avait entre-temps été promu vizir des baïonnettes. On fût alors dans l’obligation de conclure que ce vizir avait sans doute bien fait son travail et que personne ne pouvait y être pour quelque chose dans cette si coûteuse méconnaissance.
Bien sûr, on supprima la charge du ramassage des fleurs à vélo, on éleva un tertre qui supprima l'accès au chemin et l’on acceuillit en grande pompe le premier chargement de fleurs aux mille pétales, annonciateur de la prochaine fin de l'épidémie de migraine pendulaire.
R. Tia


 
La page blanche n’avait pas été blanche très longtemps. Une larme y était d’abord tombée. La feuille avait failli être déchirée, mais il avait suffi qu’en quelques minutes la chaleur du soir sécha le chagrin pour que cette hypothèse soit écartée. La trace de cette larme devait rester, message codé du langage de ceux qui s’aiment, ou ne s’aiment plus. Petit coin de papier un peu gondolé, légère auréole, qui à elle seule pouvait suffire au destinataire de la lettre.
 
Mais on sentait bien que la main armée d’une plume ne pourrait hésiter bien longtemps à s’en tenir à ce message trop laconique. Il fallait, incontournablement, irrésistiblement qu’on en vînt à un langage plus conventionnel, quelque chose d’écrit, que l’on puisse lire mot pour mot, estompant ainsi l’infime particule d’ambiguïté, d’interrogation, que la seule larme aurait pu laisser s’installer.
 
Le premier mot écrit fut le dernier: la signature, en bas. Il fallut encore longtemps pour que ce dernier mot ne soit que le dernier de la page, mais non plus le seul. Alors tout d’un coup la feuille blanche, de presque blême, devint presque noire, d’une avalanche de mots gravés sans une hésitation, sans un regret, qui bientôt recouvrit jusqu’à la signature et jusqu’à la mémoire même de la larme.
R. Tia



 
Le jardin n'était en vérité pas très grand, mais, comme à chaque pas la perspective changeait, on avait l'impression d'être là dans un immense parc.
 
Edouard n'avait pas dix ans. Il n'avait pas encore commencé à grandir et ses yeux d'enfant lui faisait confondre les grands massifs floraux avec des bosquets. Dès la rentrée de l'école, chaque jour, il aimait à se plonger dans le labyrinthe à la recherche d'André, le jardinier. D'abord au sud, le bosquet de mimosas, des fois que les premiers boutons sortent pour annoncer la fin de l'hiver, puis l'énorme magnolia. Il se souvenait de la première fleur qu'on lui avait offerte. C'était André qui lui avait cueillie. Edouard l'avait emportée comme un précieux trésor. Puis, au nord, les hortensias de toutes les couleurs. Une fierté qu'il partageait avec le jardinier. C'était lui qui avait cassé l'ardoise en petits morceaux qu'il fallait mélanger à la terre pour que les grosses fleurs prennent cette teinte bleue. A l'est, le jardin à la française, où l'art d'André avait réussi à faire croire à un Versailles pour roi lilliputien, en soignant les massifs comme des bonzaï, parmi lesquels une haie de génèvriers, que les parents d'Edouard avaient précisément fait planter à sa naissance, pour qu'il apprenne un jour que chaque homme est à la fois arbre et épines, portant des baies amères et liquoreuses.
 
En général, l'enfant trouvait son maître à jardiner dans la serre. Maître à jardiner, certes, maître à penser, maître à découvrir, maître à savoir sûrement. Les choses de la vie sont dans les jardins souvent plus que sur les places des marchés.
 
- Il suffit de savoir regarder et attendre, disait André
 
Ce jour-là, comme tous les vendredis, André n'était pas dans la serre. Il veillait en dehors, sur les roses le long du vieux puits. Taille, nutrition, greffes. Trop de soins presque.
 
Depuis toujours, le jardinier avait eu cette passion pour les fleurs de l'amour. Depuis qu'il travaillait dans ce jardin, il l'avait inondé de roses. Dans la serre, les plants les plus fragiles ; le long des murs moussus, se mariant avec le lierre parasite, les plus grosses qu'il appelait les mémères ; en massifs chatoyants que l'on découvrait plus loin du perron. A chaque éclosion d'une nouvelle espèce, André appelait Edouard pour lui montrer son nouvel enfant, paré d'une nouvelle couleur, d'une nouvelle fragilité. Il lui permettait alors de plier légèrement la tige , entre deux épines, afin d'en tester la robustesse. Et toujours, André ne manquait pas de dire:
 
- Celle-ci est belle, mais elle n'est pas noire!
 
Edouard avait appris que la rose noire devait être une chimère de prince. Mais comme aucun prince n'était jardinier...!
 
Cette obsession intriguait beaucoup Edouard, qui chaque fois avait du mal à s'endormir. Un soir, il lui vint l'idée qu'il n'avait jamais vu aucune fleur noire. Et son imagination refusait obstinément de lui en donner même une ébauche. Alors un jour, il alla cueillir une fleur blanche de magnolia, prit un pinceau et la peignit en noir. Il eut devant lui l'inimaginable. Une fleur de prince, toute de soie moirée, d'une fierté indicible. C'est ainsi qu'il comprit l'obsession d'André; Et, dans son univers d'enfant, il résolut d'y satisfaire. A la nuit, il descendit à pas feutrés dans la serre, muni de son pinceau d'un petit pot de peinture noire. Délicatement, pétale après pétale, il transforma une jeune rose en femme noble, insensée. Il fut content: il allait offrir l'impossible à son grand ami.

Le lendemain, alors que chaque jour il savait déjà se réveiller de bon matin, il dormait encore à poings fermés quand sa mère vint le tirer du sommeil.
 
- Tu sais, il y a eu un miracle, André attendait ça depuis longtemps. Il a trouvé deux roses noires ce matin dans la serre!
 
Encore tout engourdi de sommeil, il ne sut quoi penser, tant sa mère lui annonça cela doucement. Tout doucement, je vous dis!
R. Tia

 
- Qui c'est?
- Je vends des nuages
- Comment ?
- Oui, si des fois vous manquez d'un nuage, j'en ai ici quelques échantillons, descendez donc!
- Ne vous moquez pas d'une vieille femme. Les nuages, je le sais, ne sont que de l'eau. J'en ai, moi aussi, qui coule de la montagne dans ma maison. Avec un peu de feu, je vous en fais quand vous voulez, moi, des nuages.
- Ne vous fâchez pas, la vieille. Dans ma besace, les nuages sont sages. Appelez-les, ils sont plus que de nobles fumées.
- Comment s'appellent-ils?
- le plus jeune s'appelle Obet, son cadet, c'est Aymond et le plus vieux, c'est Ené.
- Quel est le plus blanc?
- C'est celui qui sèche au soleil, avec le vent.
R. Tia

 
J’avais trouvé le matin même un nouveau mantra: “Locdunini”, qu’avec plaisir je répétais à voix haute dans chaque pièce de la maison. J’avais attendu avec impatience qu’il fût deux heures du matin pour m’aventurer dans la salle à manger. Je savais que le mantra y aurait un  effet foudroyant, surtout prononcé face à la grande glace vénitienne, à la seule lueur crue d’une lampe électrique.
Dans ces heures de la nuit, où le vent se calme, avant même que les éboueurs ne sonnent matines, je voulais articuler le nouveau mot magique, sans remuer les lèvres, en ventriloque, longtemps, si longtemps qu’en émergeant de mon état méditatif, je ne sache plus prononcer quoi que ce soit.
A 5h45, sans voix, à tâtons sur le tapis, désespérant de m’entendre parler à nouveau, je grattais le tapis avec la main, afin de vérifier l’intégrité de mes sensations. Sous la touffe de poil que je venais d’arracher, je sentis quelque chose qui ressemblait à du braille. Avec peine, je déchiffrai le message suivant: “Apprend le langage des signes, et mange donc, puisque tu es dans la salle à manger”. Je criai alors “J'ai faim!”. J’avais retrouvé ma voix.
R. Tia


 
C'était l'heure où les oiseaux sont bruyants. Mais, ce matin-là, Grégoire entendait les bruits de l'extérieur comme étouffés, comme si Eto Vilar avait profité de la nuit pour installer des doubles vitrages. Eto était capable de tout, avec un penchant pour les facéties surnaturelles, qui attiraient l'esprit cartésien de Grégoire. A chaque fois qu'il se sentait oppressé par la ville, il s'invitait chez son ami où il savait trouver un autre monde. Par exemple, hier midi, quand Grégoire avait expliqué comment un astronaute sortait de la navette pour réparer un satellite, Eto avait dit:
- Oui, je sais, ils sont descendus en marche, et maintenant ils ont leur tombe dans le cimetière de l'univers.
 
Le soir, à la radio, ils apprirent l'accident que Eto Vilar avait prédit.
- Eto, comment as-tu su?
Eto Vilar s'était contenté de sourire, puis de dire, comme souvent:
- Bonne nuit, monsieur 1+1=2!
 
Ce matin, ces bruits étouffés, cet hier étrange, cette espèce d'incapacité  de penser donnait à Grégoire un réveil pénible, de ceux qui surgissent justement le jour où il faut repartir.
 
En descendant de sa chambre, il trouva Eto étrangement affairé, et plus étrange encore, l'air absent. Car on ne peut être absent, quand on est affairé.
- Surtout, prends soin de toi. Et laisse-les dire!
 
C'était là un drôle et énigmatique "au-revoir".
 
Sur la route qui descendait de cette montagne reculée, il resta un moment avec cette dernière phrase: "Laisse-les dire!". En temps normal, en entendant Eto lui dire cela, il aurait réagi: une injonction comme celle-ci valait qu'on en connaisse le sujet. "Laisse-les dire...!"
 
En ville, malgré l'heure avancée, il lui sembla qu'on y voyait plus de monde que d'habitude sur les trottoirs, dans les bars. Ce n'est que le lendemain, à la radio, qu'il en compris la raison: la vallée n'avait plus la télé. Et, dans cette vallée à l'odeur un peu Hi-Tech, où la moitié des habitants vivaient du silicium, l'absence de télé était vécue comme un double outrage. D'abord parce que la haute technologie ne saurait tolérer pareille défaillance dans les systèmes d'information. Ensuite par ce que le manque d'image dans l'information tenait du régime sans sel, comme si les habitants étaient des gens vieux et malades. La radio, elle, trop contente de sa liberté soudaine, se pavanait en annonçant la disparition de l'image.
 
Tôt le matin, chez le boulanger, il entendit des réflexions amères: leur match de foot, leur feuilleton, leur 20h, leur dix-huitième rediffusion. Une maman était là avec ses deux enfants, faute de n'avoir pu les faire garder par le mauvais dessin animé que la télé leur sert avant l'école. Les deux bambins, un peu apeurés, accrochés à sa jupe, ouvraient des yeux grands ronds en respirant l'odeur du pain chaud qu'ils ne connaissaient pas.
 
A midi, on apprit que la panne semblait se localiser sur le ré-émetteur qui dominait la vallée. Puis on joua de malchance en malchance. Des véhicules partis ailleurs, le chef qui pêchait à la ligne à quatre cent kilomètres de là, le technicien malade. Le lendemain, c'était le 4x4 qui refusait de démarrer. Enfin, à midi, il fut réparé. Trois heures plus tard, on annonçait qu'une coulée de boue obstruait le passage à cinq kilomètres en-dessous du ré-émetteur.
Grégoire connaissait bien l'endroit, juste au-dessus du refuge d'Eto Vilar. Faute d'accéder là-haut, l'équipe redescendit, penaude.
Trois jours sans télé, la vallée avait la même impression que lorsqu'on ne s'est pas lavé les dents pendant tout ce temps. Désagréable! D'autant qu'à chaque instant, on pouvait penser qu'on retrouverait la brosse et le dentifrice qu'un lutin facétieux aurait cachés. Lorsque cette image lui était venue à l'esprit, Grégoire avait pensé naturellement à Eto, son lutin facétieux qui passait son temps à lui faire des blagues irrationnelles, à lui, monsieur 1+1=2.
 
Le jour suivant, on avait mandé l'hélicoptère, mais le mauvais temps s'y était mis. Des brouillards visqueux, comme ceux dont Eto disait que c'était lui qui les collaient sur la montagne. Quant à déblayer la route, c'était là une question purement administrative entre maire, conseiller général et sous-préfet. Compliqué, mais soluble. Eto disait que lorsque ces trois-là jouaient au bridge, il y avait quatre morts.
 
Enfin s'ébranla un cortège de gendarmes, de tracto-pelles, de techniciens et de journalistes. Au moment où la caravane passa devant chez Eto Vilar, un observateur attentif aurait pu lui trouver un air goguenard.
 
De fait, ils dégagèrent le passage pour trouver que trois cent mètres plus loin, le torrent avait mangé le pont.
 
Grégoire suivait les nouvelles plus attentivement depuis qu'il savait que les choses se passaient là d'où il venait. Il commençait à comprendre que son ami avait découvert le pouvoir de manger l'image. Cette convergence de malchances et cette dernière phrase "Laisse-les dire!", c'était l'évidence!
Quelques heures plus tard, il était de nouveau chez son ami, qui l'attendait, comme s'il avait été prévenu de son retour.  A ses questions, Eto ouvrait de grands yeux, en répétant:
 
- Tout ça, tout ça?
 
Grégoire n'en pût tirer plus.
 
Enfin le beau temps revint, l'hélicoptère aussi. On le vit, on l'entendit. Longtemps, il vola en tous sens, comme s'il cherchait sans trouver. Lui aussi avait sans doute perdu sa brosse à dent.
 
Eto, de temps en temps, sortait sur la terrasse. D'abord il se tournait vers le soleil, puis il semblait s'abstraire et, tout d'un coup, sa figure s'illuminait d'un sourire heureux, tandis que l'hélicoptère continuait son vain butinage.
 
A la radio du soir, on annonça que le ré-émetteur avait disparu. Incompréhensible. Ces choses-là ne peuvent s'envoler!
 
Une semaine déjà, la vallée n'en pouvait plus. Elle se partageait entre les hargneux qui ne pouvaient assouvir leur individualisme, et ceux qu'on appelle les veaux ou les moutons parce qu'ils subissent, et aussi les nouveaux heureux qui découvraient la vie.
 
Il fallut encore dix jours pour qu'un nouveau ré-émetteur fut installé, qu'on entoura de barbelés géants. Alors l'image revint, enfin faillit revenir. Car, au même instant, Eto Vilar, celui qui savait manger l'image, décida lui aussi que le premier ré-émetteur n'aurait pas disparu. On le retrouva, à sa place, comme si il y avait toujours été, comme une brosse à dent et son dentifrice dans leur verre.
 
Mais deux ré-émetteurs, ça produit deux images. Alors, toutes les télés de la vallée reçurent deux images à la fois. C'était tout flou sur l'écran.
 
Eto le facétieux qui savait manger l'image, le savait bien. Il pensa tout haut:
 
- Quand c'est flou, faut des lunettes. Ils sauront bien les fabriquer...
R. Tia


 
Le transsibérien arriva enfin. On avait beau lui avoir laissé un wagon pour lui tout seul, avec salon et solarium, le temps avait paru bien long et les sagas dostoievskiennes n'avaient pas réussi à meubler tout son temps de lecture. Sur les vingt huit wagons du convoi, pas une seule jolie femme n'avait retenu sa condescendance. Quant à écrire, les cahots du train avaient vite eu raison de ses résolutions.
 
A l'arrivée à Khabarovska, l'accueil fut glacial, sphériquement glacial. Par quelque coté qu'on le prît, l'accueil fut glacial. Enfin il trouva quelque réconfort à retrouver sa dadamobile qui l'attendait sur le quai, au milieu d'un concert de la Flotte et d'une foule compacte et affreusement silencieuse. Finalement, le chef Lune le reçut dans son sous-marin nucléaire, qui s'enfonça aussitôt dans la mer du Japon.
 
Là, il fit une cure de cinéma nordique avec ses angoissantes allusions aux interminables nuits polaires, qui convenaient tout à fait à sa situation  de sous-marinier.
 
Enfin Grenade, l'île de Grenade, fut en vue. Il demanda la permission de rallier la terre à la nage, car il y avait trouvé la force d'un symbole: un sous-marin, ça plonge. Alors, pour atterrir, il voulut plonger du sous-marin!
 
En débarquant sur la plage, il fit trois pas, se mit à genoux et embrassa le sable trois fois, sous les Youkoulélé d'une population qui visiblement avait répété la cérémonie de l'accueil au bout d'une immense lassitude.
 
Il serra quelques mains, s'entretint quelques heures avec Boris, qui avait préféré pour le rencontrer, un lieu neutre comme cette île à touristes.
 
Le soir même, un avion planeur l'emportait incognito vers la Floride, puis vers le Kansas, dans une obscure ville.
 
Il se réveilla le lendemain avec un énorme mal de tête dû à la vodka frelatée de la veille. Très vite, il s'habilla et sortit. Seul. Seneca, c'était un horrible bled sans âme, comme seuls les américains savent en faire. Comme prévu, il marcha trois kilomètres vers le sud. Un indien en costume trois pièces croisé gris bleu l'attendait. La fumée les enveloppèrent. Ils disparurent. Ce fut là sa dernière escale.
R. Tia


 
Les mareyeurs finissaient leur criée, à midi, dans l'odeur des barques qu'on appelle ici des pointus.
Quelques pêcheurs vivaient dans leur gouaille marseillaise le privilège d'accoster leur pointu face à la Canebière, de monter un parasol, deux tréteaux et un petit étal, pour crier leur pêche du matin.
L'homme se prétendait érémiste, ce qui était vrai. Curieux! On aurait pu dire "érémitique", mais la place était déjà prise par un autre type de solitude.
Au début, je n'avais pas compris. Un goeland, un gros, comme on en voit dans tous les ports de pêche, plus dodu qu'un canard, arrogant, piaillard, un goeland avait fondu sur lui, lui frôlant la tête, dans l'exécution de son piqué sur un poisson de friture gisant là, sur le quai.
Une minute plus tard, tous les goelands étaient là, rasant les têtes des passants, terminant leur piqués avec précision, piaillant, par dizaines, impressionnants, aux aguets d'une seule chose, du geste du érémiste, qui distribuait ses poissons avec un art consommé: plus près, plus loin, j'attends, je montre, j'agace, j'attends le moins couard ou le plus vorace, je relance, je méprise, je dresse, je domine.
Foi de érémiste! J'en ai encore du pouvoir. Et le pouvoir, ça aide à vivre.
Les poissons, le menu fretin qui aurait dû finir à la poêle, il les sortait d'un sac en plastique, que parfois les volatiles attaquaient.
- Oh! la goulue! Pas si vite, c'est moi qui donne.
Tout un programme, cet emploi du féminin!
Le dresseur de goelands repartit, traînant son hilarité tout au long du port. On le perdit des yeux, mais on suivit longtemps son chemin, tant la nuée de volatiles l'accompagnait.
R. Tia

 
Encore une fois en bord de Seine, l' étudiant endimanché avait sorti de son écrin le petit éléphant de jade. Il l'avait posé au bord du quai, puis s'était assis à trois pas de là, en tailleur.
 
Depuis plusieurs minutes, il le fixait des yeux intensément. Et cette seule fixité avait eu le pouvoir de de centraliser tous les regards des passants maintenant attroupés dans l'attente d'un phénomène.
 
Relayé par cette foule, l'étudiant endimanché s'était relaché. Discrètement, il avait disparu derrière le premier rang des badauds parmi lesquels il se tenait peinard.
 
Alors, à la façon d'un ventriloque, il murmura un poème de Verlaine dont la ritournelle avait un effet magique. Le petit éléphant avançait alors d'un pas vers la Seine. Au dernier couplet, l'objet de jade se précipita dans le fleuve, qui se mit à bouillonner sur une large surface.
 
L'étudiant se posa alors face à la foule, en disant:" Ne trouvez-vous pas qu'aujourd'hui le jade est exubérant?"
R. Tia


 
Rabelais et Voltaire ont frémi ce Week-End. Je les avais invités à la grande célébration bureaucratique annuelle, qu’ils n’avaient bien sûr pas connu. J’avais pensé intéressant d’avoir leur point de vue. Je les ai vu rire, plein de la compassion dont je les savais capables.
Au début, ils ont bien compris que l’impôt est une chose nécessaire et qu’il est aujourd’hui payable en écus de papier. Ils ont eu un peu plus de mal avec les écus qu’on ne peut pas voir, et qu’il faut imaginer sortir virtuellement de la poche d’un patron pour aller dans la poche d’un banquier qui virtuellement en redonnera chaque mois ce que chacun doit à l’Etat.
A la ligne “Frais réels”, ils m’ont regardé d’un air bizarre, puis ils ont commencé à se quereller parce qu’ils ne comprenaient pas bien. Moi non plus! Rabelais avait une débonnaire confiance en tout citoyen face à sa déclaration au percepteur. Voltaire réanima son scepticisme historique. J’étais un peu d’accord avec lui, sachant que le grand jeu de ceux qui gagnaient le plus d’argent était de trouver toutes les astuces pour en donner le moins possible à l’Etat. Les deux compères radoucirent leur querelle lorsque je leur promis de leur montrer quelques ficelles de la chose.
Déjà Voltaire avait sorti sa calculette et annonçait qu’il valait mieux avoir une grosse voiture, rouler beaucoup au lieu de travailler, manger et dormir luxe, garder les factures de ses costumes griffés. Il fut content de constater que l’Etat traitait avec mansuétude les travailleurs qui savaient bien vivre. Je fus obligé de nuancer son enthousiasme en lui expliquant que les patrons n’autorisaient ce train de vie qu’à vraiment très peu de monde.
 
La ligne suivante sur les droits d’auteur valut un déchaînement passionnel, mémorable, quand ils apprirent que les ayant-droits, les quoi?, les héritiers successifs, recevaient des droits pendant 70 ans après la mort de l’auteur. Pour enfoncer le clou, je leur racontai qu’un tableau de Van Gogh, mort dans une folle misère presque anonyme, s’était vendu pour le prix de 20 000 mois d’un salaire moyen. Pour eux, l’affaire était entendue, une oeuvre devait être payée à son prix une fois. Par la suite elle devait faire partie du patrimoine de l’humanité, les plus-values revenant presque entièrement à l’Etat. Ils me regardèrent incrédules quand je leur appris qu’en fait, c’était l’inverse et que l’Etat poussait, par la défiscalisation des oeuvres d’art, à une forte spéculation, sous le fallacieux prétexte d’encourager les riches à encourager les artistes.
 
Passons sur les pensions et rentes que l’on abat -drôle de mot!- un petit peu, sans doute histoire de garder satisfaits rentiers et pensionnés. Le percepteur s’était même donné un petit air social, curieusement en incitant les petits vieux à vendre leur chez eux en viager. Voltaire imagina vite que les effets pervers des défiscalisations devaient être intéressants à découvrir, en particulier au sein des familles riches.
A découvrir l’abattement de 20% pour lequel je n’avais pas d’explication, Rabelais m’expliqua que c’était probablement pour ne pas faire de jaloux, puisque tout le monde bénéficiait de la mesure.
 
Sur les revenus financiers et sur ceux des capitaux immobiliers, Voltaire secoua tristement la tête en constatant que l’argent de l’argent, qu’il soit en pierre ou en impalpables opérations, n’était pas toujours considéré comme un revenu. Candide! viens nous expliquer! Abattement sur les bénéfices, prise en compte des déficits, abattements sur les revenus que l’on touche d’une société que l’on possède en partie.
 
La concupiscence faillit s’installer chez nos deux philosophes lorsque je leur parlai des vahinées d’au delà des mers chez qui il faisait bon faire des affaires, des stars du cinéma qu’on pouvait entretenir à meilleur compte.
Ils s’esclaffèrent sur les tranches de bateau. Ils me demandèrent innocemment si on ne favorisait pas aussi les affaires avec la Corse, elle aussi au-delà des mers, avec l’Ile de Sein, avec l’Ile de Noirmoutier seulement à marée haute, avec l’Ile de Ré, dont le pont n’existe pas puisque dans l’illégalité administrative. Voltaire pensa à l’Ile de la Cité, puisqu’une île avec un pont restait une île. J’ajoutai l’Ile de France, qu’ils n’avaient pas encore intégré dans leur géographie. Ils trouvèrent le nom joli et fort évocateur... du reste de la France, territoire éternellement vassal du centre.
 
Nos deux grands penseurs, avec le recul du temps, se demandaient pourquoi il n’était pas plus simple que tout revenu, d’où qu’il vienne, et dont chacun peut jouir à sa guise, soit compté tout cru et sans sauce. Pourquoi nos ministres se préoccupent-ils de nos chaussures et vélos et autres primes de panier. Plus sérieusement, Voltaire s’insurgea de voir toutes ces incitations fiscales, d’après lui simples leurres électoraux, qui dans la réalité, ne profitaient qu’aux riches et incitaient plus à la spéculation qu’à une gestion saine des fortunes et du patrimoine. En parlant de patrimoine, Rabelais, avec son bon sens habituel, s’étonna que le revenu d’une succession ne se retrouve pas déclaré ici. “Une maison qui revient à quelqu’un, c’est un revenu!”
 
Au calcul du nombre de parts et de l’impôt, Voltaire, que son collègue Pascal avait formé à l’informatique, trouva le système de tranches d’imposition particulièrement saugrenu. Il pensa que l’école obligatoire n’avait pas forcément conduit les ministres à une réflexion courbe, mais plutôt à un esprit d’escalier. Les contribuables et leurs députés, à qui l’on prête certainement beaucoup d’intelligence, au moins quand ils remplissent leur feuille d’impôt, devraient être aussi capables d’appliquer une formule mathématique simple.
 
Le bon sens rabelaisien et la critique voltairienne mettait à jour une espèce de construction imposante dont la logique échappait même à ses architectes, mais dont les failles n’échappaient à aucun de ceux qui avaient les moyens d’un profiter.
 
Afin de m’acquitter de mon devoir avec conscience, je sortis ma feuille de paie du mois de décembre. Quelques instants plus tard, les deux compères tombaient en catalepsie, victimes d’un des maux du monde moderne, la dissonnance cognitive. Ils venaient de “disjoncter” en découvrant la vingtaine de déductions, prélèvements, contributions, plafonnements, cotisations, versements.
 
Pour les ranimer, j’inventai un gros mensonge, en leur disant que, depuis leur époque, l’homme avait inventé un grand nombre de machines pour travailler à sa place. Pour occuper tous ceux qui n’avaient plus rien à faire, on avait inventé des systèmes très compliqués. Le patron devait engager des gens pour répartir son argent dans de multiples tiroirs, d’autres gens qui avait pour tâches de vérifier que le contenu de tous les tiroirs était bien égal à tout l’argent qu’il avait. L’Etat, de son coté avait créé des officines à qui le patron donnait ce qu’il y avait dans les tiroirs, afin de le redistribuer selon des critères toujours plus complexes. On se trompait souvent. Alors, on avait engagé encore d’autres gens à vérifier et réparer les erreurs.
Moyennant quoi, les habitants du monde dit civilisé paraissaient à peu près heureux et paraissaient s'être arrangés de sa complexité apparente, pourvu que les vieux ne meurent plus dans la misère, que la mendicité ne soit pas trop criante et que la santé de chacun soit à peu près assurée.
 
- Mais pourquoi diable tous ces prélèvements sur les salaires ne pouvaient-ils pas être intégrés à l’impôt?
Je balbutiai que l’on devait gérer l’histoire et les faiblesses des ministres successifs à l’inventivité irresponsable ou au service des plus riches.
- Mais vos Députés, que vous avez choisis pour leur intelligence et leur vertu?
Là encore, je dus leur expliquer que les députés avaient plus de conviction que d’intelligence et que ma foi, c’était bien humain. 
 
Voltaire trouvait étrange sa postérité. Il avait oeuvré pour que chacun ait la liberté de réfléchir. Mais tous avaient utilisé ce cadeau non pour se faciliter la vie, mais pour s’enliser dans une société du compromis, en sus de la société de compromission qui, elle, n’avait toujours pas disparue. Il fallait croire que la condition humaine est vouée aux raisonnements limités. Rabelais acquiesca. La connaissance était sans doute mieux partagée, mais l’inconscience humaine semblait être immuable.
R. Tia


 
La partie durait depuis plus de neuf heures. De mémoire de camp, on n'avait jamais vu une partie de dames durer autant. Mais là, ce n'était pas un jeu habituel. Le commandant avait dit:" Jouons, moi contre vous tous. Si vous gagnez, j'accorderai la grâce des évadés."
 
Les prisonniers du camp sibérien avaient accepté le défi. Il leur arrivait de jouer aux dames dans les courts instants de répit qu'on leur laissait, mais sans la passion des grands joueurs. Où la passion peut-elle être dans un camp sibérien, sinon celle de vivre? Et ils n'avaient pas le choix.
 
Le commandant avait fait installer le camp dehors. Les pions étaient des boutons, visiblement arrachés aux tuniques des prisonniers. Les détenus avaient demandé que les coups soient tous notés, pour éviter une quelconque tricherie.  L'un d'eux avait imaginé de les noter sur une espèce d'arbre généalogique, avec une branche pour chaque coup possible et un tronc pour le coup joué, de façon à mieux découvrir la stratégie du commandant.
 
Celui-ci avait tout accepté, avec l'arrogance d'un vainqueur inéluctable. Après chacun de ses coups, il se levait et partait sans un regard. Un planton avait la charge de le prévenir à son tour.
 
Chaque coup faisait l'objet d'une réflexion intense, d'un conciliabule, d'hésitations et bientôt d'angoisse, tant l'enjeu était grand.
 
 
A la fin de cette épuisante journée, le commandant plastronnait, sûr de sa victoire. Les détenus sombraient dans la consternation. Encore quelques coups et ils seraient responsables de la mort de leurs camarades.
 
Soudain, le plus petit détenu, habituellement timide du haut de son mètre cinquante deux, eut un culot monstre qui fut ensuite qualifié d'action héroïque, en prononçant quatre mots aux accents surréalistes: "Souffler n'est pas jouer!".
 
            C'est ainsi que furent sauvés trois detenus coupables de liberté.
R. Tia


 
"Bientôt Millau, déjà 5 heures de route, j'arriverai vers 4 heures du matin si tout va bien
- Dieu! Que je suis crevé - la conduite de nuit n'arrange pas les choses - pas intérêt à m'endormir!
- Mais.. Qu'est-ce qui foutent ceux là? Eh! Germaine! Pince-moi, je rêve! T'as vu ce que j'ai vu?
- Ils vont pas bien ces deux-là? Cavaler en petit short à 2 heures du matin, comme ça, sans lumière, il y a vraiment des mecs complètement retournés!
- Ho! Dis, encore un! Heureusement que j'allais pas vite, j'aurais pu le bouziller sans le voir.
- En plus, ils font la course on dirait.
- Remarque, ils vont pas bien vite - ça veut dire qu'ils sont en train de courir comme des fadas depuis un bout de temps - Et qu'ils sont pas arrivés, le prochain bled c'est St Affrique dans 25 km.
- Merde, en v'là un dans l'autre sens maintenant!
- T'es sûre qu'on s'est pas payé un accident et qu'on est pas tombé au purgatoire des fois?
Encore deux là-bas, mais c'est pas possible, ils sont tous devenus maso du coté du Larzac. Dis donc, voilà tout un groupe - on dirait des fantômes- Ils ont de drôles de têtes. Je trouve que ça commence à en faire beaucoup des fadas sur cette route!
- Même une femme - chapeau la migonne-...Et le vieux, s'il a pas soixante cinq berges celui-là?
 
- On me croira jamais si je le raconte - mais c'est qu'il y en a encore, et dans les deux sens. Qu'est-ce que c'est que ce carroussel?
- En tous cas, ils sont quand même pas dégonflés.
- Tiens, voilà même un gars à vélo à coté du gars qui court - ça y fait de la compagnie, tiens! T'as pas entendu, le gars à vélo, il avait la radio, pour passer le temps.
 
- Combien de bornes ils se tapent, ces gars là?
- Je sais pas, mais chapeau, il faut le faire.
- Dis-donc, ça s'arrêtera jamais, j'en ai vu passer cinq ou six cent, et vraiment pas du tout du genre Appollon des Jeux Olympiques. On a l'impression que n'importe qui peut se mettre à trotter toute une nuit.
- Tiens, là! On en voit deux qui sortent de la salle des fêtes. On va s'arrêter, histoire de savoir, parce que finalement, ces gars et ces filles, ces vieux et ces jeunes, ils me chauffent drôlement.
- Tu sais pas, Germaine? Si ça te dit, tu viens avec moi, on met nos tennis et on court quelques kilomètres avec eux, histoire de se dire que la prochaine fois, on s'y mettra pour de bon."
 
Millau, un an plus tard.
J'y vais, mais pas sûr de moi.
Question entraînement, il aurait fallu commencer un peu plus tôt et cavaler dans la colline un peu plus souvent à l'heure du déjeuner.
M'enfin!
J'ai presque pas fumé ni bu de toute la semaine, j'ai rodé mes belles godasses toutes neuves.
J'aurais pu m'en passer de ces es-spéciales-marathons-sur-route à deux cents francs, mais, comme chez les cyclistes amateurs, il paraît qu'avoir un beau super vélo, ça aide... psychologiquement.
J'ai pas pu beaucoup dormir, ces dernier temps. C'est plutôt ça qui me tire souci.
 
Départ prévu à 15 heures - horloge parlante.
La digestion du repas de midi est quasi-finie. Le trac commence à me creuser.
Voilà une grande cohue de cars, de voitures, de maillots multicolores.
Au vestiaire, ça en fait plus de mille qui reposent tranquilles, qui vont et viennent d'un air nerveux, qui prennent un temps pour enfiler chaque chaussette, pour masser chaque doigt de pied, pour envaseliner les plis sous les bras. Qui rigolent. Rien du tout des premiers chrétiens avant d'entrer dans l'arène, mais quand même un peu en train de planer.
 
Ca y est, nous y voilà, tous les mille, à la porte de l'arène derrière deux solides portails. On cherche une dernière fois ses connaissances. Il y a maintenant le coeur populaire. Un seul coeur qui bat, tendu. C'est l'esprit qui souffle sur les transports collectifs.
 
Plus un souffle dans l'air, même l'esprit se suspend...Pan!
 
Et alors un grand souffle, de camphre cette fois-ci, inonde la rue qui mène au long du Tarn.
 
C'est parti, ça déferle, ça bouscule.
Vous affolez pas, on a le temps. Pour sûr: certains sont partis pour vingt heures à courir et marcher!
Bientôt, à perte de vue, devant et derrière, le ruban multicolore s'étire sur la route parmi les premières vaches, platane après platane. 1 kilomètre - jusqu'ici ça va ; cent fois et on y sera , ma foi.
Cinq kilomètres, un commissaire (le vainqueur de l'an dernier) annonce les temps de passage, 30 minutes tout rond. Je suis donc  un vrai métronome très satisfait de courir à 10 kilomètres à l'heure... 10 fois comme ça... Rêvons. Mes pronostics me donnent entre 12 et 15 heures pour faire 100 bornes. J'ai donc de la marge.
Premier ravitaillement. En courant, j'attrape un verre de machin au glucose que j'avale au lance-pierre. Idiot. Un quart d'heure plus tard, un point de coté me rappelle que cette course est affaire de patience. Mais un métronome, ça ne s'arrête pas.
 
20 kilomètres - petit raidillon- Un peu de marche ne me fera pas de mal.
 
30 kilomètres - Aie, Aie, déjà du coton dans les jambes. Me voilà beau. Il va falloir s'accrocher plus longtemps que prévu.
 
35 kilomètres - ma femme me fait un brin de conduite à vélo, juste au moment où la nuit commence à tomber. Je pense à ceux qui m'ont pris déjà 15 km dans la vue - enfin, ça les regarde.
 
42 kilomètres, retour intermédiaire à Millau.
Ca tire sérieusement dans les jambes. Une faiblesse aux genoux me rend la course un peu difficile. Un massage rapide, du thé chaud, du pain d'épice, du jus de raisin, et je repars.
C'est fou comme on peut se refroidir en 10 minutes! Au démarrage, ça courbature de partout.
Et puis nous voilà tout seuls dans la nuit. Le collègue de devant est à 100 mètres, je me fais doubler de plus en plus souvent.
Oh là! Ce petit vent qui transit tout.
 
55 kilomètres - ravitaillement
Je repars, je fais 50 mètres ; c'est pas possible, je ne pourrai jamais. Je reviens dans la salle de repos pour abandonner. Sur un matelas, je médite sur mon sort. La couverture me redonne une douce chaleur et un doux courage.
Je repars. Aie! ça tire! Et puis, les muscles se réchauffent. Allez, Sainte Affrique, c'est pas si loin!
Au début de la côte du col de Tiergue, ça peine de mettre un pied devant l'autre, mais peu à peu ça monte. Et finalement, il n'y a pas besoin de faire la grimace pour avancer.
Le vent est tombé. J'ai enfilé un collant - merci, ma femme. Clopin-clopan, ça se passe bien, je sifflote, je chantonne. C'est bientôt minuit.
 
71 kilomètres - Sainte Affrique, enfin!
L'état second se prolonge. Je m'arrache au gymnase. Merci, cher masseur anomyme, merci madame pour le thé chaud.
J'ai retrouvé deux copains, on repart en marchant. Je ne sais pas où j'ai retrouvé l'énergie, mais ça y est, je cours dans la côte. Kilomètre après kilomètre, ça avance.
Et puis, là-bas, trois réverbères, les faubourgs de Millau sont annoncés.
Passons sous silence les crampes titubantes des derniers kilomètres.
100 kilomètres - C'est moi, j'arrive, le photographe ne m'oubliera pas.
Moi non plus, je n'oublierai pas. Ciao!
 
R. Tia

 
Au tromblon, un trains d'enfer avec dix huit wagons dont une locomotive, tous au charbon et lubrifiés.
Bientôt, du convoi, sur l'ombre de l'asphalte, plus qu'une petite fumée.
Messieurs les voyeurs sont alors priés de consulter le Chaix pour l'arrivée: 56 minutes et 56 secondes pour le temps d'un steak et retour (ticket jaune de famille nombreuses seulement).
 
En tête, trois wagons se poussent et se tirent - les autres s'étirent - trois wagons multicolores avec berceur Badaboumboum ch ch badaboumboum ch ch, à l'enjambée légère et court vêtue, trois Gonzalèze, du moins dans l'instant.
Peu après, disons quelques brasses, passe une allure d'autorail 1ère classe seulement, avec voiture de tête et voiture de queue.
Plus loin, à quelques annexes encore, une motorail dont le pilote courre curieusement à coté.
Immédiatement, un supplémentaire à vapeur qui monte en chauffe - à surveiller.
Moins d'un sablier plus tard, deux sénateurs, en train tout simplement - en grave discussion (politique, semble-t-il), déambulent loin de tout chronomètre.
Passent ensuite tramways, automotrice, wagon silo, funiculaire, et tout enfin, puisqu'il en faut,une draisine très écologique, loin des lauriers (du vainqueur).
 
Bref, en tête, le rythme est bien tenu sur les premiers kilomètres. La partie se jouera donc au train!
A quelques caténaires derrière, on s'accroche pour garder le contact. Tous les trains ne sont pas turbo, on peut démarrer doux et finir fort, passer son chemin à l'économie.
Plus loin, un sénateur parle, l'autre écoute, mais déjà 300 mètres les séparent des premiers.
Le gros des wagons fait aussi sa course comme il se doit (l'important n'est pas de vaincre, mais de participer - il a dit...). Comme dans tous les trains, le wagon de queue assure dignement sa fonction ultime.
 
Chez les premiers, le train restera soutenu jusqu'à la gare d'arrivée. La locomotive arrivera en tête, Le tender est dans la foulée, comme tous les tenders, parce que le charbon ne peut jamais être loin de la chaudière.
Après, on aura le wagon de poste, les premières, les premières de ces dames évidemment, puis le wagon restaurant et les autres.
 
Voilà, le galop est fini. Le tiercé était presque sans surprise (au moins dans le désordre), sur des rails plutôt. Tous les chevaux ont couru. A quand d'autres poulains pour, tel Crin blanc, gambader joyeux dans les collines.
R. Tia


 
L’exercice, peut-être devrait-on dire l’excursion, pour en gommer la connotation fastidieuse, bref, le propos consiste, un petit matin d’un dimanche, ou d’un autre jour, en hiver autant qu’en été, même sous la pluie, même quand les filles sont jolies, dans Paris qui s’éveille à la Prévert: “Encore une fois sur le fleuve, le remorqueur de l’aube a poussé son cri....”, consiste, dis-je, à gagner d’une rue calme à l’autre, le petit square Jean Cocteau, où toboggans et balançoires tachés de couleurs vives, attendent sagement les premiers bambins du matin. De là, à neuf heures précises, ne pas manquer le gardien à casquette pour l’ouverture du parc André Citroen, que l’on traversera à regret car trottinade ne souffre pas flânerie. Tout au plus se permettra t-on quelques roucoulades dans l’une des petites serres dont les parois de verre réverbèrent si bien la voix que l’on s’enchante soi-même.
 
Sortant côté Seine, s’engouffrer tout de suite et bravement dans un passage souterrain sous le chemin de fer. Vous voilà au port. Eh oui! le port de Paris, sur la Seine. Remontez là le long du quai, passez sous le Pont Mirabeau, où coule la Seine, en chantant Leo Ferré. Saluez la Liberté qui, du milieu du fleuve accueille les mariniers à Paris. Montez sur le pont de Grenelle et traversez-le à moitié. Vous voilà sur l’allée des Cygnes, ancrée en milieu de Seine, que les parisiens n’ont pas voulu reconnaître comme une île. Courez sur le pont de ce navire de terre et de pierre et enchantez-vous: XXème siècle à votre droite, Front de Seine, amas galactique de gratte-ciel de verre ; XIXème à votre gauche, façades si parisiennes; et sur Seine, intemporelles, nombre de péniches qui vous font rêver au voyage, faussement bien sûr, car elles sont là inutiles, végétatives, amarrées à vie.
 
A la proue de notre bateau, saluez l’antique métro aérien: vous êtes alors au milieu du Pont de Bir-Hakeim. Reprenez haleine un instant. La Seine s’offre à vous, sur fond de ville des lumières, Tour Eiffel en pignon sur fleuve. Saluez l’archange de bronze qui défie Paris dans un geste de cavalier conquérant.
 
Gagnez l’autre rive et montez deux à deux les escaliers de Passy. En haut, tournez à main gauche. En quelques instant, Paris s’offre à vous du haut du Trocadéro, où vous vous mêlerez à la foule des japonais matinaux. Coup d’oeil admiratif pour les patineurs virtuoses qui virevoltent à tous les étages. Redescendez par les jardins, avec une pensée historique devant la cinémathèque. En bas, lancez un amical bonjour au caricaturiste qui vous attends au débouché du passage piéton le plus célèbre du monde - mais qui ne le sait pas! - et retraversez la Seine en vous laissant subjuguer par la magie de ce haut lieu de 320 mètres de haut. Tour Eiffel, tu vaux plus qu’un repère de notre trottinade, tu vaux par ton symbole, tu vaux par ton histoire, tu vaux par ta mathématique et ta physique. Placez-vous au centre des quatre pieds et levez la tête. Recevez là la merveille de l’esprit humain, celui qui construit sans défier Dieu.
 
Repartez, la foulée légère, en traversant le Champ de Mars. Notez à l’autre bout, les canons qui ne défendent plus leur Ecole Militaire, gargouilles de bronze de cette cathédrale de guerre. Laissez-les à main droite, attiré par les formes pures et dorées du dôme des Invalides. Napoléon y dort, ne le réveillez pas. Tournez lui le dos et installez-vous dans le calme espace de l’avenue de Breteuil.
 
Peut-être verrez-vous - sûrement vous la verrez - la mouette, insolemment posée sur la tête du vénérable Louis Pasteur, statufié au-dessus de délicieuses et monumentales allégories rappelant ses grandeurs.
L’avez-vous déjà vu, la mouette, se grattant le menton, non comme un docte grammairien mal rasé, mais plutôt avec la légèreté et la dextérité d’un chat lorsqu’il se gratte derrière l’oreille. Sauf que, ici, la mouette y va d’un exercice plus périlleux. Le chat, lui, pour se gratter, a au moins une fesse et trois pattes par terre, qui délimitent un large polygone de sustentation. Se gratterait-il sur la rembarde d’un balcon ou sur le pigon d’un portail ne changerait rien à l’affaire. Son centre de gravité est confortablement installé à l’aplomb de ce fameux polygone. Mais songez donc que la mouette, elle, se grattant d’une patte, n’a plus que l’autre pour se tenir droite, qui plus est sur le sommet du crâne d’un Pasteur statufié.
Poursuivant d’un éclair de pensée, vous pourrez sans doute rabaisser le mérite de la mouette en vous disant que de toutes façons, si elle venait à choir au cours d’un exercice aussi difficile que d’enfiler son pantalon debout sans aucun appui, il lui resterait encore le filet de ses ailes pour échapper à la honte d’une chute en plein cirque, et que, de plus, la conformation de sa patte restée au sol lui assure la stabilité d’un trépied mû par quelques ressorts ou muscles judicieusement disposés pour résister aux rafales des tempêtes bretonnes autant qu’aux trépidations d’un tractopelle dans une décharge d’ordures ménagères.
 
Le temps de réfléchir à vos préférences pour le chat ou la mouette, vous voilà déjà sous le métro aérien de la Motte Piquet-Grenelle. Quel nom extraordinaire pour un rendez-vous avec la bonne et saine circulation automobile parisienne. Evitez de respirer, et trouvez vite la petite rue calme qui vous ramènera à votre point de départ.
R. Tia


 
A Robion, nous avons garé la voiture en haut, dans un endroit bien animé pour un dimanche matin, dans un village au pied ouest du Lubéron.
 
Beau temps, pas de vent, quelques kilomètres à plat jusqu’à Vidauque. Mais la route d’accès aux crêtes est fermée par une barrière. C’est sans doute à dessein qu’il n’y a pas de pancarte pour gagner la crête depuis Vidauque. La route est en fort mauvais état. On a jugé utile de la fermer.
 
Les cyclistes, eux, n’ont pas de frontières. La route pleine de trous et de gravillons grimpe très rude et très belle. On voit à perte de vue dans la brume les serres de primeurs et, de l’autre coté, le Lubéron, qui monte ses escarpements sauvages. La combe de Vidauque doit aussi se monter à pied par un sentier pour soi tout seul.
 
Cinq à six cent mètres de dénivelé sur quatre kilomètres. Montée sévère. La dernière rampe, 15% peut-être. Pied à terre, boire, reprendre souffle et voir Edouard, le bon compagnon, passer impérial, et disparaître là-haut après le lacet. Aller hop! on reprend. Edouard est arrêté, en chomage technique derrière un troupeau de près de 2000 moutons, là, sur la route et pas ailleurs, forcément. Causette avec le berger. Il transhumera en Savoie cet été. Il râle après les chiens en liberté, après la famille de randonneurs peu rassurée d’avoir eu à traverser la marée moutonnante.
 
La route s’aplanit, les moutons se répandent un peu. Nous forçons le passage.
 
En haut, les antennes. Dans le temps c’était des croix, aujourd’hui, des antennes. Chacun rayonne comme il peut. Ici, paysages des monts de Provence, garrigues sur terres rouges ou sur blocs de calcaires déchiquetés ou polis, pins accrochés sur rocs clairs. Incongrues, inesthétiques, les routes contre le feu, estafilades nécessaires sur la peau provençale, pour mieux éviter les brûlures.
 
Un premier cèdre, puis quelques autres, enfin la forêt, la célèbre forêt. Une belle forêt, apaisante, fraiche. Quelque clairières, quelques randonneurs, quelques familles qui jouent dans les clairières. Mais, au fait, où sont les voitures? Depuis Vidauque, pas l’ombre d’une machine, si, une deuche au repos près d’une caravane douteuse. Pas un bruit de moteur, si, un ou deux avions, je vous hais. Des vététés, mais dans l’autre sens. Que font-ils sur le goudron? Pardonne-leur, ils ne savent pas pourquoi ils sont. Allez, allez, vélos à la mode, à vous les chemins, à nous les goudrons!
 
Les premières voitures rencontrées seront non loin de Bonnieux, accumulées à la barrière, comme des moutons. Intelligemment, consciemment ou non, la route goudronnée des crêtes n’est pas goudronnée sur les trois cent derniers mètres, comme si elle disait: "Fanas-bagnole, il est temps de vous garer!"
 
C’est donc vêtus de la superbe de ceux qui ont mérité une route pour eux seuls, comme des rois, que nous débouchons.de la forêt. Descente rapide, salut à la Tour Philippe, carrée, crénelée, fière sous son drapeau ;  découverte de Bonnieux sur son rocher. Beau village dans la matinée sans nuage. Nous marquons plus de 30 km.
 
Retour en longeant le gros dos du Lubéron, splendide et tranquille campagne, sans le temps d’un arrêt à Lacoste ou à Ménergue que l’on devine aux loins.
 
Robion, 13h, les jambes sont un peu trop lourdes de l’effort de la montée, le village est désert, sauf un vieux et un jeune qui nous volent l’unique table devant le bistrot.
 
Tavernier: "Deux demis!!"
R. Tia



Soigneusement, il s'était débarrassé de son imperméable mastic qu'il avait laissé au vestiaire. Il avait trouvé une petite table d'où il voyait l'impasse.
En face, la façade était nue, simplement percée d'une porte. Une enseigne au néon annonçait un eros-center avec vente de video-cassettes. Rien d'étonnant. La rue de la Gaité et son impasse animent encore Paris la nuit, tout autant que les théâtres.
 
Il suffisait d'attendre, en mangeant tranquillement, le friton d'abord, la truffade ensuite, entrecoupés de gorgées de Brouilly. C'était l'heure habituelle.
La BMW coupé, sombre, neuve, une bagnole dans les cinquante briques, immatriculée 75, se planta, phares allumés, au milieu de l'impasse. Warning. L'homme en sortit, la trentaine, tenue sport, passe-partout. A la main, dans un sachet en plastique, on devinait une cassette video. Sans émoi, sans précipitation, avec naturel, il pénétra dans la boutique.
Une minute plus tard, guère plus, il ressortit les mains vides.
La BMW fit marche arrière et disparut dans Paris.
 
Jusque-là, rien d'anormal, sauf que, à y réfléchir, quand on est videophile, on ne rapporte pas une cassette le soir, on va plutôt en chercher une!
Il en était au dessert lorsqu'arriva une autre BMW, un autre modèle, sombre, riche aussi, des Hauts de Seine.
Comme l'autre, la voiture occupa l'impasse, sans vergogne. C'est vrai, pour quelques dizaines de secondes, ça n'aura gêné personne.
L'homme, cette fois-ci était plutôt élégant, la trentaine.
Les mains vides en entrant, avec une cassette en sortant.
Marche arrière. La BMW disparut.
Beau sujet de roman, facile à imaginer: On vient chercher une cassette pour la soirée. Petit vice. Certes, et alors!
Ce qui l'avait tracassé, c'était qu'à trente ans, on pouvait rouler dans une bagnole à cinquante briques. D'où vient-il, l'argent de ce luxe? Et quand on en a, autant d'argent, a t-on vraiment besoin d'une cassette vidéo pour assouvir ses petits vices?
Non, il avait parié sur la poudre blanche. La cassette devait en être pleine. Innocemment, le dealer la dépose dans un des rayons de la vidéothèque. L'acheteur arrive quelque minutes plus tard et emprunte précisément cette même cassette. Le patron de la vidéothèque n'a rien vu que des clients comme d'autres clients. Le dealer et l'acheteur ne se sont pas rencontrés.
Pas vu, pas pris. C'est ainsi que l'on devient riche. 
 
Planès, vous connaissez. Cent ans en 1995, de père en fils. Ils sont venus d'Espagne, pour faire marcher le moulin d'Ern. La Cerdagne, imaginez-là un siècle plus tôt, là-haut, douce et dure à la fois. Catalane. Du moulin, ils sont passés au bistrot, où l'on jouait aux cartes, face à l'église. "Va de retro, Satanas", le curé les repousse plus loin, sur le grand chemin, celui de la diligence qui monte de Perpignan. Fouette cocher, depuis cent ans, ils sont là pour le relai, chevaux d'abord. Que d'histoires à entendre, de ces mauvais passages de Villefranche à Montlouis, les faces rougeaudes des cochers luisant au feu de la grande cheminée, joues plus blanches des bourgeois aventuriers. Planès appartient à l'histoire, et cent ans de père en fils, ça se célèbre. Merci, monsieur Planès, je vous recommanderai, vous et votre métier, votre gibier, votre cuisine issue de la grande cuisine.
 
C'était début avril, le mardi de Pâques, la comète était en visite. D'ici, on devait bien la voir. 1700 mètres d'atmosphère, c'est comme de la buée sur les lunettes, et de la buée plutôt sale. En Cerdagne, l'air est pur et l'on est plus près du ciel. Je suis sorti pour la voir. Dehors, un groupe se formait. Au premier coup d'oeil, je crus à des touristes qui arrivaient là pour l'étape. Non, des touristes ont l'air plus perdus, plus affairés à leur petites affaires. Non, c'était là un groupe au comportement spécifique. Des gens qui savaient où ils allaient, mais c'était là une destination morale. Oui, c'est ça. Ils ne se dirigeaient pas vers quelque endroit, ils se dirigeaient vers leur propre cohésion, là, dans un coin du village.
 
Alors, ils chantèrent, à quatre voix, ce début de nuit calme et froid comme on peut en avoir chez les montagnards. Belles voix, d'hommes et de femmes, polyphonie en catalan, chants de Noèl, chants populaires.
Et devant, des enfants, panier à la main.
 
Alors, une à une, des fenêtres s'ouvrirent, pour écouter les voix de Pâques. La tradition catalane était là devant moi. Cette tradition qui veut qu'on aille chanter dans tout le village, de place en place, de rue en rue, de ferme en ferme, même s'il faut faire deux kilomètres sur le chemin de neige dure et chanter pour les deux ou trois habitants que l'on trouvera au bout du chemin et qui, pour sûr, vous attendent et ont préparé leurs oeufs et peut-être deux ou trois piècettes que l'on mettra aussi au fond du panier des enfants.
 
Et ces chants, dont plus d'un parlait de l'étoile! Celle que les peintres ont toujours représenté comme une comète au dessus de la crêche. Elle était là, ce soir, au mieux de sa brillance, au-dessus du clocher, du clocher de Saillagouse, en Cerdagne.
 
Alors, pendant qu'ils chantaient dans une ferveur décuplée par cette heureuse comète, je me sentis Bohémien. Le bohémien de la Pastorale provençale, celui de la crêche. Et, à mon tour, je proposai le partage des traditions d'un bord à l'autre de l'Occitanie.
"Oh, la belle nuit...pastres de Provence, accourrez voir mes tours de magie, moi qui lis dans les mains et dans les astres...(ce soir, je vous dirai ce qui dit la comète)"
J'ai chanté l'air du bohémien. C'était ma façon de mettre ma piécette au fond du panier des enfants, de faire monter un peu plus l'émotion du passé, de faire l'ambassade, comme une embrassade.
 
Ils partirent, pour une autre place, pour d'autres chants, pour d'autres oeufs, pour d'autres piécettes, me laissant là savourer cet instant de mon voyage.
 
Deux enfants revinrent, ils m'invitaient à manger l'omelette! Eh oui! Que peut faire une chorale cerdane, après avoir chanté dans la nuit, sinon casser les oeufs, et y rajouter tout ce que l'on sait y rajouter quand on est catalan. Des oignons, des poivrons, du lard. Ce soir-là, j'ai mangé deux fois, et j'ai bu du Rioja de 1988.
 
J"ai remercié en chantant "Moun ideo...". Si un jour, vous rencontrez sur votre route la chorale de Saillagouse, allez les écouter, dans leur grand répertoire catalan et dites-leur bonjour de la part du Bohémien de Provence.
 
En sortant, je n'avais toujours pas regardé la comète. Dans les lumières de Saillagouse, on ne faisait que l'entrevoir. Alors je suis parti loin du village, et là, j'ai rempli mon ciel. La boule blanche s'imposait au regard, volait la place aux plus grosses étoiles. La lune s'étéait éclipsée, elle avait eu le tact de laisser à la comète sa gloire éphémère. La reine de la nuit des hommes pouvait bien faire cela pour une toute petite boule de glace s'épuisant au soleil.
 
Mais le plus cosmique, c'était bien la queue, que, dans cette nuit sombre d'altitude, on voyait dix fois, vingt fois plus étalée que d'en bas, du Montmartre où je l'avais débusqué et montré à mes enfants alors qu'elle n'était pas encore une star.
 
Alors, face à cette féerie, j'ai compris pourquoi les anciens pouvaient en avoir peur. Songeons un instant au ciel immuable qui s'impose à chaque nuit, lorsque la bougie ou la lampe à huile est éteinte. L'ancien vit avec le ciel de l'hiver, il a apprivoisé la nuit. Le moderne, lui, s'en est caché, calfeutré. L'ancien a nommé le ciel, il appelle chaque être de lumière par son nom, il sait où le trouver, aux semailles comme à la vendange.
 
Et soudain, en ouvrant sa porte, cet être étrange, avec sa traîne, qui interrompt le ciel. Quelle est cette puissance céleste qui rompt l'équilibre, quelle est cette immigrée, quelle est cette espionne, quelle est cette arme. Amie ou ennemie, message de mort ou de vie.
Le moderne a résolu l'énigme, enfin presque. Il a mis l'inconnue en équation. Il l'a rajoutée à son catalogue probabiliste. Il a pris conscience, un peu plus, que la terre n'était pas éternelle, mais qu'il faudrait probablement une éternité avant d'en voir la fin.
R. Tia

Le choeur est sur une ligne courbe, enveloppant à moitié les auditeurs, Ainsi chaque auditeur entendra la musique différemment de son voisin.
Les hommes et les femmes sont alternés tantôt par grupettis de trois, tantôt seuls.
Les solistes sont derrière, presque cachés, tandis que deux percussionnistes, debout à leur timbale, dos aux auditeurs, se dressent comme des métronomes géants.
Les exécutants sont dans la pénombre, en ombre chinoise devant le mur du fond, de telle façon que l'auditeur ne puisse s'attacher aux traits plaisants de l'une ou au gros nez de l'autre.
On aura donc la disposition suivante:
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Il faut que tous les exécutants comprennent que les percussions n'ont pas de relation entre eux, comme si deux oeuvres étaient jouées simultanément. Il se pourra que comme deux bateaux libres mais proches dans le calme plat, ils se rapprochent irrésistiblement. A cet instant, les percussionnistes auront à coeur de se déborder vigoureusement l'un de l'autre.
 
L'ouvrage est découpé en thèmes. Pour chaque soliste, de la note la plus haute à la note la plus basse, chaque thème est lié à une étendue de voix différente . Les trois solistes interprètent alors la même partition, mais avec des hauteurs de notes différentes: quand la courbe touche le trait supérieur, le soliste doit chanter la note élevée qui lui est attribué. Quand la courbe coupe le milieu, il doit chanter la note qui lui est attribué pour le milieu et similairement pour le bas. La courbe est donnée comme un cadre indicatif. Le soliste travaille d’abord tout seul jusqu’à ce qu’il en mémorise absolument la mélodie qui lui semblera satisfaire à la partition, en décidant lui-même les moments où il faut changer continument la hauteur du son et les moments où cela peut se faire note par note. Cependant, il n’y a pas de référence à un système de notes “justes”. 
 
Schéma en construction
 
 
Puis les 3 solistes travaillent ensemble sur chacun des rythmes donnés par les percussionnistes.
Les solistes suivent ensuite le percussionniste qui leur est attribué dans la partition.
 
La partition est une sorte de dialogue entre solistes et choeur, que les percussions essaient de contenir tant bien que mal. L'image qu'on peut en avoir est cette espèce de "je t'aime mon non plus" entre des hommes politiques - les solistes - et le bon peuple - le choeur, tandis que les pères la morale, philosophes ou religieux - les percussionnistes essaient de donner aux uns et aux autres quelques références. On peut imaginer d'autres images plus calmes ou plus constructives, mais on s'interdira des images plus destructrices. La musique nouvelle semble assez barbare comme cela. Mieux vaut ne pas en rajouter par un résultat hystérique.
Dans tous les cas, si les exécutants ne s'amusent ni ne sourient, on sabordera l'ouvrage quelque soit son aboutissement. Je suggère que tous les auditeurs, sans exception, même les plus parasites d'entre eux qui se pressent à toutes les premières, même les éventuels producteurs, même les plus cotés des chefs d'orchestre ou de choeurs qui voudraient entendre l'oeuvre, achètent leur billet d'entrée, et ce, avec leur propre argent. Pas un sou ne devrait non plus avoir affaire avec la Sacem. Cette oeuvre est libre de droit et le restera.
 
Il ne fait aucun doute, que seul un travail méthodique permet de maîtriser l'interprétation d'une partition aussi étrange et aussi éloignée des notations habituelles.
 
 
 
Selon le courage des uns et des autres, les uns étant les exécutants et les autres les auditeurs, on pourra mélanger les thèmes et les indications d'interprétations.
 
Thèmes et indications scéniques
1 La marche du retour
Un entassement de pots et de jarres sur un chariot. Au-dessus, Jiro (prononcer lliro), avec un casque d’aviateur et une roue de navire, tient le cap. Quatre choristes chantent une complainte rauque tandis que Jiro dit son poème.
Pour ce premier thème, le choeur reprend à son compte le thème qui émerge de la cacophonie des solistes, chacun des grupettis  (de 3 ou de 1) essayant de chanter la même chose.
Au signe, chacun tient la note en cours, crescendo pour les femmes, qui terminent comme un aboiement et decrescendo pour les hommes qui terminent comme une arrivée de la vague sur la plage.
Au signe on reprend le chant, qu’on interrompt assez tôt pour faire la même chose, hommes et femmes inversées. On reprend, en interrompant de plus en plus tôt et en réduisant les écarts de hauteur, jusqu’à arriver à des aboiements alternatifs à l’unisson.
Les solistes reprennent tandis que les aboiements se transforment en tapis de roulement de glotte, avec une pointe d’intensité courant de gauche à droite, puis de nouveau de droite à gauche, comme une “OLé”, de plus en plus vite, mais toujours perceptible. Dès que qu'on atteint le tohu-bohu et non plus quelque chose d'organisé, les solistes enchaînent sur le deuxième thème
 
 
2 Le jardin mort
Une vieille fenêtre avec un ou deux carreaux brisés, contre un mur en ruine avec une ouverture (celle où était la fenêtre). Un arbre a poussé à l'intérieur. Une branche passe à travers l'ouverture. Quelques herbes folles complète l'évocation.
La mélopée, de type Pénélope qui refait indéfiniment, mais de plus en plus lentement un truc qui ne sert à rien, est chantée par un seul soliste.
Le choeur reprend comme au premier thème, mais sans diminuer les écarts de hauteur, jusqu’à la cacophonie qu’on termine jusqu’au chuchotement, les solistes continuant pp
 
3 les retrouvailles
Tout doit respirer la flétrissure. Avec les guerres, la terre se fane. Mais retrouvailles rime avec semailles. Peu à peu, la vie reprend forme. Les corps se redressent, les couleurs sont plus vives.
Ce thème se chante à l’unisson avec de vrais intervalles. Le grupetto 1 commence à déraper à partir de la 11ème note, le 2 à la 15ème, le 3 à la 16ème...
Lorsque tous sont faux, le choeur cherche à revenir au plus vite à la mélodie juste. Puis de nouveau le grupetto 1 dérape et se rattrape tout seul plus tard.
 
4 l’oreiller
Le romantisme est impossible chez Jiro. En contrepoint, la jeunesse met en scène les sérénades sous les balcons.
Ce thème sera donc interprété comme une sérénade, à trois temps, dans la tièdeur de la nuit sévillane
 
5 la prise de pouvoir
L'évocation est libre. Le metteur en scène prendra dans l'actualité la caricature de ses envies, sachant que le propre d'un pouvoir vacant est d'être vide. On peut le remplir par n'importe quoi.
 
6 le pouvoir
C'est de nouveau la guerre, mais d'un autre type: la guerre entre celui qui a conquis le pouvoir et le destin. En général, l'un et l'autre sont stupides. Jiro fait face à des ombres. Par hasard, le résultat peut sembler intelligent. Si ça n'est pas le cas, Jiro s'enrichit.
L'interprétation doit sentir le machiavélisme, un grupetto incitant l'autre, jusqu'à quelques bribes d'unisson.

 
7 la mort
Une unique bougie éteinte doit suffire à suggérer le thème.
Le soliste évoque une litanie de ceux qui nous ont précédé dans l'histoire: Mobutu, Nicolas II...
 
8 le refleurissement
On reprendra le thème 3 que l'on prolongera de manière optimiste.
 
Indications pour l'interprétation
Chaque ligne de la partition est comme un horizon: l’interprète peut la regarder comme il regarde un paysage lointain: les ondulations d’un premier plan, les découpes montagneuses, la silhouette d’une ville titanesque...
Ou bien le ruban des lumières que l’on voit sur la côte quand on est en bateau la nuit.
Et son coup d’oeil peut être fantasque: il va vers un endroit, à un autre, puis revient. Ou fait suivre son chant comme si son regard suivait l’avion qui traverse le paysage, dans un sens ou dans l’autre.
Ici la notion de tableau prend tout son sens. Mais cependant le compositeur ne laisse pas le choix et impose à l’interprète la direction de son regard. C’est ainsi que le paysage se développe, se goûte, se regarde à la jumelle, s’enrichit d’un enfant qui joue chante une comptine, et s’attarde sur une cour de récréation ou le coup d’oeil laisse le pas à l’oreille.
Soudain, le compositeur ferme les yeux; il ne reste dans la traduction que le silence. Mais c’est alors que l’oreille revient à la charge avec cette horloge, ce moteur de réfrigérateur, cette voiture qui passe, ce réveil, le vent qui s’engouffre, la moto, la portière, le plouf, le volet qui bat, la marche, tout un univers sonore limité, qui tout à coup s’affole et se déconcrétise tandis que surgissent les images précédentes.
R. Tia


Sonomime

 
Spectacle audio avec des Hommes-Son (danseurs équipés d’un haut-parleur relié par radio à la console de production sonore), qui fabriquent des “sonositives” en se déplaçant dans une structure d’échafaudage à l’intérieur de laquelle est placé le public
 
Un acteur entre et cherche la lumière d’une fenêtre, lentement, comme s’il venait pour la millième fois avec toujours le même espoir
puis s’assied triste et solitaire
 
" Il y a toujours au bout du chemin une fenêtre ouverte...."
Poursuivi par du texte débité d’abord à voix basse inarticulée par les acteurs en anglais, italien, allemand, (éventuellement breton, alsacien, occitan)simultanément puis de plus en plus articulé et fort
Arrêt brusque et tous ensemble:
 
"Tous les pays qui n’ont plus de légende seront condammnés à mourir de froid."
 
Les Hommes-Son sortent alors de la fabrique d’icebergs en même temps que de sinistres craquements
Tassés, carrés, cassés
Ils voguent fièrement, pressentent leur agonie puis la vivent
 
Puis un homme et une femme font un face à face dramatique puis amoureux. Leur dialogue est découpé, amplifié et dilapidé dans l’espace grâce aux autres hommes-son qui eux, ont le face à face avec la mort ou avec la naissance ou avec la souffrance
 
Sur le fond et au plafond, animation lumineuse colorée. En redescendant, les hommes-son découpent des taches colorées.
Chaque homme-son représente un caractère différent qu’il danse: le doux, le conférencier, l’angoissé, l’appel, le dialogue. De telle sorte que chaque chose soit perceptible individuellement et en même temps se fonde dans le magma.
Bruitage et lumière se superposent: symphonie, bruit blanc, bruit électronique, chant
Rythme sourd, pizzicati, phrase lente et rapide
Le trait, le rond, la ligne brisée. Mince, plein, défilant
En ombre chinoise, on laisse tomber lentement des gouttes d’eau géantes
 
Un fondu enchaîné permet à un comédien d’entrer au milieu en récitant un poème
 
Au centre de la scène, un navire de guerre télécommandé vogue dans un baquet d’eau. Il essaie de tuer une coccinelle à roulette, elle aussi télécommandée.
Le navire de guerre a une voix féminine agréable et tient un discours très dur
La coccinelle a une voix d’homme et pense à autre chose, en changeant prestement de place à chaque fois que le canon la pointe. Le tout dans un éclairage qui monte au blanc intense puis se transforme en arc en ciel dès que le navire dit “je suis fatigué” et coule
L’eau du bac se blanchit pendant qu’on entends de façon amplifiée le bruit de gouttes d’eau tombant dans le bac une à une. Le bruit se transforme peu à peu en musique calée sur le tempo donné par les gouttes
 
En ombre chinoises, donc avec des silhouettes de taille variable et un son qui va et vient comme celui d’une ambulance qui se rapproche puis qui s’éloigne:
Un puis deux puis trois hommes-sons suspendus par des harnais élastiques font quelques acrobaties, tandis que les solistes chantent, relayés par les haut-parleurs des hommes-son trois nouveaux thèmes inspirés de Jonathan Livingstone le goéland:
- Le goeland voit le plus loin qui vole le plus haut
- Pour voler à la vitesse de la pensée vers tout lieu existant, il te faut commencer par être convaincu que tu es déjà arrivé à destination
- ton corps, d’une extrémité d’aile à l’autre, n’existe que dans ta pensée qui lui donne une forme palpable
 
Le dernier thème revient sur terre.
Les hommes-son prennent des formes de cylindre, grâce à une armature circulaire fixée sur le haut de la tête, sur laquelle on aura jeté un voilage qui laissera transparaître le corps des danseurs habillés de couleurs vives.
Les cylindres, d’abord accolés, forment un volume homogène qui se dilate, se contracte, se déforme dans toutes les dimensions. Puis les cylindres se séparent progressivement pour des séries sauts-accroupis. Ensuite une chorégraphie essaie de suggérer la quête de quelque chose. Lorsqu'elle aboutit, le danseur soliste enlève son cylindre: un homme est né.é
 
R. Tia


Par un beau siècle d'été - façon de parler, puisque les saisons n'étaient pas encore les saisons - Dieu, qui était en train de se chercher, se dit:
"C'est dur d'être sourd, aveugle et muet!
Ca n'a pas trop d'importance, vu que je suis tout seul, mais ce qui me pèse le plus (au figuré, puisque la gravité, je ne l'ai pas encore inventé), c'est de ne pas savoir si je suis jeune ou vieux, puisque je suis tout et partout à la fois - Bon!
Bon!
Bon!
Bon!
et bon!
Bon Dieu!
Où est-ce que je suis?
MON ROYAUME POUR UN DETAIL!"
 
"Mon royaume pour du détail!", c'était là l'erreur fatale:
Appeler quelqu'un ou quelque chose...
Alors qu'il n'y a en principe personne!
Mais, trop tard - Dieu, notre père, appela - et le détail arriva
puisque notre tout avait, dans un moment d'égarement, admis son existence.
Le détail? Ca n'était pas n'importe quel détail, puisqu'il lui fallait régir à la fois Newton, Einstein, Paul et les autres.
 
Donc, Dieu décida de donner un Sens à sa vie.
Ce détail -  tout bête - c'est justement le sens
Pas "les sens" - pas tout de suite - ni l'essence: l'essence de Dieu (pas celle de Thérèse Benthine) est la seule chose qui existait avant qu'il ne se laisse aller.
 
Mais le sens? C'est par rapport à quelque chose - à quelque chose qui n'existe pas! Puisque c'est toujours par rapport à quelque chose d'antérieur, sans cela, ça n'a pas de sens , hein, Descartes!
 
Nous y voilà - Dieu, pour “inventer le monde”, comme il était très intelligent - intelligent sphérique en quelque sorte, car il était intelligent de tous les cotés à la fois - chercha un truc où il n’aurait pas trop à se fatiguer: juste faire éclore un petit coté marginal de son génie? Il trouva...la gravité.
 
Ben oui, la gravité, ça n’était pas plus difficile que cela, mais il fallait y penser.
Pensez donc, vous qui pensez aussi, enlevez la gravité, honnêtement et vous verrez qu’il ne reste plus grand’chose de notre beau monde.
Réfléchissez peu ou beaucoup, et, de la gravité, vous inventerez
            la hauteur - Peuh! c’est banal
            la distance - Eh! c’est la longueur d’une hauteur
            la ligne - il faut bien mesurer la longueur
            une deuxième ligne - c’est la surface
            une troisième ligne - c’est le volume
et comme on peut en même temps être à un bout et à l’autre d'un volume, forcément, on invente le temps.
 
Le temps? Hein, vous avez dit le temps?
Ben oui, quoi! C'est logique.
Dieu se gratta la tête:
Est-ce que la logique est de l'ordre du divin?
 
Il décida que non.
Disons que le temps n'est pas le mari de l'éternité, c'est seulement son amant, comme dirait Desproges.
 
R. Tia
Aix 1995-1998


[1]titre de Jean Tardieu