Ferroutage à la française, c'est parti !
Dès juin 2003, deux aller-retours de
convois ferroviaires s'effectueront quotidiennement entre Bourgneuf-Aiton
(vallée de la Maurienne) et Orbassano (Turin). Avec sur chacun d'eux un
chargement de 35 camions...
A bien y regarder cela fait 50 000 camions à l'année (4 x 35 x 365). Ce
n'est rien, presque rien, au regard du million de camionneurs qui franchissent
annuellement le tunnel du Fréjus. Mais ce 'rien' est fabuleux puisqu'il
signifie l'acte de naissance du ferroutage à la française. Et
à compter de 2006-2007 (échéance des travaux dans le tunnel du Fréjus, voir
plus loin), le ferroutage France-Italie devrait atteindre 300 000 camions à
l'année.
Ce programme - tant attendu ! - tient pour beaucoup à la détermination d'un
homme, Robert Lohr, fondateur de Lohr Industrie, qui, de sa propre volonté et
en grande partie sur fonds propres, a doté la France d'une technologie de
ferroutage parfaitement originale.
Superbe exemple de diversification industrielle, de plus, pour cette
entreprise alsacienne (Hangenbieten, près de Strasbourg), surtout connue
jusqu'alors pour ses remorques porte-voitures. Qui plus est, à peine une grosse
PME : 150 M € de CA, un millier de salariés. [On trouvera un reportage sur Lohr
Industrie dans le numéro d'avril d'Industrie et Technologies]
La technologie de Modalohr semble inattaquable. Rappel en
quelques points. D'abord, le chargement des wagons s'effectue en parallèle et
non de façon séquentielle - à la queue leu leu - comme cela se fait aujourd'hui,
par exemple, entre la France et l'Angleterre. C'est dire que le chargement d'un
train de trente camions passe de quelques heures à... quarante minutes au
maximum - en fait, dix minutes pour un seul camion.
Pour cela, les ingénieurs de Lohr ont conçu des wagons trois parties, le
pont central, actionné par des vérins (au sol), pivotant pour se raccorder aux
plans inclinés disposés sur quai. Le chargement s'effectue donc en épi, en
parallèle, et qui plus est, de façon bidirectionnelle. Difficile de concevoir
plus astucieux ! D'autant que ce mode unitaire d'embarquement va rendre aisée
la dépose sélective de poids lourds entre deux gares terminus.
Par ailleurs, chaque wagon peut charger indifféremment, soit deux tracteurs,
soit une remorque. Ce qui implique, bien sûr, que le tracteur doit être
désolidarisé de sa remorque. Mais ouvre la voie à la solution d'avenir en
matière de ferroutage : ne transporter plus que les remorques ! Et non la masse
inutile des tracteurs, lesquels ne serviront qu'au départ et à l'arrivée. C'est
très logique, mais ça demande quand même aux transporteurs de repenser un peu
leur métier... Et on verra plus loin que la polémique entourant Modalohr tient
justement à l'absence de représentants des entreprises de fret routier dans sa
structure d'exploitation.
Ensuite - et ce n'est pas le moindre - Modalhor fait usage de wagons
tellement surbaissés - entre 10 et 20 cm au dessus des rails ! - que
l'infrastructure existante des tunnels est d'emblée compatible avec le gabarit
des camions : 4 mètres de haut, 2,60 mètres de large. A quelques exceptions
près, en voie d'êtres résolues. Ainsi, le tunnel du Fréjus est progressivement
mis aux normes. Ces travaux ne devant s'achevant qu'en 2006. Et c'est la raison
pour laquelle les premiers convois, à compter de juin 2003, ne transporteront
exclusivement que des camions citernes, soit 10% du trafic routier... pour
d'évidentes raisons de géométrie.
Techniquement, le dossier est blindé. Ce qui prête à polémique, c'est
surtout le montage industriel et financier qui entoure l'exploitation du
Modalohr. Sans entrer dans le détail de cette structure, les participations
dans la Sfera (société d'exploitation de la ligne France-Italie) sont réparties
de telle façon qu'elles équilibrent le poids de la SNCF et de son équivalent
transalpin. Ce projet est donc tiré presque exclusivement par les gens du
rail... au dépit, sinon aux dépens, des routiers.
De plus, ce programme s'est trouvé quelques mois en délicatesse, entre une
décision prise sous le gouvernement Jospin et le feu vert du gouvernement
actuel. Lequel devrait cependant, très logiquement, intervenir sous quinzaine.
Rappelons que la décision de lancer un ferroutage à la française tient beaucoup
à la personnalité et au forcing de Jean-Claude Gaysot, ancien ministre des
transports. Cette décision très volontariste a été prise dans le climat
d'émotion provoqué par l'accident du tunnel du Mont-Blanc (trente-neuf
victimes, le 24 mars 1999).
D'autres inquiétudes sont malheureusement mieux fondées. Les trains de
marchandise ont une vitesse limite commerciale homologuée de 120 km/h. Ce qui
les rend, en théorie, très concurrentiels en terme de durée brute de transit,
par rapport aux pur transport routier : on évoque le gain d'une journée sur les
deux jours, par route, d'un fret Hanovre-Barcelone. Cependant, on sait fort
bien que ce temps de parcours passe au second plan derrière le caractère
ponctuel de l'heure d'arrivée... Et ce point critique est aussi, sans fâcher
personne, le péché mignon de notre entreprise nationale. D'autant que trains de
passagers et trains de marchandise circulent sur les mêmes grands voies, et
que, par principe, les premiers seront toujours prioritaires sur les seconds.
Mais bon, sauf à doubler les lignes existantes, ce problème n'a pas de
solution, et donc cesse d'être un problème. Le ferroutage piétinait en France
depuis des décennies. Il est aujourd'hui sur les rails. Ne boudons pas notre
plaisir.
Thierry Mahé