Tamis de Plumes
Tatamis de Plumes
Gildas LEMAITRE
(Atelier PLUME - Aix 95/96)
Sur des idées de Jacqueline LABARTHE
Un pied né le 961018
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Tamis de Plumes
Prolégomènes
A lire à voix haute, monocorde, sans lancer les mots, surtout ne pas accélérer ou
ralentir d'une syllabe à l'autre, sans accentuation à l'anglaise, rejetant absolument
les mots marteaux des journalistes, sans s'alanguir sur les finales ni avaler le
moindre début de mot, garder un débit soutenu et lancinant, impérial comme un
Rhône en crue, puis soudain, s'arrêter, comme
interdit,..................................... ....................longuement,.......................jusqu'à la
gêne.
Enfin, à l'extrême bout de la tension, braver l'interdiction et reprendre la lecture
sans laisser transparaître l'angoisse de la transgression. Progresser dans le texte
sans faillir, comme le soldat d'un défilé militaire, comme la lecture d'une épître.
Puis, posément, boire un verre.
Alors, enfin, oubliant obligations et interdits, libérer de leur encre les mots ancrés
dans leur carcan de papier. Seuls, dans le livre fermé, ils ne sont rien qu'un peu de
néant qu'on oublie - si une fois le néant peut s'oublier -.
A livre ouvert, mots, il vous faut des yeux pour exister:
Mots de basse fosse, perdus dans la banalités d'un journal,
ou statufiés dans l'épaisseur d'un dictionnaire,
exposés au tabernacle d'un receuil de poème,
avalés dans le suspense d'un roman policier.
Mots lus en silence, avez-vous une âme?
Mots dits, soyez bénis, vous endossez tous les habits,
de la voix ronde,
de la voix rauque, de la plainte,
dans le bonheur, au creux de l'oreille,
dans la bouche adorée.
Mots que l'on dit, soyez chantés.
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Tamis de Plumes
La page blanche
La page blanche n’avait pas été blanche très longtemps. Une larme y était d’abord
tombée. La feuille avait failli être déchirée, mais il avait suffi qu’en quelques minutes la chaleur
du soir sècha le chagrin pour que cette hypothèse soit écartée. La trace de cette larme devait
rester, message codé du langage de ceux qui s’aiment, ou ne s’aiment plus. Petit coin de papier
un peu gondolé, légère auréole, qui à elle seule pouvait suffire au destinataire de la lettre.
Mais on sentait bien que la main armée d’une plume ne pourrait hésiter bien longtemps à
s’en tenir à ce message trop laconique. Il fallait, incontournablement, irrésistiblement qu’on en
vînt à un langage plus conventionnel, quelque chose d’écrit, que l’on puisse lire mot pour mot,
estompant ainsi l’infime particule d’ambiguité, d’interrogation, que la seule larme aurait pu
laisser s’installer.
Le premier mot écrit fut le dernier: la signature, en bas. Il fallut encore longtemps pour
que ce dernier mot ne soit que le dernier de la page, mais non plus le seul. Alors tout d’un coup
la feuille blanche, de presque blême, devint presque noire, d’une avalanche de mots gravés sans
une hésitation, sans un regret, qui bientôt recouvrit jusqu’à la signature et jusqu’à la mémoire
même de la larme.
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Tamis de Plumes
Visage
J'ai vu l'énigme claire, l'esquisse d'un visage
suggéré à grands traits, sur pastels jaunes et bleus,
pointillistes, mécaniques, ombres d'un éclairage
Irréel et diffus, comme celui d'un grand feu,
Qu'un long soir de moisson, on aurait allumé
Au bord rocheux du chaume, juste avant les forêts.
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Tamis de Plumes
Bouts rimés
Dans le jardin public, le vieux sergent de ville,
Quarante fois au moins, de son long pas tranquille,
Calmement fit le tour du grand corps de Venus
Rayonnante d'histoire, sur son socle superbe.
Qui offrait aux regards ses froids et beaux seins nus
De sa main bien gantée, il tenait une gerbe
Qu'il montrait dignement aux passants curieux
Que la cérémonie rendaient forts silencieux.
De l'autre main, raide, il alluma un cierge
Et couvrit la Venus d'un grand rideau de serge.
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Tamis de Plumes
Pyramides
ô
est
leur
image
reflets
bientôt
généreux
suspendus
docilement
multicolores
et souverains
y
va
t’il
tout
droit
tordre
Molière
écrivant
Tartuffes
effrontées
à
ce
qui
doit
trois
coeurs
fleuris
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Tamis de Plumes
Sans "r", dans l'air
- Qui c'est?
- Je vends des nuages
- Comment ?
- Oui, si des fois vous manquez d'un nuage, j'en ai ici quelques échantillons, descendez
donc!
- Ne vous moquez pas d'une vieille femme. Les nuages, je le sais, ne sont que de l'eau. J'en
ai, moi aussi, qui coule de la montagne dans ma maison. Avec un peu de feu, je vous en
fais quand vous voulez, moi, des nuages.
- Ne vous fâchez pas, la vieille. Dans ma besace, les nuages sont sages. Appelez-les, ils
sont plus que de nobles fumées.
- Comment s'appellent-ils?
- le plus jeune s'appelle Obet, son cadet, c'est Aymond et le plus vieux, c'est Ené.
- Quel est le plus blanc?
- C'est celui qui sèche au soleil, avec le vent.
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Tamis de Plumes
Sans “o”, dans l’eau
Ils l’avaient trainé jusqu’au parvis du musée, quand la grande marée du siècle avait permis
à la mer de lècher le grand hangar du chantier naval maintenant érigé en musée de la
marine. Depuis, ceux d’en haut avaient kidnappé le fleuve, et la mer intérieure avait fini
par se retirer à des centaines d’encablures, laissant place à un désert de sable salé.
Ils avaient attendu ainsi en vain que la marée suivante vienne remplir le bassin du musée,
mais la trirème rajeunie et ravivée était restée là, sur ses cales, comme la trace d’un passé
maritime.
Depuis plusieurs années, les habitants du lieu luttaient dans l’abstrait et s’acharnaient à
remplacer l’eau manquante par des bateaux qu’ils plantaient là, devant le musée, statufiés :
bateaux du siècle dernier, fait de chênes blancs d’Asie, carénés tels des Drakkars, bateaux à
vapeur, auxquels, chaque année à Pâques, ils refaisaient les cuivres, bateau à aube, arrivé là
par l’entremise d’un milliardaire pakistanais, chalutier à cale plate, qui sentait un éternel
parfum de cabillaud fumé...
L’ensemble avait fini par devenir ce qu’ils appelaient “la perpective Nevsky”, tant elle en
avait l’allure et maintenant la célébrité.
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Tamis de Plumes
Prénom
J'ai vu un geai qui n'était pas bien gai
Il ne voyait plus que d'un oeil et n'avait plus qu'une
aile plus lourde que légère
déployée et lui faisant fort mal
Aie! aie! aie! disait-il en
sautillant
J'ai vu un jet
Illuminé dans son panache blanc
Au milieu du lac Léman
Dispersant l'embrun dans le grand vent
Mollet
Souvent caché, ni imberbe, ni glabre
Quelque part au dessus de la Calabre
Rehaussé de poil roux sur fond tacheté d'or
Cambré ou droit, toujours il est fort
De galbe ferme, et plein d'impatience
Il garde sa superbe lors qu'il s'élance.
A l'embouchure de la chaussette,
Ah, mon dieu! C'est vrai qu'il est chouette!
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Tamis de Plumes
Scoops
Cinq colonnes à la lune
La radio était un matériel de bonne qualité, la base
était équipée de longues antennes susceptibles de
capter même les signaux les plus faibles. Mais, la
plupart du temps, en ce bout du monde, on ne
percevait de Radio France International que
quelques bribes d’information noyées dans les
parasites.
Depuis longtemps, personne n’écoutait plus guère
ces échos de civilisation qui parvenaient jusqu'à
l'Antarctique.
Un soir pourtant, l’un d’entre nous capta le scoop :
“Un petit pas pour l'homme, un grand pas pour
l’humanité”. Mais la nouvelle du débarquement sur
la lune laissa la plupart des hivernants froids
comme le pays qui nous entourait. Seule subsista,
chez trois d’entre nous, une petite lueur
d’appartenance à une planète de cinq milliards
d’hommes. Cela valait bien que l’on sable l’une
des trois bouteilles de champagne miraculeusement
intactes au milieu de vieilles caisses restées dehors
et qui avaient survécu à quelques années de
surgélation naturelle.
La célébration fut donc intime. “Où que l’on soit,
le cosmos existe!”
Trois jours plus tard, un télégramme forcément
laconique d’un enfant de l’un d’entre nous
annonçait fièrement: “Me suis couché 4 heures du
matin pour voir américains sur lune - stop - Bisous
- stop”
Cinq colonnes à la lune
A 3h16 du matin, heure de Greenwich, le
module d’alunissage de la mission américaine
de débarquement sur la lune s’est détaché du
vaisseau principal avec deux hommes à bord.
Celui-ci s’est posé selon la procédure prévue à
3h48.
A 4h12, le colonel Neil Amstrong a posé le pied
sur le sol lunaire, en prononçant la phrase
suivante: “un petit pas pour l’homme, un grand
pas pour l’humanité”
Cette phase a été suivie en direct par 1,5
milliards de téléspectateurs, battant ainsi le
record d’écoute détenu depuis 1968 par le
match de baseball opposant les Giants de
Détroit aux Bulls de Chicago.`
Pour voir le diaporama :
http://ertia2.free.fr/Niveau2/Nouvelles/
Cinq_colonnes_a_la_lune.pptx
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Tamis de Plumes
Mots Clefs
Contrecourants : espaces géographiques et intellectuels l’air du temps ne saurait
aller sans traverser de dangereux tourbillons
Sensation : plaisir de goûter un infini de circonstances
Innovation : contraire de routine
Mots Problèmes
Hiérarchie : organisation artificielle, en général ennuyeuse voire oppressante,
sauf dans les parades de cirque
Sensation : mousse, vent, bruit, tout ce qui peut être produit autour d’un
événement par des médias sans âme
Clef : pris dans le sens de protection de la propriété, symbole de
déshumanisation
Mots Amour
Sérénité : barque silencieuse sur le temps furieux de la vie
Elégance : l’ultime point où deux êtres se rencontrent
Regard : une façon d’embrasser le monde
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Tamis de Plumes
Question?
Qu’est-ce que concocte au quotidien cet espion de l’ouest sans caution qui,
quelle que soit la question, cherche querelle à ce rastaqouère?
Méditation à la recherche de ma voix, la nuit, dans la salle à manger
déserte1
J’avais trouvé le matin même un nouveau mantra: “Locdunini”, qu’avec plaisir je
répétais à voix haute dans chaque pièce de la maison. J’avais attendu avec
impatience qu’il fût deux heures du matin pour m’aventurer dans la salle à
manger. Je savais que le mantra y aurait un effet foudroyant, surtout prononcé
face à la grande glace vénitienne, à la seule lueur crue d’une lampe électrique.
Dans ces heures de la nuit, le vent se calme, avant même que les éboueurs ne
sonnent matines, je voulais articuler le nouveau mot magique, sans remuer les
lèvres, en ventriloque, longtemps, si longtemps qu’en émergeant de mon état
méditatif, je ne sache plus prononcer quoi que ce soit.
A 5h45, sans voix, à tâtons sur le tapis, désespérant de m’entendre parler à
nouveau, je grattais le tapis avec la main, afin de vérifier l’intégrité de mes
sensations. Sous la touffe de poil que je venais d’arrcher, je sentis quelque chose
qui ressemblait à du braille. Avec peine, je déchiffrai le message suivant:
“Apprend le langage des signes, et mange donc, puisque tu es dans la salle à
manger”. Je criai alors “J'ai faim!”. J’avais retrouvé ma voix.
1titre de Jean Tardieu
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Tamis de Plumes
Mot (Haïku)
Barque sur l’étang de la phrase
Glisse ma pensée
Vers une autre rive
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Tamis de Plumes
Mais où est donc passé mon ombre?
Regarde le puit
Le soleil l'a mis
Ton ombre ? Où donc ?
Vie invertébrée
T'es-tu donc noyée ?
La face au soleil
Je ne la vois point.
Soleil dans le dos,
Je la vois enfin.
Jour couvert ! Eh bien ?
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Tamis de Plumes
L’invention
Je revois les plafond d’autant plus haut que je n’avais que la hauteur de mes huit ans.
J’entends cette ambiance d’une foule qui parle, questions brèves, réponses onctueuses,
qui va et vient, de ces objets que l’on prend et que l’on pose aussitôt. Un nouveau
monde pour moi qui n’avait jamais quitté ma petite ville bretonne, comme si
aujourd’hui j’avais à découvrir New-York.
Je ne sais plus, de mon cousin, plus vieux mais moins remuant, ou de moi, horrible
galopin qui n’avait de cesse de galoper partout, qui découvrit soudain, en suivant un
flot humain plus décidé qu’un autre, l’escalier roulant des magasins Decré. Quoi! Le
monde des grands pouvait-il être à ce point fatigué qu’on lui offre des marches qui
montent toutes seules, à notre place?
Ce fût sans doute ma première et soudaine ivresse du monde moderne, celle de la
grande ville. Emerveillement de faire comme si on était dans un hélicoptère, de monter
irrésistiblement en découvrant peu à peu le crâne des grands, l’agencement de cette
ville intérieure qu’est un grand magasin, avec ses allées et ses piliers. Amusement de
s’enhardir à courir, à monter du plus vite que l’on peut, d’abord sagement sur l’escalier
qui monte, puis, toujours à l’affût d’une performance, en descendant l’escalier qui
monte ou plus difficile en remontant l’escalier qui descend, jusqu’à la griserie.
Ah! Quel bonheur que de déjouer la vigilance des parents captivés par les merveilles
d’une chalandise étalée à l’excès.
Voilà comment mon choix fut fait sans doute de m’enivrer toute ma vie de la modernité
urbaine.
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Tamis de Plumes
Premier baiser
Mignonne, n'as-tu point ce matin
posé
cette rosée
sur ton écrin mutin.
Allons voir si fraîche elle est encor
où, comme hier, je l'aie vue éclore
reposée
Histoire de foulage
Sa soeur trouvait qu’il ne se foulait pas trop pour laver le linge. Elle lui demanda alors si son
foulage ne le gênait pas. Il répondit qu’il fallait à la lessive le temps de se dissoudre. Pour le
moment, c’était encore un petit tas neigeux au fond de l’évier, qui lui suggérait une image
télévisée, dans laquelle il s’imaginait, tel un cosmonaute, plantant patriotiquement sur le
monticule, un drapeau bleu, blanc, rouge, quoique, en y réfléchissant, il fût gêné de mêler la
France à une affaire de linge sale familial.
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Tamis de Plumes
Anaphore2
J’ai été grand vizir dans le monde d’Aladin
J’ai été à Paris y refaire mille et une nuit
J’ai été mendiant, Casimodo sur les tours de Notre-Dame
J’ai été, ai-je été, le serais-je?
Alors, laissez-moi m’en aller là où j’ai été
Laissez-moi être là où suis allé
Alors, laissez-moi vivre ce que j’aurais dû être
Laissez-moi grand vizir dans le monde d’Aladin
N'avez-vous pas dit cher?
Connaissez-vous les bonnes auberges, dont les "chères" hotesses à la bonne
"chair" remuent la tête sans remuer les tresses, au fond de lits pas trop chers,
mais pas dans le lit du Cher, tandis que curés et professeurs, du haut de leur
chaires éclairées de torchères tranchèrent leurs chairs cascher et se branchèrent
sur la jachère....
2 Du grec «anaphora» qui signifie «Porter à nouveau»
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Tamis de Plumes
Pierres précieuses
Avez-vous figure humaine ?
Regardez-moi! Inanimé je suis si vous l’êtes, animé quand vous l’êtes je prétends l’être. Etre ou ne pas
être ? Regardez-moi, prenez si vous le craignez votre miroir, de peur que, telle la tête de Méduse, je vous
pétrifie, que je change en pierres vos yeux, pierres précieuses s’entend.
Etes-vous un animal ?
Ah! ni mal, ni bien! L’animal sait-il le bien et le mal. Parfois je le crois, homme et bête à la fois, parfois
monstre, parfois froid comme la pierre, pierre précieuse s’entend.
Faut-il aller vite ?
Comment va-t-on, à pied, en vélo, en avion, en terre autour du soleil, en galaxie autour de l’univers ? Moi,
je veux aller vite, à coup de neurones, pour boire goûlûment toutes ces sensations d’hommes, d’animal ou
de pierre, pierre précieuse s’entend.
Etes-vous fou ?
Fou d’elle, fou de bétises de Cambrai, peut-être fou d’être ou de ne pas être, je le suis. Plus encore, de
pierres je suis fou, pierres précieuses s’entend.
Savez-vous danser ?
J’ai le blues, le rythme m’émeut, de danse je suis fou, je suis fou de danser sans rythme ni blues et j’aime
par dessus tout dévaler en dansant une montagne de pierres, de pierres précieuses s’entend.
Avez-vous un horaire ?
Partir à l’heure, à l’heure du blues, arriver à l’heure, à l’heure du temps, l’heure du rythme s’entend, avec
mesure cependant. Horaire de chemin de fer, horaire de chemin de pierres, pierres précieuses s’entend.
Aimez-vous les parenthèses ?
Quel ennuie que le père qui pontifie, la mère qui moralise, ceux que l’on appelle les parents thèses, qui
veulent mettre autour du fils un grand mur de pierres, pierres précieuses s’entend.
Combien êtes-vous ?
J’en compte des mille, tous en marche, animaux qui vont vite, des Jacques, des Jean, des Claude, des Pierre,
pierres précieuses s’entend.
Entendez-vous les langues incompréhensibles ?
J’entends bien, je comprends qu’il faut entendre, la langue au chat, celle de Jacques, je les comprends, mais
celui que j'entends le mieux, c'est le langage des pierres, pierres précieuses s’entend.
Où est la matière ?
Dans la pierre, la pierre philosophale évidemment.
Etes-vous un homme des cavernes ?
Bien sûr, je ne suis pas de ces ombres qui volètent sur le mur de la caverne, la caverne philosophale
s’entend. Non, je ne suis pas un homme des cavernes, moi, monsieur, je suis encore à l’âge de pierre, pierre
précieuse s’entend.
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Tamis de Plumes
A quoi penses-tu ?
A mon pied, oui mon pied, celui qui est dans ma chaussure.
-...
Quoi, ma chaussure ? Bien sûr, un pied c'est dans une chaussure. Pas tout le temps,
mais là, dans la cabine téléphonique, mon pied est dans ma chaussure.
-...
Quoi, dans sa chaussure ?
-...
Non dans la mienne.
-...
Bon, si tu veux, mon pied est dans sa chaussure, il a mal.
-...
Quoi! Bon, si tu veux, j'ai mal à mon pied. Pardon! J'ai mal au pied. Et je n'ai pas
l'esprit à penser à tes subtilités grammaticales. J'ai mal au pied. J'aurais bien voulu
penser à autre chose, mais j'ai mal au pied
-...
On n'enlève pas sa chaussure quand on est dans une cabine téléphonique. On pense à
raccrocher, à trouver un fauteuil, des pantoufles, une baignoire, un cigare, un verre de
whishy, un roman policier et un fond Beethoven...
-...
Non! il n'y a pas de baignoire ici, ni plus loin... J'ai envie de pleurer...
-...
Non! Pas parce que j'ai mal, mais parce que ma baignoire est encore à 800 km. C'est
curieux que dans un aéroport, personne n'ait pensé à proposer des bassines d'eau
chaude avec des sels de bains exotiques. En tout cas, moi j'y pense. Tous ceux qui
sont dans un aéroport le soir ont sûrement marché des tas de kilomètres. Sauf les
riches et les corrompus, les boulimiques du taxi.
-...
Quoi, qu'est-ce que j'ai ? Rien, j'ai mal au pied.
Roissy 3/4/96
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Tamis de Plumes
Baigneuses à la tortue - Matisse
Tableau de 50x603, au format d’un paysage dont les personnages occupent tout le cadre.
Trois femmes, trois baigneuses nues, devant une
rivière, probablement, contemplent une petite
tortue. L’une d’elles, sur la gauche du tabelau,
accroupie, de dos, semble tendre une feuille à la
tortue. La femme au centre, debout, presque de
face, semble manger quelque chose. Sur la
droite, la troisième femme est assise. Le dessin
est libre, l’impression est onirique.
On pourrait croire à la neutralité du fond. Mais
la nudité des personnages transforme cette
neutralité elle aussi en nudité. Du coup, on ne
peut en faire un fond neutre. Il nait un besoin de
le rattacher à quelque chose de concret: une
palissade, une rivière? On en saura rien, si ce n’est une impression de profondeur, avec le
lointain plus sombre, plus gris.
Le sujet est-il vraiment les baigneuses, en référence à d’autres baigneuses célèbres? La
tortue, tellement centrée tout en bas du tableau, tellement en contrepoint de couleur,
détourne insidieusement l’impudeur du tableau.
Le dessin des corps est renforcé. On présume un vitrail, à la Rouault.
Le tableau appartient à une période contemporaine de la période bleue de Picasso,
comme en témoigne la femme accroupie de dos.
Le sujet a été traité après un séjour de l’auteur en Chine, dont il a retenu certains aspects
des figurines de jade. Lors du krack de 1929, le tableau, qui avait été vendu à un
armateur grec, a été volé. Il fut retrouvé à la fin de la deuxième guerre mondiale par les
héritiers du directeur de la Lloyds, mort en des circonstances obscures. On apprit plus
tard que le Général Franco lui avait fait cadeau du tableau en échange de renseignements
sur les activités des républicains espagnols. Aujourd’hui, le tableau fait partie d’une
collection privée appartenant à un parrain de la mafia russe.
3en réalité, environ 1,80 sur 2m, comme quoi une reproduction ne reproduit pas tout
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Tamis de Plumes
Une tortue de Matisse
Tortue, tout en bas
Tout doux, tu t’en vas
Vers l’eau, je sais où.
La femme, loin de l’eau
Ecrit sur ton dos
Avec un caillou
Tous deux, pour un an
Pour dix, pour cent ans
Vivez, mais debout
L’artiste veut vous voir
Comme nus sur le soir
Dans l’herbe, quand elle crisse
On peint dans l’espoir
Du droit de savoir
De tout sur Matisse
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Tamis de Plumes
L'appel du vent
Souffle du désert, haleine déssechante,
tu porteras mon nom
de sable en sable
jusqu’à ses lèvres
Par-delà les dunes, le vent sourd
enveloppe la caravane
endurcie aux aiguilles de sable
Le tourbillon jaune s’élève
et se dissout en volutes.
L’air ne porte plus mon nom
Il gît, là, figé sur les pierres
dans l’attente d’un regain
Jure,
souffle,
sacre,
tempête,
le sable te secoue
Et t’emporte jusqu’au port,
où elle vit de te voir
entre mer de sable et océan désert.
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Tamis de Plumes
Campagne
Tâches de rousseur sur la verte prairie, ses bouses sont circulaires. Non qu’on les
aperçoive du train qui file derrière la clotûre, car elles sont larges mais point trop, et le
train va vite.
Quand elle meugle, c’est toujours de douleur, sans qu’on l’entende du train qui, lui,
gronde plus fort.
Lorsque le vieux fermier tire sur son pis, il lui suffit de repousser la mamelle pour voir,
sans se pencher, l’heure au clocher du village.
Est-ce sa corne qui servit à Roland d’olifant. Probablement, car si la corne avait été
droite comme celle de la licorne, le son aurait été porté jusqu’à Charlemagne.
Malheureusement, la double courbure de la corne avait conduit l’appel tout de travers
et Charlemagne n’avait ainsi point entendu. La face du monde n’en fût donc point
changée.
Ses ongles sont épais et lui donnent le sabot profond, juste ce qu’il faut pour descendre
la rive argileuse de la rivière lorsque c’est l’heure de boire.
Que rumine-t-elle dans ses pensées? Simplement de l’herbe? Est-t-on sûr? Lorsque le
train passe?
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Tamis de Plumes
Abécédaire
Anatole, tu t'envoles
Barcarolle, tu t'étioles
Casserolle, tu le colles
Dentier, tu goûtes en premier
Evier, tu y laves le pied
Fessier, tu le poses en dernier
Garnement, tu me mens
Hardiment, tu me prend
Ironiquement, tu te sens
Jurassique, c'est historique
Kilométrique, c'est à la trique
Lunatique, c'est qu'ça pique
Mords, tu es fort
Nord, tu as tort
Or, tu endors
Patatras, il tomba
Quinquina, il mangea
Résultat, il pleura
Sujet, tu es
Trajet, tu fais
Ivraie, tu hais
Vison, elles en ont
Wagon, elles y vont
Xénon, elles verront
Yole, tu rigoles
Zut, mon contre-ut
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Tamis de Plumes
Rieu?
C'est curieux, je suis curieux ! En suis-je furieux ?
Non, je n'en ai cure, ce serait injurieux.
Tant mieux ! C'est mieux que d'être pieux.
A la Curie, il n'y a pas de curieux, seulement de vieux pieux, qui font des voeux pieux.
Et quand on est pieux, on suit - vous me suivez :
Si je suis, comme un pieu suit son Dieu
Je ne suis pas mieux que celui qui n'est pas curieux.
Mais le plus curieux, c'est qu'un curieux est rieur aussi - tu me suis :
Un rieur, au pluriel, des rieux.
C'est comme un sieur, au pluriel, ils sont cieux,
Quand ils sont gros, ils sont gracieux, licencieux, avec de petits yeux.
Mon Dieu ! Comme ils sont curieux !
Epizeuxe
Partir d'où ?
D'où l'on vient.
Vient le temps
Où partir
C'est partir d'où l'on vient
Au chemin de la vie
De la vie qui va et qui vient
Je me retourne et ne vois rien
Que la vie qui va et qui vient
Comme un va et vient
Sur le chemin
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Tamis de Plumes
Ils me parlent de l’ici et de l’impensable infini là-bas.
Ici, la terre est sèche et dure comme la pierre.
Ici, chacun ne sent que le poids de ses chaînes.
Les roses fleurissent-elles là-bas,
Là-bas où même le parfum est libre ?
C’est ainsi que l’on pense, au bagne, parfois
Est-ce le temps maussade et froid ?
Est-ce la dictée morale ?
Les enfants sortent de l’école,
Ni cris, ni jeux, ni joie.
Ils sont graves, ils me parlent
D’un soulier percé, d’un chemin bien long
Et puis aussi, de ces étoiles, au-dessus.
“Dis, Maman, tu crois qu’un jour je pourrai en visiter une ?”
C’est ainsi que l’on pense à l’aube de la vie, parfois.
- 26 -