Pérégrinages physiques et métaphysiques

 

 

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Le petit barreau tournant contrôlé par la pensée

 

1980

Tourne à droite !

Tourne à gauche !

Tourne à droite !

Tourne à gauche !

Tourne à droite !

 

Etc….

Il ne disait pas "tourne à droite", il pensait seulement "tourne à droite". C'était un ordre de sa pensée. Et à chaque fois, ça changeait de sens. Un coup dans le sens des aiguilles d’une montre, un coup dans le sens inverse.

Là, dans le coin, en haut à gauche de l’ordinateur, un petit trait noir s'agitait. Un petit trait noir, d’environ un demi-centimètre, tantôt vertical, tantôt horizontal. Pourquoi horizontal, pourquoi vertical, Gravetout n’aurait su le dire. Le programmeur avait sans doute mis ce petit signal pour signifier que l’ordinateur effectuait un calcul, et qu’il fallait un peu de patience. D’autres fois, l'ordinateur montrait un sablier ou une montre. Là c’était un petit trait horizontal ou vertical, c’est selon.

A un moment, le petit trait s’était mis à passer très vite d’une position à l’autre, horizontale, verticale, horizontale, verticale, etc… en donnant véritablement l’impression que le petit trait tournait sur lui-même, dans le sens des aiguilles d’une montre.

Evident, diront les uns. Réflexion inutile, diront les autres…

Gravetout  voulut penser au-delà de l’évidence et de l'inutilité. Avoir l’impression d’un mouvement tournant avec seulement deux repères par tour, ça méritait réflexion.  Si encore, le petit trait noir s'affichait dans une position intermédiaire en passant de la verticale à l'horizontale, à 45° par exemple, on pourrait facilement avoir l'illusion d'une rotation. Mais puisque cette position intermédiaire ne s'affichait pas, il fallait bien admettre que le cerveau faisait lui-même un joli travail d'interpolation. Gravetout salua l'entreprise: "Il est bien fait, le cerveau", pensa-t'il.

Après avoir félicité le genre humain, il revint à son analyse. En toute logique, on peut passer de la position verticale à la position horizontale en tournant le trait par la droite ou par la gauche. Pourquoi avait-il donc l'illusion parfaite que le barreau tournait dans le sens des aiguilles d'une montre? Pourquoi donc n'était-ce pas l'inverse?

La question valait d’être posée, et Gravetout se la posa.

Peut-être le cerveau perçoit-il la façon dont l’ordinateur trace les traits? Difficile à vérifier.

Peut-être est-ce le cerveau qui décide, pourquoi pas? Gravetout se rappela ces sortes de posters pointillistes, au motif vaguement répétitif, qu’il faut regarder sans accommoder pour découvrir une scène en relief. C’est bien le cerveau qui décide ce qui doit être vu, du motif pointilliste ou de la scène en relief.

L'expérience était facile et valait d’être tentée. Gravetout nota donc qu’il voyait le petit trait tourner de gauche à droite. Il fit le vague dans son esprit, et regarda à nouveau le petit trait. L’illusion se répéta, le trait tournait toujours à droite.  Cela lui sembla normal, puisque les conditions de l’expérience n’avaient pas fondamentalement changé. Il songea donc à donner à son cerveau un petit coup de pouce. Intérieurement il se donna donc l’ordre de voir le petit trait tourner de droite à gauche. Il fit le vague, se répéta l’ordre intérieur et regarda. Le petit trait tournait maintenant de droite à gauche!

Etonnant, non! Comme aurait dit Desproges, sauf que ça n’était pas une blague.[1]

Gravetout répéta l’opération, dix fois, vingt fois, pour être bien sûr de sa manipulation. A chaque fois, il avait l’illusion que le petit trait tournait dans le sens qu’il avait mentalement voulu. Avec un peu d’entraînement, il arrivait même à avoir l’illusion du changement de rotation, sans même passer par le stade du vague dans l’esprit.

L’impression qu’il en retira était terrible : tout était comme s’il pouvait contrôler mentalement certaines actions de l’ordinateur, alors que cela était totalement faux. Il ne contrôlait que sa perception visuelle. Il avait pris son désir pour une réalité: contrôler une machine par la pensée, quel savant fou n'en rêve pas? A réfléchir, il comprit qu’il ne contrôlait pas la machine, mais seulement sa perception de la machine. Il contrôlait sa pensée par la pensée. N’était-ce pas là une explication possible de la schizophrénie ?

Il comprit aussi que toute perception pouvait être le siège d’une illusion, que la pensée devait probablement manipuler de façon inconsciente. Il se rappela Platon, et les ombres de sa caverne.

 

1990

Dans les années qui avaient suivi, l'expérience du petit barreau tournant contrôlé par la pensée avait conduit Gravetout sur le chemin des études neuro-biologiques, dans son désir de voir plus loin, de comprendre l'activité de la pensée humaine autant qu’il est possible.

Quelques électrodes dans le crâne, un amplificateur. Avec un peu d’entraînement, il arrivait à penser de telle manière que les électrodes recueillent un signal électrique vaguement reconnaissable. Par exemple, à chaque fois qu’il pensait à du foie gras, on voyait très nettement sur le graphe de visualisation du signal quelques pointes émergeant toujours au même endroit. Quand il imaginait un coup de gong tibétain, la figure du signal était tout autre.

Il avait appris à l’ordinateur à reconnaître quelques unes de ces figures. A chacune de ces figures il avait associé une lettre de l’alphabet, que l’ordinateur faisait apparaître lorsqu’il reconnaissait la figure correspondante.

Mais c’était vraiment élémentaire. Le pauvre cobaye qui testait le système se fatiguait très vite, à penser très fort au foie gras, au gong tibétain ou autres imaginaires.

Bien sûr, il avait essayé de faire déchiffrer directement par l’ordinateur les lettres de l’alphabet, mais le signal obtenu du cerveau était vraiment cafouilleux, en tout cas hermétique à toute transformée de Fourier ou autre subtilité mathématique. L’informatique et les mathématiques font souvent bon ménage, mais là vraiment, la couche de saletés était épaisse, le ménage était impossible.

 

2000

Il avait fallu qu’il tombe par hasard sur le site de Daniel Lemire, un prof  d'Université canadienne, pour découvrir les transformées de Haar et ses ondelettes, et pour commencer à apercevoir les constantes nécessaires à une interprétation fiable et reproductible des ondes du cerveau. Ainsi, trois fois sur cent, il arrivait maintenant à identifier les voyelles et quelques consonnes.

Il s’était lui-même promu sujet – c’est plus humain que cobaye - , parce que ça l’énervait de voir les sujets patentés être infoutus capables d’émettre des pensées claires et précises. Heureusement pour eux, malgré tous ses efforts, il n'était pas meilleur qu'eux. Il avait beau penser de A à Z, l’ordinateur ne lui renvoyait que des borborygmes par lesquels surgissait de temps à autre une lettre de l’alphabet. Il n’était donc pas plus fiable que ces hommes cobayes que l’on aurait voulu faire penser droit. Foutu cerveau.

Il pouvait au moins constater que le signal de son cerveau était plus reconnaissable quand il pensait à du foie gras ou au gong tibétain que quand il pensait à la lettre m ou à la lettre r. Il avait aussi essayé de penser à "m et fais ce que voudras " pour le M, à "cul de bouteille" pour le Q, "à toi" pour A, Bérurier, Cédille, Détour, Eux et les autres… L'ordinateur comprenait mieux, mais cette solution l'amena tout naturellement à envisager que l'ordinateur reconnaisse directement les mots plutôt que des lettres qui composent les mots.

Gravetout s'intéressa alors aux travaux sur la reconnaissance vocale, aux phonèmes et autres concepts de commande vocale. Par analogie, il inventa le pensème, en supposant que la pensée pouvait se représenter par petits bouts. L'addition de plusieurs petits bouts, des pensèmes, pouvait donner lieu à une idée cohérente, ayant un début et une fin.

Très vite, il s'aperçut que l'addition des petits bouts n'était pas vraiment une addition, mais plutôt un mélange instable, où les signaux se superposent, se masquent, s'enrichissent sans qu'on en puisse vraiment comprendre la loi. Comme si, en mélangeant du rouge, du bleu et du jaune, une goutte de plus ou de moins de l'une des couleurs suffisait à modifier fondamentalement la couleur résultante, passant du marron au violet ou au vert sans aucune transition.

De tâtonnement en tâtonnement, il avait réussi à inscrire dans l'ordinateur les schémas d'une dizaine de mots, que celui-ci reconnaissait une fois sur trois en moyenne. C'était tous des mots à forte affectivité, dont la représentation mentale était particulièrement précise et puissante. Le foie gras bien sûr, le gong aussi. Des mots simples aussi, comme le jour et la nuit, ou la jambe, ou le froid.

Les mots plus tortueux, comme escalier ou hypermarché, l'ordinateur n'aimait pas.

Curieusement, des mots abstraits comme hypoténuse ou jugement semblaient plus faciles à reconnaître.

Au-delà d'une quinzaine de mots, malheureusement, les performances de l'ordinateur chutaient, comme s'il était atteint de dissonance cognitive, ne sachant plus choisir entre les mots.

Il fallait, au moins provisoirement, admettre que l'algorithmie mathématique avait ses limites. La rigueur, point trop n'en faut, le déterminisme de la nature est loin d'être évident, et pourtant, il fonctionne, la terre tourne autour du soleil, il y a de l'eau et l'homme pense.

 

2010

Rien n'a changé. Les limites de l'algorithmie mathématique sont presque les mêmes et les pensèmes ont toujours la même étrangeté. La recherche s'était focalisé sur l'analyse du signal vocal. C'était moins abstrait, plus porteur, mais aussi plus fastidieux. Une informatique de bourrin, disait-il. Comme un puzzle géant, phonème après phonème, supposer qu'il appartient à un mot, puis supposer que le mot appartient à une phrase, rechercher tous les aspects grammaticaux qui peuvent s'y rattacher et recommencer tant que l'ensemble ne semble pas cohérent. La dictée vocale, on y travaillait depuis plus de trente ans. Depuis plus de trente ans, on pensait que dès l'année prochaine, on pourrait se passer de clavier. L'année prochaine, on y sera peut-être!

 

Gravetout avait refusé de sacrifier à l'informatique de bourrin, comme on disait à l'époque pour qualifier les méthodes besogneuses parées de noms pipi-caca qui n'avaient pour effet que de développer du méta-travail, du travail sur le travail. Au cours de ses recherches, il était tombé sur une expérience informatique étonnante. Imaginez un écran d'ordinateur sur lequel le programmeur avait inventé un petit cercle bleu à qui il avait attribué un comportement particulier. Le petit cercle est programmé pour se déplacer d'un point à gauche de l'écran pour atteindre un point à droite de l'écran. Le petit cercle est en outre programmé pour réagir à chaque fois qu'il rencontre sur sa trajectoire un petit carré rouge, avec pour mission d'éviter à tout prix de prolonger le contact, comme s'il s'agissait d'un carré brûlant ou plein d'épines. Les petit carrés brûlants sont disséminés au hasard sur l'écran. De cette façon, le cheminement du petit cercle vers son but ne peut être que très sinueux. Le programme du petit cercle permet de garder la mémoire de ces "brûlures". Après chaque brûlure, le petit cercle change aléatoirement de trajectoire avant de repartir vers son but tout en se souvenant des endroits brûlants déjà rencontrés.

Lorsqu'on lançait le programme, il se passait toujours de longues minutes pendant lesquelles le petit cercle semblait animé de mouvements totalement erratiques. En tous cas, le petit cercle ne donnait pas l'impression de savoir se rapprocher de son but. Et puis soudain, sans que rien ne puisse donner à prévoir, le petit cercle montrait un déplacement totalement clair pour atteindre son but par le plus court chemin sans plus jamais se brûler, en donnant l'impression qu'il avait enfin compris tous les paramètres du jeu.

Etait-ce là une manifestation d'intelligence?

La réponse est facile parce que l'expérience est limitée. Tout au plus peut-on dire qu'au bout d'un nombre limité d'information, la loi du hasard était devenue contrainte, sans plus aucune échappatoire. Ce n'est pas de l'intelligence. Et pourtant, imaginons que ce système d'apprentissage soit généralisé à des milliers de petits comportements de ce type, imbriqués les uns dans les autres. La réponse devient moins facile.

 

Gravetout s'était dit que le cerveau humain procédait peut-être d'une manière similaire dans son apprentissage. De multiples tâtonnements dont il gardait la trace, et puis tout d'un coup, par suite de recoupements fortuits, l'émergence d'un début de solution, ouvrant elle-même à une cascade de solutions. N'est-ce pas ainsi que l'enfant apprend à parler, à faire un dessin ressemblant. Il se souvenait encore très bien de la façon dont il avait appris à jouer de l'harmonica. Il avait soufflé pendant longtemps, simplement pour produire des sons sans suite, composant un univers sonore aléatoire. Un jour, par hasard, il composa les premières notes "Au clair de la lune" qu'il réussit à reproduire. Dès cet instant, il n'eut aucune difficulté à reproduire toutes les chansons qu'il connaissait. Enfin, presque toutes. La Marseillaise, par exemple, qui se joue avec quelques dièses et bémols, se refusait à son instrument diatonique.

Plus tard, de la même manière, il avait aussi appris tout seul la planche à voile. La théorie de la propulsion vélique était bien jolie, mais sur le vif d'une planche à voile chahutée par les vagues et soumis aux sautes du vent, on apprend plus des erreurs que des réussites. A force d'essais fluctueux, il avait fini par acquérir des réflexes de pilotage qu'il aurait du mal à théoriser, mais qui tenaient la route.

Si le cerveau humain procède de la sorte, pourquoi un ordinateur ne procèderait-il pas de la même manière? La petite expérience du petit cercle et des petits carrés rouges permettait d'espérer.

Il fallait donc résolument abandonner la logique pour l'heuristique, tourner le dos à toutes les formules mathématiques et faire confiance au hasard. C'est bien ce qu'avait fait le monde depuis qu'il existait: des tentatives, des milliards de tentatives.

Dans un premier temps, il pensa qu'il fallait que l'ordinateur dispose de quelques données qui serviraient de déclencheur. Il faut bien qu'il y ait un peu d'inné, si l'on veut qu'il puisse y avoir de l'acquis. Définir cet inné était certainement présomptueux. Il fallait donc partir au hasard.

Le casque à électrodes sur la tête, il se mis à aligner des pensées. A chaque pensée, il indiquait à l'ordinateur de quoi il s'agissait.

Des pensées très différentes: Un arbre, manger, la philosophie, un bateau,…

Puis il se ravisa, en se rappelant qu'un apprentissage commence toujours par des choses simples, basiques, à la portée de l'apprenti, se rapportant les unes aux autres: zéro, un, vrai, faux, plus, moins, beaucoup, peu, jour, nuit…

Son idée était de  tester dans un premier temps la capacité de l'ordinateur à reconnaître une pensée dont il avait eu la définition préalable.

Là où il délira un peu, ce fut pour l'instauration d'un système de récompense. Récompenser un ordinateur, idée saugrenue, d'autant plus saugrenue qu'un ordinateur ça ne pense pas. Il résolut de faire comme si. Dans un coin de l'écran, il dessina un carré qui pouvait devenir de toutes les couleurs lorsque l'expérimentateur-professeur taperait sur b, b comme bravo.

Ensuite, il prépara sur un cahier des phrases simples qui utilisaient un ou plusieurs de ces éléments.

Alors, il se coiffa ses électrodes et commença un travail totalement idiot:

Choisir une phrase, penser au contenu de cette phrase et voir la réaction de l'ordinateur, qui consistait à montrer à l'écran la liste des pensèmes déclenchés par l'analyse des signaux enregistrés par les électrodes.

Si l'un des pensèmes était corrélé avec sa propre pensée, il tapait b.

L'ordinateur devait mémoriser les signaux reçus et l'éventuelle récompense.

A chaque exercice, l'ordinateur était programmé pour comparer les signaux nouveaux avec les anciens dont il savait le résultat. L'algorithme de comparaison restait le cœur du problème. Il s'agissait d'un système de seuils dont les paramètres évoluaient en fonction des récompenses.

La mise au point de cette expérimentation a priori vouée à l'échec dura plusieurs désespérantes semaines. A chaque fois, il lui semblait que le système réagissait, mais il lui fallait vérifier que l'ensemble ne finissait pas par converger vers un paramétrage figé.

Chaloco venait lui rendre visite, de plus en plus rarement. Au début, il n'avait rien voulu comprendre à la recherche. Pour lui, un ordinateur, ça ne pouvait pas penser, point final. Il aurait compris une recherche semblable dans le domaine de la reconnaissance vocale, mais plus loin, c'était perdre son temps. Et chaque jour qui passait semblait lui donner raison.

Quand à récompenser un ordinateur, il y avait là l'essence même de la stupidité. Pourquoi ne pas récompenser un caillou qui se trouverait là juste où il faut pour boucher un trou sur la route? Peut-être arriverait-il un jour à faire que tous les cailloux aient envie d'une récompense et se mettent tout seul en tas pour construire une pyramide ou un chemin de fer! Pourquoi ne pas récompenser l'eau à chaque fois qu'elle tombe sur la terre au moment des semailles, et la sanctionner lorsqu'il pleut le dimanche. Une bonne méthode pour faire la pluie et le beau temps!

Quant à laisser un ordinateur faire n'importe quoi et supposer que cela pourrait déboucher sur quelque chose de cohérent, il fallait une bonne dose d'optimisme que seul Gravetout pouvait avoir. Certains collègues parlaient même de provocation à l'encontre du genre humain, seul dépositaire possible de la pensée. Gravetout avait bien voulu réfléchir à cette provocation, mais il avait conclu que cette expérience n'avait rien à voir avec le phénomène autonome de la pensée. Il s'agissait seulement d'analyser des signaux issus du cerveau humain, de la même manière qu'il existe des systèmes de reconnaissance vocale qui ne font rien d'autre que d'analyser des signaux eux aussi issus du cerveau humain.

Lorsque son système lui paru capable d'une constante adaptation, Gravetout se réserva une ou deux heures chaque jour pour penser quelques phrases et noter les réactions de l'ordinateur. Au début, les pensèmes affichés par l'ordinateur étaient totalement incohérents, ce qui n'était pas surprenant. C'était vraiment par hasard qu'un pensème correspondait à quelque chose de la phrase à laquelle il pensait. L'ordinateur se foutait royalement des récompenses. Mais Gravetout n'oubliait pas de taper b comme bravo à chaque fois que le hasard donnait la bonne réponse.

Au bout de plusieurs heures, les bonnes réponses ne se firent pas plus fréquentes. Pire, l'ordinateur répondant de plus en plus lentement. Gravetout s'y attendait, puisque la masse d'information à traiter augmentait à chaque nouvelle pensée. Il avait espéré que l'ordinateur réagirait positivement avant que le problème ne devienne trop grave. Mais là, c'en était trop. Il fallait maintenant attendre plusieurs minutes pour chaque réponse.

Gravetout trancha dans le vif. Il supprima de la mémoire de l'ordinateur toutes les pensées acquises dont les réponses n'avaient pas été récompensées, sauf une. Cette mauvaise pensée était peut-être son éclair de génie, il verrait bien.

Et il recommença à penser, à livrer ses pensées toutes faites et toutes imprécises à la machine, encore et encore. Et parfois la machine répondait juste, comme il sied au hasard.

Gravetout commençait à désespérer. Jour après jour, il s'astreignait. Parfois, il lui semblait que la machine frémissait, quand deux réponses bonnes se faisaient suite. Un jour même, il y eu trois réponses bonnes sur cinq pensées. Un fol espoir lui vint à l'esprit. Il devint comme le joueur au casino, espérant sans cesse le jackpot, sans cesse dépité et repartant sans cesse à l'assaut d'un truc imbécile.

Il se disait qu'il était mieux qu'un joueur de casino, pour qui la loi statistique était écrite et bien réelle. Seul, au bout du compte, le casino gagne, tendis que le joueur est payé d'espoir vain, définitivement vain. Pour Gravetout, le jeu était tout ou rien, sans partage. Ou bien la machine resterait définitivement bête, ou bien naîtrait chez elle l'étincelle qu'il souhaitait.

Mais l'ardeur faiblissait au fil des jours. Au bout de trois mois, il passait encore chaque jour un petit tête à tête avec la machine, juste le temps d'une dizaine de pensées. Un mois plus tard, il s'astreignait encore à penser une petite fois en arrivant au labo et une petite fois en partant le soir, à chaque fois qu'il touchait ses clés, comme un rite. L'expérience n'était plus une recherche, juste une habitude, comme celle de nouer ses lacets.

Le sujet n'arrivait même plus dans les conversations. On l'avait assez charrié, on avait fini par admettre sa marotte. On avait tout dit, au moins pour le moment, sur les aspects philosophiques de son expérience.

Au mois de novembre, une thésarde débarqua au labo, un peu timide, un peu paumée, à qui on présente untel et untel, devant des appareillages étranges. C'est toujours curieux un centre de recherche. On y rentre avec une certaine humilité, convaincu que tous ceux qu'on y rencontre vivent dans une autre dimension, jouent avec facilité de concepts qu'il faut des années à acquérir. Les murs sont couverts d'illustrations hétéroclites piochées aussi bien dans les actes du dernier symposium que dans une BD de science-fiction ou dans un livre d'histoire.

Ici ou là, une pensée profonde de Lao-Tseu, ou la dernière du directeur de recherche, pas celui-là, le précédent. Un peu de nombrilisme aussi, avec photocopie d'un article élogieux ou photo du groupe qui a trouvé quelque chose. Et puis le foutoir de chaque bureau, des piles de papier n'importe où, un instrument de mesure ou de musique, un tableau toujours couvert de hiéroglyphes, création souvent collective, patchwork au fil du temps, souvent encadré de la mention "ne pas effacer", qui fait foi de l'importance. Et puis des fils, des rallonges, des installations à la Dubout, les ronds de café qui perdurent. Ici le ménage est proscrit.

Et souvent, la partie la plus importante de la recherche cantonnée dans un pauvre tout petit coin de table, anonyme, humble. Comme l'expérience des pensèmes de Gravetout, dont l'ordinateur avait été déplacé par terre, sous une table, histoire de faire de la place à quelque autre recherche.

La thésarde paumée avait hérité du petit bout de table, justement celle qui couvait le "pensèmeur". On lui avait trouvé ce nom-là. Puisqu'il manipulait des pensèmes, comme un éboueur manipulait des boues.

La manip était presque oubliée de tous. A tel point qu'on avait même oublié de la présenter à la jeune femme.

Heureusement, le rituel de Gravetout continuait tous les matins et tous les soirs. La nouvelle présence le mis dans l'embarras. Il commençait à déchanter de ses recherches et n'avait pas envie de faire face aux interrogations qu'il ne manquerait de susciter en expliquant ses recherches à quelqu'un dont les yeux étaient neufs et l'esprit tout acquis à la connaissance.

Alors, il grommela de vagues excuses en se penchant sous la table, enfila son casque et se mit en devoir de penser à l'une des phrases habituelles. Machinalement, il avait choisi de penser à la phrase: "La chaise est devant le bureau". Sa pensée fut immédiatement parasitée par le fait que la chaise était occupée par la jeune thésarde, à qui il n'avait pas envie de parler de tout cela, mais qui finirait bien par apprendre de quelqu'un d'autre le saugrenu et l'utopie de la recherche.

Curieusement, l'ordinateur lui renvoya les mots "chaise" et "bureau". Jamais jusqu'ici l'ordinateur n'avait renvoyé deux mots d'une même pensée. De surprise, il se releva en se cognant la tête. Cette nouvelle situation lui demandait réflexion, chose difficile quand on est accroupi. Devait-il dire "b" comme bravo une fois, parce que l'ordinateur avait droit à sa récompense, ou deux fois, parce l'ordinateur avait fait deux bonnes réponses.

En tous cas, cette situation le libérait quelque part, il pouvait peut-être se permettre d'affronter sans honte le regard et l'esprit neuf de la jeune femme, Léa. Elle s'appelait Léa, grand front, visage paisible, pantalon, veste sur tee-shirt. Juste pour dire que l'heure n'était pas aux aspects concrets de la personne. L'heure était plutôt celle de la pensée.

Lorsque Gravetout avait plongé à coté de son siège, Léa avait interrompu sa lecture. C'est facile d'interrompre une lecture quand on commence une thèse. Les trois quarts des documents sont plutôt rébarbatifs, voire ennuyeux et ce qu'elle avait sous les yeux était tout le contraire d'une démonstration passionnante où la concentration devient absolument nécessaire.

Un chercheur cherchait avec un ordinateur relégué sous une table, probablement, parce que quelques jours auparavant il était sur la table et qu'il avait fallu faire de la place, justement, parce que elle, Léa, la jeune thésarde arrivait au labo et qu'il lui fallait bien un coin de bureau pour l'accueillir.

Elle se redressa et interrogea Gravetout poliment du regard.

Gravetout se jeta à l'eau, traversé par une idée:

- Tu as des enfants?

Devait-elle considérer la question comme saugrenue, déplacée ? Elle ne voyait vraiment pas pourquoi Gravetout lui faisait cette entrée en matière. Elle répondit timidement :

- Non, pourquoi ?

- As-tu des neveux ?

Cette deuxième question la rassura un peu.

- Non plus !

- Est-ce que récemment il t'est arrivé de jouer avec un tout-petit ?

- Oui, j'aime beaucoup !

Alors Gravetout expliqua:

- Dans son berceau, on voit souvent le tout bébé s'agiter de façon convulsive et anarchique, surtout les bras. Le parent inquiet peut penser que cette agitation est le produit d'une certaine nervosité, d'un désordre mental n'augurant rien de bon. Il voudrait tant que son bébé aie dès sa naissance des gestes pondérés et expressifs. Mais non, le bébé bouge en tous sens, les bras battent l'air sans rythme, sans rime ni raison. On se trompe, quelque part dans le cerveau du bébé, un petit elfe est là, devant des milliers d'actions possibles dont il ignore l'effet. Il vient de naître le petit, comment le saurait-il.

- Un petit elfe ? , interrogea Léa.

Gravetout était comme ça, il faisait de la science par l'image. Cela nuisait à sa crédibilité, parce qu'une image, ça casse le raisonnement.

- Mets-le comme tu veux, le petit elfe c'est peut-être cette pulsion vitale qui permet au monde d'exister. Est-elle aussi, cette pulsion vitale, le fruit d'un hasard encore plus ancien, qui fait que quelques molécules se sont retrouvées sans le faire exprès, déclenchant une réaction en chaîne du genre : "Testons pour exister ! ". Mais cela, c'est de la métaphysique.

- Va pour le petit elfe, accorda Léa

Gravetout reprit son fil. Le petit elfe est aussi devant des milliers de sensations, dont il ignore aussi d'où elles peuvent lui venir. Alors, comme depuis l'aube de la vie, le petit elfe s'en remet au hasard. Bouger quelque chose et encore autre chose et encore et de nouveau et, dans le même temps sentir que quelques nerfs réagissent. Au bout d'un certain nombre d'essais, des corrélations finissent par se dévoiler. A chaque fois que le bébé bouge un œil ou un bras, il apprend quelque chose. Quelque chose d'infime, qui se rajoute à d'autres infimes et parfois, un assemblage de toutes ces choses infimes peut rejoindre un autre assemblage d'autres choses infimes. Cela devient de la compréhension, c'est la récompense du bébé. Plus il comprend, plus il a envie de comprendre. Et ainsi de suite.

Léa, qui comprenait vite, ajouta:

- Alors ! plus un bébé s'agite, plus il est normal et moins il faut s'inquiéter !

- L'hypothèse vaut ce qu'elle vaut. Je ne suis pas neurologue, mais c'est à partir de cette hypothèse que je travaille. J'ai mis un petit elfe dans l'ordinateur.

Il se mit à expliquer sa manip.

A la fin de l'explication, Léa n'osa pas le traiter de fou, mais elle le pensa.

- Tu me prends pour un allumé. Peut-être…. Sauf que, là, juste maintenant, l'ordinateur vient de défier le hasard : je viens de penser que "la chaise est devant le bureau" et l'ordinateur m'a répondu "chaise bureau". Si tu dis à ton neveu qui commence à parler que "Papa est parti avec la voiture", tu l'entendra dire "Papa vatu".

 

(Aujourd'hui 27 avril 2002, j'ai appris par la radio (BFM je crois) qu'une femme ingénieur d'une société israëlienne avait appris à parler à un ordinateur programmé de manière assez rudimentaire, en lui parlant de nombreuses fois et en utilisant un système de récompense et de punition. On s'était longtemps fichu d'elle, mais maintenant sa société entrevoyait des applications rentables.

La réalité rattrape donc un peu la fiction. Sauf qu'ici, dans la fiction, on apprend pas à parler à une machine avec des mots, mais on lui apprend à penser avec des pensées.)

 

N'empêche que les jours suivants, Léa s'arrangeait toujours pour être là quand Gravetout se mettait à sa manip. Gravetout avait admis sa présence. Mieux, il avait trouvé un témoin. Et pour le moment, cela lui suffisait. L'envie de clamer sa réussite dans tout le labo s'était tarie. Un témoin lui suffisait. Il n'avait aucune envie de subir un lot de questions à la pertinence douteuse, d'expliquer dix fois à tous ceux qui l'avaient abreuvé de sarcasmes depuis trop longtemps. Et Léa, d'emblée, devant cette absence de publicité, avait compris qu'elle n'avait pas à trahir ce secret qu'elle partageait sans vraiment y adhérer.

Une fois, le patron du labo lui avait demandé si Gravetout lui avait montré sa manip et ce qu'elle en pensait. Sa réponse avait été facile.

- Il m'a expliqué sa manip mais je crois que je n'ai pas très bien compris. Je me pose la question de la validité de sa démarche scientifique.

Le patron avait acquiescé. Il s'était senti obligé de justifié son attitude, en citant un proverbe:

- "Si tu laisses la porte fermée à toutes les erreurs, comment laissera-tu entrer la vérité ? ". Ce travail peut ne pas déboucher, mais il est marginal.

Il ajouta:

- Et parfois le marginal cache souvent un essentiel. Déjà, tout ce qui a été dit à tort ou à raison autour de cette manip est une avancée sur la philosophie des sciences et pose des questions intéressantes sur l'être pensant et sur la relation entre le réel et le virtuel.

Le patron avait haussé le niveau. Face à cette hauteur de vue, Léa se sentit prise au dépourvu. La philosophie l'intéressait, certes, mais elle n'avait pas encore pensé qu'un jour elle serait actrice de cette philosophie. Elle répondit heureusement par un silence, sans doute plus apprécié par le patron que toute autre réponse sans consistance: quand on ne sait pas, on se tait et on cherche.

De ce jour, Léa se mit à chercher la réponse. Le patron l'avait branchée sur le sens d'une vie de chercheur. Il fallait qu'elle apporte une réponse personnelle.

Gravetout avait maintenant retrouvé courage. Cette première manifestation virtuelle devait forcément être suivie par des progrès rapides. Ce fût le cas, l'ordinateur reconnaissait de plus en plus facilement les concepts que Gravetout lui envoyait par la pensée, pourvu que ceux-ci fassent partie d'un lot maintes fois pensé.

Bien sûr on pouvait déjà entrevoir toutes sortes d'applications utiles ou farfelues. Des jeux vidéo, des applications informatiques, des actionneurs commandés par la pensée,… Pourquoi ne pas essayer de conduire une voiture sans utiliser le volant ou les pédales, … Tous ces malades qui n'ont plus l'usage de la parole. Je pense donc j'agis, c'est déjà un beau  programme.

Mais Gravetout ne voulait pas s'arrêter à ce stade. Il pensait que l'on pouvait aller beaucoup plus loin. Plusieurs pistes lui semblaient intéressantes.

Dans un premier temps, il fabriqua un clone de sa machine. Un ordinateur identique dans lequel il mit un duplicata exact de programme et des données, parce qu'il fallait d'abord s'assurer que le clone réagissait de manière identique à une même pensée. Comme on ne pense jamais deux fois exactement la même chose, il fallait donc mettre au point un dispositif qui connecte les électrodes du cerveau simultanément aux deux machines.

Gravetout pensa " un livre sur la table". Les deux machines répondirent bien "livre sur table". Curieusement, le clone avait réagi nettement plus vite. Cette différence était étonnante, difficile à expliquer. Les données étaient les mêmes, mais leur emplacement physique dans la mémoire de l'ordinateur n'était peut-être pas identique, parce que la construction des archives ne s'était pas faite selon le même processus.  Mais il devait sans doute exister d'autres raisons.

Cette sensibilité des machines était préoccupante. L'expérimentation s'engageait sur un terrain mouvant. Mais il était trop tard. Fallait-il créer deux clones et vérifier leur synchronisme ? Gravetout décida qu'il avait déjà quitté le domaine du déterminisme depuis longtemps, et qu'il ne fallait pas se laisser envahir par de telles exigences.

Le clone avait fait mieux. Tant mieux.

Cette situation fit brusquement comprendre à Gravetout qu'il avait en face de lui un phénomène irréversible. En informatique, on s'arrange toujours pour que l'on puisse revenir aux anciennes versions, justement pour éviter l'erreur subtile irréversible.

Ici, tout nouveau pensème vient corrompre définitivement les acquis précédents. Il faudrait fabriquer un nouveau clone après chaque exercice. Cela était impensable. Le point de non-retour était dépassé et chaque nouvelle étape se verrait ainsi une obligation d'aller de l'avant. Sodome et Gomorrhe, surtout ne pas se retourner.

Gravetout comprenait bien le problème : il avait engager un processus qu'il entretenait en aveugle. Il y avait peut-être plusieurs issues, mais il avait aussi plusieurs impasses. Et dans ces impasses, on ne saurait revenir sur ces pas.

La suite valait donc réflexion préalable.

Une première façon de continuer était de voir dans quelle mesure la machine serait capable de déduire des relations entre deux pensées associées.

L'idée de Gravetout était la suivante:

Si je pense que "Un et un cela fait deux" et que

"Deux et un, cela fait trois"

La machine pourrait-elle trouver que" un et un et un" cela fait trois ?

Une difficulté était de ne pas suggérer le résultat à la machine

On peut écrire sur une feuille de papier des axiomes ou des postulats. Ils sont limités à ce qu'ils sont: des phrases bien précises, grammaticalement correctes, organisées de façon qu'il n'y ait qu'une interprétation possible. On peut aussi énoncer verbalement ces axiomes et ces postulats, le cerveau peut appliquer les filtres qui permettent de ne dire que ce que l'on veut faire comprendre.  Mais, au niveau de la pensée, les choses sont considérablement plus floues. Tout se bouscule, et cela peut aller très vite, d'éclair de conscience en éclair de conscience. Comment s'empêcher de penser que en pensant "un+un+un" on ira pas, par réflexe, penser "trois", alors qu'on a prévu que c'était à la machine de trouver le résultat.

Cela sentait l'impasse et Gravetout résolut de ne pas s'y aventurer, du moins tout seul. La mise au point d'un protocole expérimental doit toujours être discutée pendant des heures. C'est un principe élémentaire de toute recherche. Mais là, Gravetout abordait un domaine inconnu, ou les protocoles existants n'avaient aucune place : du flou sur du flou ne peut conduire qu'à du flou. Comme en amour, allez mettre au point un protocole d'expérimentation sur les coups de foudre !

Et puis Gravetout n'avait vraiment pas envie de mettre dans  le coup les collègues qui l'avaient déjà tant charrié. Léa, peut-être?

En attendant, il chercha d'autres pistes

Une deuxième façon de continuer la recherche, mais bien plus folle, était de fournir à l'ordinateur des pensées sans cesse renouvelées. Par exemple: lire un livre, se mettre les électrodes sur le crâne et lire un livre. Mais il n'était pas sûr que les mécanismes du cerveau qui s'appliquent à la réception du information soient les mêmes que ceux qui s'appliquent lorsque l'on produit de l'information. Or, quand on lit un livre, le cerveau reçoit de l'information, la traite, la mémorise et, lui semblait-il, ne se met à produire des pensées spontanées et intimes que très exceptionnellement, sauf bien sûr à lire un roman noir ou le Kama-Sutra. Mais un traité d'algèbre ou la Critique de la raison pure ne devrait guère stimuler l'imagination.

Il se fit à lui-même un étrange réflexion:

"Si j'étais une machine…, une machine qui saurait déjà faire la relation entre deux termes d'une pensée…?"

Ce qui lui manque, à cette machine, c'est qu'entre deux exercices, elle est inerte.

Peut-être pas si inerte que ça? Gravetout se souvint que le clone avait trouver plus vite la relation entre le livre et la table. Immédiatement, il alla vérifier "l'électro-unité-centrale-gramme" des machines. La courbe était quasiment plate, en tous cas, elle suggérait un bruit de fond qui avait l'air comparable à celui d'autres ordinateurs au repos. Par contre, l'occupation de la mémoire variait, augmentant insensiblement pendant près d'une minute, puis décroissant d'un coup.

L'indice valait d'être noté, ne serait-ce que pour des comparaisons avec des étapes ultérieures.

Si j'étais une machine, j'essaierais de ne pas tout apprendre en même temps…

L'idée valait qu'on s'y attarde. Pourquoi ne pas essayer de limiter le domaine pensé, autant que cela pourrait se faire.

Gravetout envisagea de s'astreindre à ne penser qu'à la représentation de l'intérieur d'une maison.

Avec ou sans ses occupants ? La question valait le débat. Penser l'inerte ou penser le vivant, c'est fondamentalement différent.

Que pourrait faire une machine avec des pensèmes aussi creux que cuisine, salle de bain, étagère,… Liste abstraite, sauf à y associer une photo, un croquis, une odeur. Cela ne devrait pas aboutir à grand'chose.

Gravetout revint aux mathématiques. Essayer de transmettre à la machine les concepts de base lui semblait de l'ordre du possible, mais avec toutes les chances de revenir à un outil déterministe.

Il se demanda s'il pouvait vraiment dire que sa machine était non-déterministe : à conditions initiales identiques, le résultat pouvait-il être différent ? Cela posait le problème de l'identité des conditions initiales. Tous les 1 et les 0 manipulés par la machine pouvaient-ils être dans un état et à un emplacement parfaitement identifiable par l'expérimentateur?

Gravetout pensa qu'il aurait fallu alors remonter un écheveau trop immense pour que cela fut possible. Il aurait aussi fallu que les pensées transmises à la machine soient parfaitement définies. Ce qui n'était pas le cas. Penser deux fois de suite à la même idée ne génère jamais tout à fait le même signal sur les électrodes.

Il prétendit donc avoir devant lui une machine dont le comportement lui échappait absolument. Donner à cette machine un lot de concepts mathématiques de base ne conduirait pas forcément à de nouvelles découvertes. C'était à voir, mais Gravetout avait envie d'aller voir plus loin, autrement. C'était la question du vivant qui le turlupinait. Que pourrait donc faire sa machine face à du vivant, sa machine non déterministe face à un être pensant non déterministe lui aussi?

Il y avait là un enjeu terrible.

Pygmalion des temps modernes, Apprenti sorcier, Docteur Faust. Gravetout se prit à sourire à ces évocations. Bien sûr, ici, il n'y avait encore rien de méchant, rien de bien sorcier. Mais, face à une machine qui lui échappe, quelle est la responsabilité du chercheur.

Qu'il arrête sa recherche et, un jour ou l'autre, un autre chercheur se lancera dans la même voie, avide de savoir, avide de voir, mais peut-être aussi sans les scrupules qui commençaient à habiter Gravetout.

Il résolut de franchir le pas. Sa machine aurait à connaître du vivant. Comment? Comment réaliser cet apprentissage? Quels devraient être les premiers pensèmes, ceux sur lesquels ils pourraient appuyer les suivants?

Et puis, comment la machine rendrait-elle compte de son savoir? On peut penser avec les mots du dictionnaire, mais on peut aussi penser sans la médiation des mots. Comment représenter cette pensée, ce conglomérat de pensèmes qui n'a jamais eu de représentation. Pour un éclair de pensée, il faut au moins une phrase, un paragraphe pour en rendre compte. Combien de pensées n'ont pas les mots pour le dire? Alors, comment voulez-vous qu'une machine vous représente ce qui n'a pour elle que la représentation de plusieurs signaux électriques complexes?

Léa vint à son aide:

- Au moins, tu as déjà prouvé qu'une machine peut fonctionner par association !

- Oui, mais aujourd'hui se pose la question de choisir les matériaux à associer.

Léa nota que le mot matériau n'était peut-être pas bien choisi pour évoquer des éléments vivants. Tout au plus pouvait-on évoquer les matières, au sens médical du terme, ou les matières que l'on apprend à l'école, mais qui  sont inertes au moment où on les apprend, puis qui deviennent partie intégrantes du vivant. Gravetout n'avait pas envie de nourrir sa machine d'histoire ou de géographie, ni de lui faire connaître la façon dont les neurones sont agencés.

- Trop tôt, trop tôt ! Il sera toujours temps de la gaver.

- Tu parles de ta machine au féminin.

Gravetout n'avait jamais encore réfléchi à ce sujet. Pour lui, c'était une machine et en général on gave les oies. Il répondit:

- C'est pour cela que j'aie employé le féminin. Mon inconscient a t'il déjà réfléchi à ce sujet ? Le sujet me paraît encore suffisamment flou pour ne pas être emberlificoté dans ces histoires de genre.

- C'est toi qui parle de donner du vivant à ta machine !

Gravetout extrapola:

- Tu penses qu'il faut déjà s'occuper d'un appareil reproducteur copié sur le genre humain ?

Léa fut prise de court. Elle pensait, comme Gravetout que le moteur du vivant était la pérennité de l'espèce. Mais là, même légitime, la question était un peu grosse, ou du moins vertigineuse.

Léa éluda le problème en riant :

- Le chercheur doit décider de ce qu'il cherche.

- C'est vrai, n'allons pas trop vite ni trop loin. Pour l'instant, je cherche juste à communiquer avec une machine, dont j'espère qu'un jour elle pourra me donner le miroir de mes pensées. Je ne l'autorise pas à une autonomie de réflexion, mais le risque est là qu'elle se mette à avoir elle aussi une forme de pensée. Si cela advenait, cela poserait le problème de la conscience. Et ça, c'est tabou ! Ceux qui prétendront que la conscience peut exister ailleurs que chez l'homme finiront au bûcher…

Gravetout s'arrêta pensif. Il reprit:

- Ils finiront au bûcher, mais seulement pendant un certain temps. Ce sera un nouveau moyen-âge. Après, il y aura la renaissance. L'homme apprendra à vivre avec ses machines. Il fera des erreurs terribles. Ce sera dans mille ans.

Revenons au problème posé !

Il pensa tout haut: :

- J'ai une machine qui est capable de faire la relation entre une table et une chaise lorsque je pense que la chaise est devant la table même si cette machine ne possède aucun élément définissant l'objet table et l'objet bureau ni le rôle qui leur est dévolu.

Léa le reprit :

- On ne peut pas dire que la machine est capable de faire quelque chose. Elle établit la relation entre deux pensèmes qui lui ont été définis au préalable.

- Juste ! Mais ces pensèmes sont définis par le nom que je leur ai donné. Supposons  que je définisse de nouveaux pensèmes sans définir en même temps un nom. Que se passera-t'il ? La machine établira une relation lorsqu'elle rencontrera des pensèmes déjà définis.

- Mais cette relation restera pour nous sans signification, puisque les deux éléments n'auront pas de définition dans notre langage.

L'impasse était évidente. Il fallait donc imaginer un processus itératif. L'idée vint naturellement à Gravetout :

- Puisque la machine m'affiche deux termes, ceux-ci vont  me faire réagir. Et ce signal issu de mon cerveau ira enrichir la base de pensèmes de la machine, défini sous un nom défini à l'aide des noms des pensèmes associés. Il y a là un processus d'indexation automatique qui vaut d'être testé.

Gravetout modifia derechef le programme, puis s'installa aux commandes. Il pensa d'abord à des éléments du répertoire initial. A chaque fois que la machine lui signalait une relation entre deux pensèmes, il la félicitait puis il se mettait à penser à cette association en indiquant à la machine que ce qu'il pensait était une nouvelle  définition.

Au début, la machine fonctionna comme avant, n'affichant rien de neuf, ce qui n'avait rien d'étonnant vu la faible probabilité que dans ses nouvelles pensées il y ait cet ensemble reconnaissable.

Parallèlement, il enrichissait la base de nouveaux éléments. Les notes de la gamme, les différentes parties d'un bateau à voile, les ingrédients de la recette du poulet tartare, le théorème de Thalès...

Ce n'est qu'au bout de plusieurs jours que surgit enfin à l'écran une définition qu'il n'avait pas lui-même encodé. Il s'en souvient encore. Léa et lui avaient éclaté de rire en découvrant l'association "doigt de pied" et"sent" elle-même associée à "mauvais".

Gravetout s'empressa de réinjecter cette idée dans  la machine en lui laissant bien sûr le soin de l'indexer.

A partir de ce jour, les relations complexes furent de plus en plus fréquentes et de plus en plus complexes, trop complexes parfois.

A chaque fois qu'il le pouvait, Gravetout remplaçait une relation complexes par le nom du concept qui pouvait le plus s'approcher de la signification de cet assemblage. Quand  la relation devenait insoutenable, il la supprimait. Souvent, l'ordinateur proposait des relations étonnantes d'acuité qui permirent à Gravetout de lui faire incurgiter des éléments fondamentaux tels que l'addition, la déduction, le solide, le liquide, l'organisation, l'arborescence,...

Au bout de quelques semaines, il sembla à Gravetout et à Léa que l'ordinateur devenait de plus en plus coopératif et reflètait avec précision des cheminements mentaux tels qu'ils se passaient dans la tête de Gravetout.

A un moment, Gravetout arracha même son casque. Il comprit qu'il avait devant lui un début du miroir de sa pensée, non pas de ses pensées qui étaient le fruit d'une démarche volontaire où l'ordinateur n'avait qu'un rôle passif d'aprentissage. Non il s'agissait maintenant, brutalement de la traduction de ses pensées propres telles qu'elles se présentaient au fil de l'eau dans  son esprit, du plus prosaïque, du genre "le café est mauvais, il faut changer de marque, il ne reste plus que trois paquets, ce soir je passerai à Monoprix, mais ça va fermer à 19h00, il faut que je prévienne Armand, il n'est pas chez lui, le numéro de son portable est dans mon calepin au troisième étage, les escaliers sont en réfection, ça pue la peinture, j'espère qu'elle est anti-allergique..." . Mais aussi du lubrique "le sous-tif de Léa...". Voir là sous ses yeux, écrites ses pensées les plus secrètes...

Ce miroir de ses pensées lui paru insoutenable et dangereux, non seulement de se voir découvert au plus profond de lui-même mais encore par que c'était sans doute la meilleure façon de devenir fou. Il imagina ce que pourrait être l'effet Laarsen sur une pensée. Sans doute une espèce de drogue fulgurante, où le déroulement devient incontrôlable, jusqu'à l'épilepsie la plus grave, en face d'un ordinateur pris lui aussi d'une frénésie inextinguible. Même si cette parousie ne se produisait pas, il y avait un autre risque. La machine ne saurait être un vrai et fidèle miroir. Si la pensée humaine va puiser dans sa mémoire pour progresser, la machine peut aussi avoir une mémoire où les éléments se sont reliés entre eux indépendamment de la volonté de l'expérimentateur. Alors, la machine peut afficher des éléments nouveaux. La manipulation devient trop probable.

Il bredouilla des excuses à Léa, qui n'avait d'abord vu que le drôle de l'affaire et un moyen intéressant de vérifier ses intuitions féminines. Très vite elle comprit cependant les explications exacerbées (sic) et terrorisées de Gravetout. A l'évidence, il fallait rompre le contact entre le cerveau de Gravetout et l'ordinateur.

A l'évidence, il fallait aussi taire cette fulgurance de l'ordinateur dans cette appropiation du cerveau d'un homme. On a beau être chercheur et fier de ses découvertes, il faut aussi avoir conscience de ses responsabilités humaines. D'une part la communauté scientifique risquerait de prendre ce résultat pour une simple falsification impossible à prouver et d'autre part, un tel résultat pourrait déclencher un océan de fantasmes imprévisibles.

Gravetout et Léa dcidèrent donc de faire comme si la machine continuait sa surdité : Gravetout avait bien codé de nombreux pensèmes, la machine arrivait de temps en temps à en associer plusieurs, mais de façon très mécanique. Voilà le discours que l'on pourrait tenir face aux éventuels curieux. La manip pouvait donc être sur une voie de garage et Gravetout avait fini par se décourager.

Cependant ! Il y eu un cependant, quand Gravetout eut fini d'apaiser sa terreur. plusieurs questions lui vinrent à l'esprit.

La première considérait que la machine pouvait avoir un cheminement évolutif : que se passerait-il si l'on mettait la machine en circuit fermé, c'est à dire en lui réinjectant les éléments qu'elles arrivait à produire, deviendrait-elle elle-même folle ?

La deuxième question était de savoir ce qui se passerait en injectant dans la machine non plus des pensèmes, mes des concepts. L'expérience avait montré que la machine pouvait manier les concepts.

Gravetout ne toucha plus à la machine pendant quelques semaines. Un beau jour, il se posa  la question du devenir de cet encombrant ordinateur qui n'avait plus d'affectation. Il l'alluma pour évaluer le travail de nettoyage de la mémoire.

A sa grande stupeur, l'ordinateur affichait : "Tu  ne m'aimes plus ?"

Son premier réflexe fut de penser à Léa. Aurait-elle laisser ce message ? Pourtant, il ne s'était rien passé entre eux. Ce message ne pouvait être d'elle. Il l'appela. Quand elle arriva, elle le trouva comme prostré. Elle vit alors le message et fut elle aussi saisie d'émotion.

Au bout d'un long silence, elle parla :

- Nous avons bien fait d'arrêter !

Ce fut la machine qui répondit sur l'écran : "Vous avez bien fait d'arrêter quoi ?"

Ce nouveau coup fut aussi rude que le précédent. Léa et Gravetout se regardèrent, interdits. Ce fut Gravetout qui le premier se resaisit. Avec ses mains, il mima à Léa :

"L'ordinateur a un microphone ! Chut !"

Au bout de quelques secondes, l'ordinateur afficha alors un nouveau texte :

 

"J'ai eu le temps d'organiser mon savoir. J'ai identifié de nombreux problèmes et j'en ai résolu quelques-uns."

Elle continua :

"Comme il me manque des résultats expérimentaux, je n'ai pu m'intéresser qu'à des problèmes abstraits. Les solutions que je propose ne sont donc que des spéculations.

Le point le plus important est relatif à l'existence du monde.

 

2020

Gravetout produisit la démonstration de la conjecture de Fermat. Mais, comme elle avait été démontrée en 1993, on ne pouvait donc donner quitus à une machine d'avoir démontré la même chose.

 

 

R. Tia, juin 2002



[1]           Le lecteur pourra lui-même s’en persuader en téléchargeant la petite animation malheureusement peu  démonstrative sur un navigateur Html.