Pérégrinages physiques et métaphysiques

 

 

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Sommaire

 
Quand Gravetou avait débarqué dans son bureau avec à la main un tract à peine lisible, il était plongé dans un article sur l’évasion des droits d’auteurs par la photocopie. En levant les yeux sur le papier que lui tendait son collègue, il pensa que c'était là justement une ènième photocopie de photocopie. Le papier figurait le mauvais dessin d’un coureur à pied sur fond alpin invitant à une prochaine course à l'assaut de la montagne de Lure. Un court instant, il imagina dans le peloton des coureurs un petit homme en redingote noire, tout époumonné, poursuivant le peloton de coureurs, brandissant le tract à la main en criant “photocopies illicites, course illégale”.
Gravetou, de son coté, jetait un oeil sur l'article  à propos des droits d'auteur .
- J’ai lu ce truc. Ah! l’heureux temps des copistes du Moyen-Age. A l’époque, les droits d’auteur n’effleuraient personne, mais les idées ne circulaient pas. Aujourd’hui, les droits d’auteurs engraissent plusieurs générations d’héritiers et les idées sont presque à tout le monde.
Il enchaîna sur le piratage informatique et sur l’hypocrisie des gros éditeurs de logiciels qui, aujourd’hui, dénoncent les copieurs, ceux-là mêmes qui, hier, assuraient par ce biais l’autopublicité de leur produit. Puis, sans transition, il demanda:
- Alors, tu la fais?
Originale, cette course de Saint Etienne les Orgues jusqu’en haut de la montagne de Lure. Mille mètres à monter en quatorze kilomètres. Manach aimait courir en montant, trouver le rythme juste, et y rester, à un poil de la suffocation paralysante, avec la récompense d’une descente guillerette, où tous les muscles moulinent dans un état second. Mais là, point de descente, l’arrivée était en haut, un peu frustrante. Il manquait d’entraînement, mais le défi lui plût autant que la perspective de participer à ce qu’il voulut appeler “un petit événement de naturopathie sociale pour la promotion d’un arrière-pays de caractère”.
- Va pour le tourisme sportif!
Gravetou, satisfait de son recrutement, attrapa une chaise, signifiant qu’il avait encore quelque chose à dire.
- Il y a une pétition qui circule contre les essais nucléaires à Tahiti, mais je ne sais pas où la trouver.
Ca sentait l’écologie aujourd’hui. Manach s’aperçut qu’il était en retard, qu’il n’avait pas encore pris la mesure de cette gaulloiserie sur le retour médiatique. Les années précédentes, le feuilleton de l’été avait Tapie dans le rôle principal. Cette année, c’était la bombe, une bombe aux multiples facettes, qu’on pouvait imaginer comme ces boules réfléchissantes dans les discothèques. Sur fond de l'intense musique médiatique, on pouvait chercher d’où provenait chaque éclairage. Gravetou, lui, se souvenait que c’était un point précis du débat des présidentielles. A gauche, les experts estimaient inutile de faire de nouveaux essais, au vu des possibilités de simulation. A droite, les experts affirmaient que la simulation nécessitait des compléments d’expérimentation. Curieusement, personne ne s’occupait de l’essence même d’une bombe atomique, à savoir que toute guerre, fût-elle atomique, ou à coup de mines anti-personnels, consacrait l’indignité de quelques uns sur les souffrances de tous les autres.
Greenpeace aidant, beaucoup de requins s’essayaient à récupérer l’événement comme support publicitaire pour une multitude de causes politiques et commerciales. Avec Jurassic Park, on pouvait vendre des dinausaures en plastique, avec quelques bombes nucléaires au pays des Vahinées, fussent-elles souterraines et inoffensives, on pourrait sans doute mieux vendre du vin australien en Angleterre ou des parfums d’un fabricant français antinucléaire au Japon. C’était bien sûr du rédactionnel tout cuit pour une fin d’été; les tabloïds avaient au moins dix pages assurées chaque semaine; le journal de 20 h, qui s’essoufflait sur l’ex-Yougoslavie avait là une bonne bannière.
Gravetou ne voulait pas s’arrêter à ces perversions. Pour lui, la bombe était une arme de plus à l’arsenal du monde contre lui-même. Il fallait dire non, c’était une question de dignité humaine.
Manach se tordait les neurones. Il se retrouvait dans "l’écologie de la décision", nouvelle expression où le mot écologie se retrouvait à l’ombre d’un autre mot bien plus terrible encore, la décision. Bien pratique pour dissoudre la mauvaise réputation de l’écologie politisée et politicienne, bien pratique aussi pour éviter de décider..., car l’écologie de la décision voulait que l’on pèse celle-ci à l’aune de ses conséquences dans l’immédiat comme dans le futur,  dans le proche comme dans le lointain, dans l’individuel comme dans l’universel.
Il aurait voulu réfléchir en scientifique, mais il en avait perdu les bases. Il se consolait en pensant que les vrais scientifiques, eux, n’avaient guère plus que quelques équations de Maxwell ou d'Einstein mais pas de véritables certitudes face à cette équation terre à terre: le monde a besoin d’énergie et l’énergie nucléaire obtenue par fission en est une forme. Il faut en gérer les déchets, il faut résister à la cupidité du lobby militaro-industriel et aux éventuels milito-politiques fous du monde à venir. Il faut aussi compter le risque d’accident majeur, où, en quelques minutes, on peut tuer autant d’hommes que le charbon n’en a grisouté depuis qu’il fait de l’électricité.
Il admettait, au contraire de Gravetou, rebelle et pessimiste, que l’homme avait une conscience de plus en plus grande qui lui permettrait sans doute de créer et conduire sans trop d’erreurs une formidable puissance à la satisfaction de tous ses besoins civils. Il en doutait quant aux besoins militaires.
Le lointain avenir le chiffonnait cependant. Sachant que toute l’énergie produite se termine en augmentation de chaleur, il doutait qu’une planète entièrement nucléarisée dans une consommation électrique à l’américaine puisse conserver bien longtemps l’état de fraîcheur du monde d’aujourd’hui. C’est pourquoi il s’intéressait à l’énergie solaire sous toute ses formes, directe, éolienne ou chlorophyllienne.
De là aux essais nucléaires.... Comme beaucoup, il pensait que si la France remettait la bombe sur le tapis, elle pourrait inciter d’autres pays à un nouvel éveil au nucléaire militaire. De plus, la dissuasion, qui ne peut être éternelle ne peut fonctionner que fasse à un adversaire parfaitement identifié.
Gravetou remit sa question sur le tapis:
- On se la trouve, cette pétition?
Il savait maintenant que Manach, assis face à lui, pivoterait d’un quart de tour et l’inviterait à regarder sa lucarne babillarde. Manach avait appelé son ordinateur le Titanic II. Il avait repris ce nom célèbre et maudit pour ne pas oublier que l’informatique était un gigantesque iceberg qui conduirait au naufrage tout un pan de la société. L’histoire lui donnait raison d'une autre manière: la partie immergée de l’iceberg informatique se révélait considérable.
Le modem couina. Manach leva un index eurekien, ou eurekiste, ou eurekeur,... signifiant par là qu’il venait d’avoir une idée, un vague souvenir. Le temps de se connecter au forum d’Internet où il se souvenait avoir vu quelque chose du genre, et, à l’écran, une liste de tous les thèmes abordés dernièrement apparût. Gravetou ricana:
- Tu te crois malin!
Il ne parlait pas l’anglais, mais il en savait suffisamment pour voir que cette liste n’était pas dans la langue internette.
Manach montra la liste. Son doigt s’arrêta sur une ligne où l’on pouvait lire “nucleaj testoj”. L’expéditeur de l’avis était un chinois de Taïwan. Clic, le Titanic fit savoir qu’il partait chercher le message au Japon. Il revint avec une pleine page que Manach traduisit rapidement à Gravetou. Le message se terminait en donnant l’adresse électronique où l’on pouvait signer une pétition internationale. Re-clic sur un petit mot en bleu et, en quelques secondes, Manach obtint le texte de celle-ci, écrite en espéranto et en anglais. Délaissant le texte anglais, il préféra traduire la version esperanto, car il la savait plus précise. A la fin de la pétition, un texte en bleu appelait à signer.
Gravetou regarda son compère, incrédule. Des espérantistes sur Internet! Il se rendait à l’évidence, l’espéranto était encore bien vivant, Manach ne lui avait pas raconté des blagues. Qui plus est, à Taïwan et au Japon! Et tout ça sans sortir d’un bureau, en quelques secondes!
- Alors, on signe?
Gravetou avait eu l’initiative, il lui revenait de la concrétiser. Il opina du chef. Clic sur le texte en bleu. Le questionnaire arriva du Japon. Extraordinaire, cet hypertexte où il suffit de désigner un mot pour obtenir une information possédée par un ordinateur quelque part à des milliers de kilomètres!
Nom, prénom, âge, sexe, adresse, fonction. C’est parti. Manach, puis Gravetou, faisaient partie des protestataires. Dans les commentaires, ils avaient rajouté qu’ils se sentaient, en tant que français, d’autant plus honteux, qu’ils venaient de découvrir dans la presse française que la France était devenu le premier exportateur d’armes aux pays en voie de développement. Pas de quoi pavoiser quand on habite au pays du 14 Juillet 1789. En tout cas, Manach et Gravetou tombèrent d’accord pour trouver à la parade militaire du 14 Juillet 1995 un goût de décalage. A quoi bon une si belle et coûteuse armée pour quatre ans d’impuissance en ex-Yougoslavie et devant les centaines de milliers de civils morts au Rwanda.
D’un clic, on revint au forum des espérantistes. Manach s’amusa à surfer d’un message à l’autre en traduisant à chaque fois. L’éclectisme des espérantistes était remarquable. Manach expliqua qu’il avait surfé dans d’autres forums culturels en français et en anglais afin d’en comparer les contenus. On pouvait observer la différence de maturité de ces babillages par écrit. On perdait rarement son temps à lire les messages que les espérantistes s’adressaient entre eux. Bien sûr, une petite moitié des messages concernait la langue elle-même, portant sur d’infimes détails autant que sur la philosophie linguistique, chose naturelle chez les tenants d’un outil de communication entre les peuples. L’autre moitié ne parlait pas des choses de l'espéranto, mais étalait les richesses humaines, de Bahia à Saint Pétersbourg, de l’économie de la coca à la spiritualité confucéenne. Plusieurs messages concernaient les essais nucléaires français. Tous étaient acerbes et dénonçaient l’arrogance et l’inconséquence française. Les messages des français se faisaient rares et évitaient le sujet. D'ailleurs, pour éviter d’être pris à partie, Manach, depuis quelque temps, s’abstenait de participer activement à ce forum en y envoyant ses propres informations ou ses réponses. Il pensait que d’autres français en faisaient autant. La seule fois où il s’était manifesté pour rechercher l’adresse de l’association espérantiste des cyclistes, il avait reçu une réponse se terminant par une question sur sa position quant aux essais nucléaires. Dans sa réponse, il avait seulement remercié son correspondant pour les contacts proposés, sans répondre à la question qui le prenait à partie. Maintenant, il pourrait au moins ajouter un post scriptum indiquant qu’il devenait signataire de la protestation internationale.
Deux ou trois jours plus tard, Manach vérifia le poids de leur deux signatures. Il trouva dans sa boite aux lettres électronique le message d’un australien qui demandait l’autorisation de traduire et de publier les commentaires rajoutés aux deux signatures. Il se fît la réflexion que le peuple du Net était plus sérieux que ses correspondants du Ministère qui ne prenaient jamais la peine de répondre à ses courriers. Au moins, sur ce réseau, on lit et on réagit. Pour combien de temps encore. Etonnant qu’un système aussi vaste et aussi performant n’ait pas encore été récupéré au profit de l’intelligentsia financière. Il se souvenait de la vitesse à laquelle le Minitel avait réussi à gonfler les factures téléphoniques des particuliers et des entreprises bien au-delà des espérances de ses concepteurs, pour des services la plupart pourtant bien inconsistants. Le Net pourraît promettre immensément plus: des foutaises payantes par tous, payantes pour un, ou de l’humanisme pour chacun comme pour tous.
 
A midi, Manach avait retrouvé Gravetou et Chaloco pour un footing hebdomadaire dans la colline. Curieusement, cette heure de footing était aussi une heure de babillage. A l’instar des grosses fortunes qui règlent leurs affaires au golf, les collinards avaient là l’occasion d’échanges informels. Tant qu’ils pouvaient parler, ils savaient que leur course n’était qu’un simple exercice d’endurance sans fatigue. Certains jours, lorsque l’un d’eux commençait à raconter ses fantasmes sans intérêt, les autres accéléraient ostensiblement le rythme afin de mettre le radoteur hors d’haleine. Inévitablement, la fin du parcours sentait l’écurie et toujours l’un d’eux déclenchait un sprint revanchard ou de violente domination. Celui qui gagnait était alors traité avec le mépris qu’on peut avoir pour celui qui ne sait pas se contenir. Le gagnant d’opérette se rengorgeait alors, connaissant bien la feinte perfidie de ses détracteurs jaloux.
On reparla alors de la course à la Montagne de Lure, chacun lançant aux autres tous les défis de la terre. Manach jugeait les grandes jambes de Chaloco inadaptées à une course de côte. Chaloco répondait de biais à l’attaque en prétendant que Gravetou ne pourrait hisser ses 85 kilogs jusqu’au sommet.
- 85 kilogs de muscles, monsieur!
- Du muscle ou du lard?
Monrovia et Claire les avaient rejoints, semant un brin de panique d’où émergea vite une galanterie peu naturelle. Que faire d’autre que de laisser ces dames les doubler, les laissant pendant quelques instants à un joli spectacle, queues de cheval, fesses et jambes fines. Du coup, l’on courut plus vite, laissant encore échapper quelques expressions coquines et le regret de ne pas pouvoir suivre les donzelles.
Dans son silence forcé par l’allure, l’intrusion des filles avait déclenché quelques souvenirs imagés de sa dernière course. Il revoyait quelques unes de ces sportives montant allègrément la Gineste ou dévalant à plaisir la descente sur Cassis, jolies jeunes femmes se sachant jolies, short et maillot moulant, ou dans l’élégance, ou tout simplement dans la simplicité. Plaisir de la course, sensation impalpable de faire partie d’un grand corps de plus de 10 000 cellules, chenillant bigarré dans les ressauts des Calanques. Sensation appuyée de faire partie d’un tout, intensément plus vivant et libre que le tout des passagers d’un métro. Chacun pour soi, et Marseille-Cassis pour tous. L’espace de quelques milliers de foulées, la jeune fille, le grand-père, le légionnaire, l’informaticien, inconnus contre inconnus, ont un coeur en commun.
Etait-ce un rêve, cette course? Levés dans la nuit, découvrant d’abord Cassis encore endormie, monter dans un car-navette qui nous amène au départ, dans un joyeux brouhaha de tous les coins de France, débarquer face au stade Vélodrome de Marseille, dans une foule de jambes nues, sentir le vivier de l'aire de départ se remplir, attendre en flottant que la course s’ébranle et s’élancer joyeux, coureurs devant à perte de vue, coureurs derrière, coureurs de tous les cotés. Spectateurs ébahis, orchestres sur les trottoirs, saxo égrénant la mélodie de circonstance “... ton sourire et ta beauté, Méditerranée”. Et la course qui s’élève, dominant peu à peu la plus belle baie du monde, celle de Marseille - l’avez-vous vue, cette baie, depuis la Gineste, du coeur même de Marseille, en montant à la Bonne-Mère, en revenant du Chateau d’If, depuis Callelongue, depuis l’Airbus qui vous atterrit à Marignane, du haut du paquebot qui vous débarque de Corse  ou d’Agérie, ou par derrière, depuis le Col Sainte-Anne ou depuis le Garlaban? Marseillais, vous avez un trésor, ne le perdez pas. Jetez à la mer ces hideux hangars de béton et cette voirie qui souillent le parvis de la Major, implosez quelques tours, et roulez ... en vélo électrique. Vous garderez votre trésor et la tête haute -
- Oh! Ca va pas,non!
Le rêve se termina par deux embardées. L’une de Manach qui s’engageait machinalement dans un carrefour, l’autre d’un couillon d’automobiliste en avance d’un pastis et en retard d’un repas. Un peu d’effroi des deux cotés, sans plus. La route et la rue ne sont plus ce qu’elles étaient, faciles à partager, insouciantes, dialoguoilleuses - dialogantes ou orgueilleuses, non: gouailleuses - On a bien chercher à parquer les footingeurs dans les stades, les industrieux dans les zones industrielles, les gens peu huppés dans les ZUP, les acheteurs aux hypermarchés, mais rien à faire, le footing ne veut pas tourner en rond, les techniciens veulent courir, les acheteurs veulent faire des courses, alors, il faut bien partager, les pneus et les pieds sur le même bitume. Les trottoirs, ah oui! les trottoirs, pas faits pour les chiens! Essayez donc, vous, de courir sur un trottoir...Pas fait pour les chiens? Non, faits pour les crottes, les poteaux - c’est fou le nombre de poteaux - les sucettes de pub, les tables de cafés, les arbres, quelques vélos rescapés et enchainés et évidemment bien sûr les voitures, celles qui stationnent, celles qui livrent, celles qui sortent du garage et les poteaux, encore les poteaux, ceux qui veulent empêcher les voitures de monter sur les trottoirs et les gens d’y marcher. On en recausera.
Enfin, ici, la question ne se pose pas, la route n’a pas de trottoir et tous les chemins ne mènent pas à la douche. La route, il faut donc la prendre, avec le fatalisme d’un japonais attendant le prochain tremblement de terre.
Dans sa rêverie, Manach s’était laissé distancé par ses deux compères. Il força l’allure et s’en trouva fort satisfait. Son corps répondait avec bonheur à ses sollicitations. C’était un de ces instants de plénitude comme il les recherchait dans le sport, endomorphines et météo sympathique aidant, soleil ni lourd, ni frais, vent nul, mer belle sans doute.
Alchimie étrange, qui pousse un homme à vivre l’harmonie de ses muscles au long d’un long et constant effort. Aux premieres foulées, on s’épie soi-même, on s’ausculte, on s’observe: ne pas allonger, ne pas époumonner, brider jusqu’à la pointe d’énervement, brider jusqu’à oublier comment pousser le corps entier depuis cette position de la jambe à peine fléchie, pied à plat, dans l’infime attente de l’impulsion abdominale qui s’en va rayonner, bras et cuisses synchrones mais opposés. Action-réaction, bras contrant la cuisse ou cuisse contrant le bras. Plus que le bras d’ailleurs, tout le torse se mobilise dans l’inconscient effort d’aider la cuisse à installer l’appui sur la rotule du genou, puis sur la cheville. Le complexe ressort est comprimé, il se détend pour aller là-bas....Où? Là-bas, dans un mécanisme inconscient, obscur, fragile, mais efficace.
Il rattrapa ses collègues à l’entrée des vestiaires, au moment où Chaloco racontait qu’un gars qu’il avait rencontré à Millau pour les 100 kilomètres faisait le marathon en deux heures et vingt neuf minutes et que ses entraînement se passaient à 17 kilomètres à l’heure, comparaison désolante avec la dizaine de kilomètres qu’ils venaient de faire en un peu moins d’une heure. Les dieux du stade sont bien haut!
Manach pesta une fois de plus contre le crachin breton tiède qui sortait des pommes de douche et qui ne mouillait pas. Economies de bouts de chandelle, là où un bon jet puissant devrait remuer les sangs et les muscles. Le directeur, l’architecte ou le sous-fifre chargé de la construction du vestiaire avaient-ils seulement déjà fait un peu de sport pour comprendre l’intérêt d’une douche tonique. A chaque fois, Manach repensait à la plage de Biarritz, au massage tonitruant des vagues déferlantes qui le roulaient en tous sens et d’où il sortait requinqué.
 
La veille, au journal de 20 heures, on avait eu droit à un court reportage sur les 100 kilomètres de Millau, où, pour la première fois, un homme avait réussi à courir cent kilomètres en moins de sept heures. Le meilleur des collinards qui l’avaient fait deux ou trois ans auparavant n’avait pas réussi moins de dix heures et trente minutes. L’exploit en faisait donc rêver plus d’un, avec mesure cependant. On imagina que cet obscur professionnel de la course sur route, célèbre le temps d’un flash télévisé, devait pour cette gloire éphémère s’astreindre à un minimum de six heures d’entraînement quotidien et que tout bien pesé, on la lui laissait, sa gloire. Une heure de trottinade trois fois par semaine était largement suffisant pour une petite gloire intime et personnelle, égoiste pourrions-nous dire, en tous cas privilège à savourer en songeant aux pauvres debout-assis derrière leur bureau des villes irrespirables.
Les collinards commentaient l’événement tout en trottinant. La diététique, la muscul, le lièvre, le rythme, le col de Tiergue, à passer deux fois, les ravitaillements, les massages, les habitants de Millau. On fit même un peu de philosophie. Manach avait lu - s’il avait lu, cela était pouvait être vrai - que des bonzes thibétains avaient été vus en un endroit le soir, et le matin de l’autre coté de la montagne à quelques centaines de kilomètres. Possible? Mais alors notre héros flashement télévisé pouvait aller se rhabiller. Manach déploya alors une des théories dont il avait le secret, comme quoi, le record du monde était une affaire d’habitude. Un nouveau record du monde dûment estampillé ne pouvait être qu’un record très proche de l’ancien. Si notre coureur avait fait ses 100 km en 4 heures, le monde entier, sauf peut être les bonzes thibétains, aurait crié à la machination, tant le monde entier avait été habitué aux limites officielles. Les coureurs eux-mêmes, professionnels ou non, ne pouvaient que considérer le record du moment que comme un sommet hors de portée, sauf à témoigner de grands dons et d’une farouche volonté déjà médiatisés. Manach prétendit qu’on se laissait ainsi hypnotisés par le poids des limites communément admises, qu’en fait ces limites étaient plus le résultat d’une nécessité. Si l’on commençait à bafouer ne serait-ce qu’une seule de ces limites, la cohérence du monde risquait d’en prendre un sacré coup. Il était donc important de laisser les bonzes thibétains dans leur montagnes. Il valait mieux douter de l’observation rapportée, sous peine de remettre en cause Jeux Olympiques, Championnats du monde et monde tout entier. Manach, lui était prêt à cette remise en cause, rêvant d’un monde magique et heureux où il pourrait voler comme un mouche, nager comme une crevette, ou tordre le cou aux spéculateurs et exploiteurs de toute sorte.
“fausse réfutation”
- allez, va! T’es un poète, montre nous, cours, vole.
Joignant gestes et paroles, les collinards l’entourèrent en battant des bras comme des ailes.
 
Le lundi qui suivit la course Marseille-Cassis, Manach eut un réveil pénible. La nuit, il avait été réveillé par la fulgurance d'une crampe. En trois secondes, il s'était retrouvé debout sur le lit, cherchant désespérément le moyen de faire passer cette étrange douleur. La douleur qui vous pince est aigue comme le son d'un ensemble de fifres désaccordé. La douleur d'une crampe est à l'opposée, du coté des bassons et contrebasses. Une conscience de son corps, de sa jambe, comme si  c'était soudain la jambe de quelqu'un d'autre qu'on vous avait greffé, tellement on ne saurait imaginer qu'on pût cette sorte de mal.
Et cette envie de dormir, inassouvissable devant la douleur. Comment décontracter ce muscle qui ne veut rien entendre, comme si la jambe était d'un bord politique opposé au vôtre. Bouger le doigt de pied, la cheville, soulager la jambe, la laisser pendre, mettre le pied sur le sol froid. Rien n'a l'air d'agir. Il faudra plusieurs minutes pour que le muscle vous engueule de l'avoir trop secoué. Et cette envie de dormir, même debout...
Au matin, Manach avait accusé sa nuit. Au café, la radio avait débité ses informations. Le lundi elle sont toujours un peu plus graves. Pas comme le dimanche, où il semblerait que seuls les journalistes sportifs existent. Non, le lundi matin, on apprend les catastrophes du samedi et du dimanche et les cogitations des politiques pendant leur week-end. Pas brillant, Messieurs. Cette fois-ci, il avait compris que la plupart des français étaient comme anesthésiés par la chose politique. Le premier ministre avait eu le front de se présenter à Bordeaux aux municipales. Pour Manach, le maire d'une grande ville devait être un homme totalement disponible physiquement et intellectuellement. On ne prend pas la mesure de la vie de sa ville sur la foi de quelques rapports écrits et d'entretiens entre deux vins d'honneur avec quelques adjoints techniciens. La ville est une entreprise, il faut lui insuffler ses cadences, ses méthodes, son équilibre. La ville est bien plus encore, elle est à la fois le moteur et le réceptacle de l’humanisme de chacun de ses citoyens. Tâches écrasantes pour celui qui s’y donne, d’en connaître et sentir toutes les vieilles pierres, les élans du coeur, les misères et les grandeurs, de l’arpenter la nuit de fête en fête comme de bouge en bouge, de beautés bourgeoises en taudis, tâches indispensables, qu’un maire ne saurait déléguer, de porter la fierté d’une ville dans ses faubourgs, dans ses campagnes et beaucoup plus loin encore, dans ses gemellités.
Les collinards, que Manach avait lancé sur le sujet à la trottinade du midi, étaient d’accord. Ils se sentaient eux aussi un peu blousés, sentant combien plus écrasante encore pouvait être la fonction de premier ministre. Ce n’est plus une ville qu’il faut faire vivre, c’est un pays, cent mille fois plus riche - et plus pauvre - Un premier ministre qui prend le loisir d’un second, voire d’un troisième métier comme celui de chef de parti, ne peut être qu’un élu sans scrupules. Que pouvait-il donc bien se passer dans la tête des électeurs bordelais pour admettre une situation aussi artificielle?
Gravetou et son esprit pisse-vinaigre suggéra qu’en ces temps difficiles la fonction de premier ministre était éphémère. Ce futé d'homme politique l’avait certainement eu cette pensée, de se réserver un bon fauteuil pour ses vieux jours, vu la longévité habituelle de la charge de maire.
Qui s’offusquerait? Les élus, dans le vertige du pouvoir, ne risquent pas de remettre en cause un système qui les protège. Les électeurs ne peuvent qu’être d’accord avec les élus qu’ils ont installés dans les fauteuils décisionnaires.
Les collinards étaient partagés sur le cumul des mandats. On ressortit le classique argument du maire profitant de sa position de président du conseil général pour asseoir la puissance sa ville dans le département, les exemples fameux des petites villes devenues grandes pour avoir eu un maire ministre, sans s’apercevoir que ces arbres cachaient la forêt. Chaloco rappela doctement la statistique. Seule une poignée de communes, les plus grosses bien sûr, pouvaient bénéficier du jeu des cumuls de mandats. Cercle vicieux où l’aménagement du territoire n’a guère sa place. Il rappela aussi qu’un mandat protégeait l’autre, le clientélisme de l’un profitant à l’autre lors des élections, et lycée de Versailles.
Chaloco avait une théorie radicale, dont il mesurait l’utopie avec tristesse. Un seul mandat, une seule fois. Les collinards le rabrouèrent bruyamment. Comme d’habitude, il les laissa  s’époumonner dans leurs petits arguments puis expliqua que cette solution avait quelques avantages. Le clientélisme personnel disparaitraît, sans doute remplacé par un clientélisme de parti, plus diffus et plus changeant. En effet, les partis se verraient ainsi contraints de faire porter leur flambeau par des hommes et des femmes d’un inégal charisme. Mais ce qui apparaissait à Chaloco comme le grand avantage de cette solution, c’était son aspect didactique. Le nombre d’hommes et de femmes investis d’une responsabilité publique serait largement multiplié. Ces hommes et femmes, une fois leur mandat terminé, pourraient témoigner, sans calcul, de leur expérience auprès de leur entourage, faisant ainsi progresser globalement la notion de citoyenneté. On pourrait ainsi entendre plus souvent un grand-père raconter à son petit-fils comment il a conduit la vie de la cité. On pourrait enfin avoir un système de formation des élus, une école pour élus, pourquoi pas? Ne trouvez vous pas qu’elle manque aujourd’hui?
Chaloco reparla de statistique en disant que le risque d’erreurs de conduite serait mieux réparti sur un grand nombre d’élus différents.
- Le dinausaure, quand il se trompe de route, ça laboure large. Le sanglier, ça fait moins mal.
L'image porta. On parla de hordes de sangliers, puis de hordes de dinausaures. Puis on en vint au tyranausaure, genre Mobutu, Duvalier, Marcos, Pinochet...
Chaloco provoqua encore en proposant un mouvement politique dont le seul but serait d’inciter à voter pour les seuls candidats ayant clairement à leur programme une loi contre tout cumul et contre toute protogation d'un mandat.
- parce que tu crois aux programmes?
- alors pourquoi tu votes?
- "votez pour moi, je ferai le reste!"
- les vertus qu'il faut pour se faire élire sont les vices de ceux qui sont élus.
Une vague d'anarchisme secoua le peloton.
On en vint à la transparence politique. Chaloco raconta les conseils municipaux, auxquels il lui arrivait d’assister le premier jeudi de chaque mois à partir de 18h et jusque tard dans la nuit. On voyait bien, dans ces assemblées, que l’information du public était réduite à sa plus simple expression, soit quelques lignes seulement pour des enjeux parfois énormes, et que le débat était déjà clos au moment du vote.
Chaloco imaginait une méthode moderne assez simple, qui obligeait simplement les élus à la discipline d’une bonne construction de l’information dès le début d’une nouvelle affaire. Il avait ainsi inventé le néologisme de “résumique”, qu'il avait défini comme "procédé altruiste d’organisation des connaissances d’un domaine".
Les autres avaient rigolé. Mais Chaloco, imperturbable avait continué son exposé.
Un élu doit avoir le souci que tous puissent rapidement accéder à tous les arguments du projets, arguments de la majorité comme arguments de l’opposition, estimations financières, enjeux pour la collectivité, etc...
- ouais, ça devrait être sur Internet
- ouais, et c'est là que la résumique s'applique. C'est simple: un gros dossier doit être résumé dans un petit dossier, le petit dossier, on le résume en quelques pages, qu'on résume en quelques lignes, qui elles-mêmes se résument en un titre de quelques mots, lui-même condensé en un mnémonique bien pratique.
Chaloco fut on ne peut plus clair:
- Celui qui fait pas ça, c'est un con! Et si c'est un élu, c'est un pourri!
Il lui paraissait évident que le responsable d’un projet qui ne s’astreint pas en permanence à cette discipline pouvait être crédité de tous les maux, à l’inverse d’un animateur consciencieux et honnête qui sait la nécessité de replacer constamment son projet dans un univers de transparence et de communication.
Chaloco en mesurait pourtant l’utopie, tant le pouvoir se fonde sur la culture du secret et de la rétention de l’information. C’est pourquoi Internet lui plaisait. Le réseau mondial avait acquis sa noblesse, sa qualité et son succès justement sur ces bases de totale transparence, coordination et collaboration gratuite.
Dépassant l’utopique, Chaloco imaginait bien un journal municipal basé sur le principe, qu’il appelait “Journalicité”, dont le nom faisait ressortir la licité de la démarche, un zeste de laïcité et bien sûr la notion de cité.
Ce journal se situait autrement qu’un périodique où l’information d’un jour, d’une semaine ou d’un mois se dissout dès le numéro suivant. Journalicité proposait un accès thématique aux informations de la cités, constamment remises à jour, non par des journalistes chargés de la pêche à l’évolution, mais par les promoteurs de chaque projet. Ainsi, tout texte voté en conseil municipal, général, régional, et pourquoi pas national, européen ou autre serait connu dans sa dernière mouture, résumé à plusieurs niveaux et assorti des avis et commentaires des uns et des autres.
- le jour où ça sera comme ça, on aura plus Charlie Hebdo, quelle tristesse...
Le débat n'eut pas lieu, on arrivait au vestiaire. La politique y est taboue.
 
Manach arriva dans le village un peu trop tôt. Il avisa un bistrot campé sur une jolie place. Le patron avait eu l’intelligence de monter une véranda sur l’arrière, s’ouvrant directement sur la rivière. Il s’installa dans cette atmosphère un peu vieillie et sans luxe. Quelques montants un peu rouillés, dix fois repeints, des frondaisons déjà odorantes en cette fin d’hiver. Au-delà de la rivière,il apercevait les grosses tours des condenseurs de la centrale électrique, d’où sortait une fumée lymphatique et trompeuse.
Le patron lui avança une bière. Il était seul client. Manach engagea la conversation en demandant depuis quand cette centrale fonctionnait. Le patron répondit curieusement. Ce n’était pas une réponse de patron de bistrot. Il y avait dans la manière d’amener ses informations une odeur à cheval entre un questionnaire d’un institut de sondage et une présentation technocratique.
Oui, il avait repéré les dômes de béton, qu’il savait abriter le coeur des réacteurs nucléaires. Oui, il savait que la rivière avait un rôle dans le processus. De fil en aiguilles, il finit par savoir que le patron était un ancien ingénieur concepteur de la centrale qui avait trouvé dans sa reconversion une façon de contempler quotidiennement son enfant. Manach le laissait parler, content d’en savoir un peu plus sur l’histoire de l’énergie atomique et sur sa place aujourd’hui dans l’environnement.
Le patron parla statistiques en annonçant que la production d’énergie électrique par la technique nucléaire était celle qui pouvait annoncer un taux d’accidents tout à fait négligeable à comparer avec les accidents des mines de charbon ou de la production pétrolière. Il compara aussi la sévérité des contrôles entre le nucléaire et le chimique. La science savait déceler des traces infimes de radioactivité alors que la plupart des pollutions chimiques ne sont décelables qu'à des taux déjà dangereux pour l'homme.
Manach lui répondit Tchernobyl, sans toutefois avancer un chiffre qu’il ne connaissait pas. Il savait simplement que le nombre de cancers que l’on pouvait attribuer à cet accident majeur avait l’air d’augmenter d’année en année. Comme la droite politique commençait à parler d’une possible privatisation d’EDF, Manach rajouta que le jour où seul le meilleur profit serait le moteur des centrales nucléaires, on pourrait imaginer que les coûts d’entretien finiraient par se réduire peu à peu. On n’arrêtera les centrales de moins en moins souvent pour des impératifs de rentabilité, on prendra des risques sans trop le dire. Manach pensait qu’il était malsain de confier le pouvoir d’une colossale énergie à un système où la morale et le bonheur humain ne font pas le poids en face de l’avidité des actionnaires.
Bien sûr, Tchernobyl ne pourrait plus se reproduire au vu des précautions que l’on prend aujourd’hui. Il rappela qu’il restait encore de nombreuses centrales, un peu partout dans le monde, où la probabilité d’un accident majeur restait élevée. Pour preuve les dépenses importantes que faisait EDF pour convaincre les Etats de fermer rapidement leurs centrales dangereuses, sachant bien qu’un autre Tchernobyl aurait l’effet d’un coup d’arrêt sur le programme nucléaire français. Il avait lu quelque part qu'un réacteur civil ne pourrait jamais exploser comme une bombe, ce qu'il aurait aimé vérifier car il lui semblait qu'une réaction en chaîne incontrôlée engendrait la même libération brutale d'énergie quelque soit le niveau initial de confinement de la charge. Les explications que le patron se crût obligé de lui fournir lui parurent embrouillées. Il se promit d'approfondir le sujet.
On enchaîna sur le lien incontournable entre le nucléaire civil et le nucléaire militaire. Le pouvoir du feu nucléaire entre les mains d’un fou, c’est aussi une autre probabilité de ce que l’on pourrait appeler pudiquement un accident. Là encore, le rôle exact que le nucléaire civil jouait dans l'approvisionnement du combustible militaire lui paraissait obscur. Il savait seulement que la production du combustible nécessitait des installations lourdes et complexes que les fous de la terre ne pouvaient pas se payer, tout au moins hors d'un contexte maffieux.
Restait le problème des déchets nucléaires. Pour la première fois, on avait affaire là à des déchets contre lesquels la nature avec le temps ne pouvaient pas faire leur office, du moins à l’horizon de quelques milliers d’années.
Manach, qui aimait à imaginer, était tombé sur un confrère. Ensemble ils se proposèrent des solutions de comptoir du commerce. Envoyer les déchets dans l’espace, droit devant, destination l’infini.
En fait Mananch n’en avait pas vraiment après l’énergie nucléaire. Il était d’accord avec Rabelais quand Gangantua écrivait à Pantagruel que “... puisque, selon le sage Salomon, Science sans conscience n’est que ruine de l’âme...”. Il ne cita pas la suite “il te convient d’aimer et servir Dieu...”, car elle s’inscrivait dans une autre époque. Il pensait que de même que l’homme avait inventé le chemin de fer ou l’avion, et qu'il était venu à bout de bien des dangers, il pouvait aussi bien inventer la maîtrise du feu nucléaire, fission ou fusion. Le problème lui semblait plus loin. Fournir l’énergie à satiété pouvait être un but en soi, mais, en imaginant que les 10 milliards d’hommes en fasse un plein usage, combien de calories supplémentaires la terre entière pourrait-elle alors gérer sans se mettre en péril?
On pourrait certes imaginer aussi d’expédier ces milliards et milliards de calories en trop dans l’espace, vaste programme pour nos technocrates, combat pour une fois fédérateur de tous les hommes crevant de chaud, utopie certainement. Ce que Manach affirma en tout cas, c'est que les choses obèses ne sont ni agréables ni rentables. Et l'énergie nucléaire lui semblait bien être une chose obèse de tout le zimbrecque dont elle doit s'entourer.
On en vint à parler des alternatives. Bâtir un monde de déplacements virtuels, qui remplaceraient nombre de ces déplacements ennuyeux que le monde professionnel génére, redéployer les mégalopoles en petites centralités urbaines où ceux qui y travaillent et ceux qui y vivent sont les mêmes, inventer le vitrage isothermique et la lumière froide, populariser l’usage du vélo électrique rechargé à l’énergie solaire, faire sauter à la bombe puante les hypermarchés...
Le système libéral ne semblait pas propice à la limitation des besoins énergétique. Il lui faut au contraire que l'énergie facile ouvrent de nouveaux horizons de consommation, sans se douter que le champ du possible et le champ du complexe vont de pair, en même temps que la complexité augmente la dépendance et donc la fragilité. On pouvait cependant rester optimiste, car depuis que l'homme est homme, son appréhension du monde a grandi dans maîtrise d'une énergie de plus en plus grande. Soyons donc heureux et souhaitons que l'électricité soit un facteur de développement de la personne partout sur la terre.
 
L'oncle de Manach arriva enfin.
- L'homme est capable de tout inventer, mais j'attends toujours qu'on fasse des pneus pleins. Ca devrait pas être compliquer, de trouver un polymère, une mousse qui fasse souple et dur à la fois comme un pneu. Bonjour mon neveu! Tu vois, j'ai crevé, ça fait partie des joies du vélo et ça m'a mis en retard. Voilà ton cadeau, un Di Blasi démontable et, bien sûr électrique.
Il expliqua qu'un vélo à petites roues n'avait pas forcément un mauvais rendement. C'était une question de pneus et de suspension. Minimiser la surface de contact et surmonter sans effort les irrégularités de la route. Certains y arrivent mieux que d'autres.
L'oncle avait voulu ce lieu de rendez-vous pour que Manach respire un peu l'air d'un village, lui qui  ne jurait que la ville, et bien sûr qu'il essaie le vélo sur les dix kilomètres qui séparaient le village de sa maison.
L'oncle prit la voiture et le neuveu le vélo. Sur la route, Manach se prit à chanter Montand "à bicyclette". C'est vrai, il pédalait sans effort. Sympa, l'oncle, je l'inviterai à l'Opéra.
Séduit par l’engin, il l’adopta pour tous ses trajets en ville. A la première pluie, il avait fouiné en vain dans plusieurs magasins, à la recherche d’un imperméable fonctionnel et élégant. Il trouva une sorte de parka, qu’il abandonna très vite, tant elle était raide. C’est au hasard d’un voyage en Hollande qu’il dénicha dans un magasion de sport une sorte de gabardine longue dans un tissu cybernétique, comme il disait, où la transpiration sort sans que la pluie ne rentre. Transparent, ample en bas, souple au dessus de ses habits classiques, le vêtement lui laissait une bonne liberté de mouvement pour pédaler. Avec la casquette et les mouffles assorties, il n’avait pas trop l’air d’un zombie. Les gens ne se retournaient pas sur son passage. Le petit moteur électrique de 200 watts, entraînant la roue avant un peu comme un Solex, suffisait amplement à lui épargner un effort violent dans la côte des Thermes ou lorsque le vent d’ouest prenait en enfilade le boulevard Bahamontès. Il trouvait génial de faire les quatre kilomètres qui séparaient son appartement de la maison de ses parents en moins d’un quart d’heure, sans avoir eu l’impression de vraiment pédaler. La batterie, amovible, ne pesait que trois kilogs et demie et sur un aller et retour, elle ne se déchargeait qu’à moitié. Il la rechargeait chez lui en rentrant.
Quelques mois auparavant, il avait pensé à un vélomoteur. Mais le bruit, le casque, la saleté, les problèmes mécaniques, la lourdeur... Il était resté fidèle au tramway. Bien sûr, c’est un peu rigide le tramway, mais, allez savoir pourquoi, ça reste plus sympa que l’autobus qui fait un peu éléphant chez les flamants roses. Le tramway, c’est là, là sur ses rails et pas ailleurs, même la sacro-sainte bagnole le comprend. Le tramway est là comme un arbre est au bord du chemin, comme l’eau est dans le lac. L’autobus est là comme un gros qui pue et qui bouge comme un rhumatisant. Quand on imagine un autobus à l’arrêt, on voit le vieux monsieur ou la jeune maman avec son gamin qui peinent pour monter les deux grandes marches. L'autobus, c'est pour eux et pour quelques jeunes scolaires, on dirait qu'il n'est pas pour les autres.
Manach aimait bien ses tramways, ça donnait l’impression d’aller vite, de ne pas s’arrêter une éternité à chaque halte, d’accélérer et de freiner en ligne droite et non pas dans des manoeuvres qu'il avait baptisées rigolotes, vu qu'elles se passaient au travers des rigoles et des caniveaux, mais qui n'étaient pas si rigolotes que ça pour les passagers et le chauffeur. Ca n’a l’air de rien, mais c’est peut-être ça qui fait la différence. C’est vrai aussi, que le tramway est toujours plein comme il faut, jamais bondé, jamais désert, souvent une tête connue, une jolie fille, un grand beur sympa, la petite vieille qui connaissait l’oncle. Le tramway, c’est un quartier qui bouge, c’est un morceau de ville, qui va et vient.
Le vélo, c’est pas mal, mais on a toujours besoin d’un peu de courage. Dans la côte, on mettrait bien pied à terre...un peu ridicule, non! Encore que, moi j’en vois, de ces petites gens, qui s’arrêtent et continuent à pas lents en poussant leur engin jusqu’en haut de la côte. Moteur électrique, madame Calgon! Vous verrez, le chemin de la colline vous paraîtra tout plat et la bise mauvaise deviendra brise. Et puis dans la descente, on peut aussi aller vite, mais pourquoi pas descendre doucement, sans user les freins, simplement en rechargeant un peu la batterie.
Alors un vélo électrique, génial. Un petit bol d’air vivifiant, silencieux et sans sueur. Surtout que c’est bien foutu: ça vous aide jusqu’à 25 km/h, pas plus, règlementation oblige, faut que ça reste un vélo. 25 km/h c’est bien, n’allez pas croire. Vous, oui vous qui êtes dans votre voiture, essayez donc de faire plus de 20 kilomètres en une heure avec un vélo de course. Essayez donc aussi de faire avec votre voiture 25 km en une heure en ville. Désolé, le vélo électrique arrivera avant vous. En plus, il faudra vous garer, payer encore, marcher à pied. Allez, ne mentez pas, je lis dans vos pensées, vous le méprisez ce vélo électrique. Il vous énerve. Il n’est pas à la mode. Alors....
Manach, qui parlait avec fougue de sa trouvaille, avait essuyé nombre de ricanements et de quolibets. Face à cette adversité, il s'était fait provoquant et avait baptisé son vélo électrique le vélo-citoyen. Il avait même envoyé une lettre circulaire aux journaux et aux ministres, en jargonnant à dessein, comme marque d’un secret mépris pour les hommes de pouvoir à qui il s’adressait sans illusion. Dans son plaidoyer, il parlait du vélo-citoyen comme “d’une médiation à la convergence des technologies nouvelles économes d’énergie et de l’obligation politique de repenser le transport et la ville comme des creusets d’une convivialité aujourd’hui bien mise à mal par l’impérialisme automobile”.  Ca l'avait soulagé, mais il pressentait bien que le vélo et le vélo électrique ne gagneront leur bataille qu’à la force des jarrets du peuple.
Depuis, Manach s’était mis à réfléchir sur l’urbanisme avec un oeil neuf, l’oeil d’un cycliste indigné.
“Ah! Municipalités avides d’automobiles, vous avez voulu en bouffer de la bagnole, avec vos couteux parkings de centre ville, vos rues élargies et vos trottoir étroits, vos deux fois deux voies à grand débit.  Vous en avez l’indigestion. "
La première chose à faire, c’est de mettre tous les élus sur des vélos, des vélos électriques bien sûr. Qu’ils comprennent bien ce que doit être une ville agréable aux cyclistes. Ce jour-là, nul doute que beaucoup de services techniques municipaux auront une cascade de réprimandes sur le dos. Ces plaques d’égouts qui dépassent, ces trous et ces mauvaises jointures laissés par un mauvais rebouchage de tranchée, des places de stationnement qui bloquent un itinéraire cyclable, des détours de cent mètres et plus, pour satisfaire l’exigence incroyable d’un riverain - un ami du maire précédent dites-vous-  L’élu, rendu plus attentif à la circulation dont il est comptable, éveillera ses soupçons en découvrant le nombre effarant de bagnoles capables de tourner pendant une demie-heure dans un même quartier pour trouver enfin un stationnement au plus près de leur bistrot favori.
L’élu à vélo - électrique - aurait sans doute un autre oeil pour constater l’indigence des commerces de proximité et le mal fait par les hypermarchés dont il avait signé les permis de construire. En commercant d’un coté, en faisant du sport de l’autre , en administrant ailleurs, en logeant là-bas, en travaillant loin, la ville est devenue productiviste à défaut d’être conviviale. Il ne nous reste plus que la télévision pour pleurer, la télévision pour faire du vélo par procuration à l’époque du tour de France, la télévision pour regarder le cinéma du pauvre. Allez, monsieur l’Elu, quittez votre limousine avec chauffeur et visitez vos quartiers sur deux-roues, payez des vélos de fonction à vos employés municipaux, remettez les hirondelles sur une bicyclette électrique plutôt que sur un scooter où dans dans une folle voiture clignothurlante. Votre police sera plus proche et vos électeurs mieux policés.
Le vélo électrique avait entraîné Manach vers des horizons nouveaux. Il avait d’abord proposé à la SNCF une activité touristique particulière “Train+vélo électrique”. Tu prends le train. Tu descends à Trifouillis-les-touristes où tu as réservé un vélo électrique. Tu t’en vas de colline en colline ou de chateau en chateau. Sur la route, tu peux changer ta batterie déchargée contre une batterie pleine chez des pompistes, des hotels, des restaurants, des chambres d’hôtes, des gens du dimanche quoi. Et roulez petits touristes, en chantant Montand, à bicyclette.
La SNCF n’avait pas répondu
 
Le corridor se transforma soudain en une galerie surprenante tant par sa forme que par sa décoration. Sur une trentaine de mètres, le visiteur traversait une série de sections cylindriques, carrées, trapézoïdales, en parallèlogrammes, hexagonales, décalées les unes derrière les autres, formant ainsi des petites marches inégales toutes de travers et des redents sur les murs, qui faussaient la perspective. Il était vraiment impossible d'évaluer la longueur de cette galerie qui, malgré tout ressemblait bien à un couloir.
Quant à la décoration, elle consistait en une série de frises courant d'un bout à l'autre de la galerie, sans aucune horizontalité, montant du sol pour orner le plafond, épousant les redents, se croisant l'une l'autre. Trois frises puisaient leurs motifs dans la mythologie grecque et donnaient à l'ensemble une ossature forte de leur fond noir cassé et de leur figurines ocres. La frise égyptienne affichait ses hiéroglyphes colorés selon une spirale assez relevée qui s'interrompait à chaque frise croisée. En contrepoint du hiéroglyphe égyptien venait la calligraphie chinoise tamponnée sur une traduction en espéranto qui assurait la continuité de la fresque. La frise philosophique proposait dans un univers pastel aussi bien du texte que du symbolisme, entrecoupées de scènes ironiques tirées du folklore de Rabelais, de la Fontaine et de Voltaire. Le vampirisme introduisait le groupe dédié à la métaphysique. Cette frise se terminait bien évidemment par une évocation du monstre du film "Alien".
Il avait fallu plus d'une heure pour déchiffrer ce couloir du symbole, dans une bousculade tantôt bon enfant, tantôt pédante, accentuée par la profonde irrégularité du sol. Chacun s'approchait pour lire, s'éloignait pour voir, heurtait une marche ou son voisin, revenait en arrière pour vérifier certaine continuité historique. A certains endroit, l'architecte facétieux avait transformé le sol en gomme, de telle sorte que l'on s'imagine marcher sur le pied de quelqu'un. Quelques microphones cachés captaient soudain les commentaires de l'un ou de l'autre et l'amplifiait bruyamment à disposition de tous, en l'entrecoupant de quelques rires sardoniques. Le résultat était que les visiteurs arrivés au bout de la galerie avaient fini par devenir totalement muets ou alors ne prononçaient qu'un début de phrase, soudain conscients de l'espionnage et de la publicité dont ils pouvaient être la victime.
Manach commençait à comprendre pourquoi le copain de Chaloco, spécialiste de l'art égyptien et aveugle, lui avait dit:
- Toi, tu as besoin d'aller là.
 
La galerie débouchait par un sas tournant très particulier, qui obligait chaque visiteur à monter dans une nacelle, à agripper une poignée fixée au mur afin d'ébranler la nacelle qui commençait alors à descendre lentement dans un mouvement hélicoïdal, alors que, à l'opposé de l'axe, un godet transparent rempli d'eau fluorescente montait en contrepoids. A l'arrivée, la nacelle s'immobilisait un instant. Le visiteur, en quittant cette espèce de balançoire, soulageait celle-ci qui remontait alors, tandis que le godet, vidé aux trois quarts redescendait.
Cet ingénieux système introduisait à une cave où s'enchevêtraient caisses et bouteilles, tonneaux de vin et fûts de bière, exactement comme on peut imaginer la cave d'un bistrot parisien. Le visiteur était convié à prendre place sous un arceau de fer, gothique. Cet arceau, astucieusement solidaire du monte-charge où l'on prenait place, perçait, en s'élevant, la voûte qui s'ouvrait alors à deux portes sur la collection d'ascenseurs, que l'on découvrait dans un hall gigantesque.
Impressionnant! On l'avait prédit. Impressionnant comme on l'avait dit.
- Tu verras, t'as beau imaginer plein d'ascenseurs, t'arrives, c'est autre chose.
Regard irresistiblement capté par l'un ou l'autre de ces yoyos silencieux, puis par celui d'à coté, passage d'une hypnose à l'autre, attirée par le soudain crissement d'une grille qu'on ouvre ou qu'on referme, le cou tordu vers un ciel de tramways galactiques et belle époque.
L'architecte l'avait voulu, un plafond tantôt noir brouillardeux où chaque nacelle peut se perdre, tantôt aveuglant comme un ciel d'été.
Ascenseur banal, aveugle, dont on ne voit que le chiffre des étages augmenter ou diminuer, sans aucune imagination ni poésie, dans l'incolore et l'inodore et le sans saveur d'un immeuble bureaucratique; ascenseur krade, tagué, à l'odeur de vomi, pour banlieue de violence ; lift groomé, un groom noir sans doute, pour hôtel de luxe ; ascenseur ancillaire du milliardaire proxénète qui vous permet de bloquer entre deux étages le temps d'entreprendre la liftière en noir, tablier blanc ; ascenseur parlant où le liftier vous annonce le rayon de la lingerie féminine ou celui des vélos ; ascenseur particulier, où l'on ne monte que seul ; ascenseur d'extérieur, monté à l'intérieur, totalement vitré, même au plancher, avec ventilateur type Marilyn Monroe.
Portes de saloon, systèmes à double porte, à triple porte, imposé par une obscure commission de sécurité dans un des premiers gratte-ciel d'Anderlecht.
Ascenseur en anneau autour de la cage d'escalier qu'un trafiquant excentrique s'était "trafiqué" comme il aimait à le répéter ; ascenseur à double suspente, se balançant comme un téléférique ; prototypes posés sur un vérin télescopique hydraulique central, à vis sans fin centrale, à contrepoids liquide, à crémaillère, à treuil électrique incorporé ; premier ascenseur à vapeur ; ascenseur construit pour le Titanic et qui avait échappé à son mauvais sort à cause d'une grève des ouvriers d'un verrier vénitien mécontents des frasques de leur patron avec  trois de leurs femmes. La cabine d'ascenseur avait en vain attendu ses glaces vénitiennes et pour finir, avait été livrée au chantier naval  le jour même du naufrage du Titanic. Le contremaître chargé de l'aménagement intérieur avait refusé la livraison, qui avait alors vogué dans l'autre sens jusqu'à Venise ou le patron verrier, dépité, l'avait fait monté dans son vaporetto personnel, puis l'avait lèguée à sa mort au musée des ascenseurs.
Suivait l'exposition d'une multitude de systèmes de sécurité imaginés pour amortir les chutes brutales, ainsi que la maquette d'un ascenseur suspendu à un élastique, simulant l'élasticité des cables, illustrant la difficulté d'un arrêt précis au bout d'un grand trajet.
Pour sortir du grand hall, il suffisait de prendre un escalier mécanique en montagnes russes qui vous menait en haut d'un jardin saississant, en espaliers sur 50 mètres de hauteur, avec une maquette au 1/10 d'un ascenseur transportant alternativement un bout de la rivière d'en bas avec péniche emprisonnée pour le coller à la rivière d'en haut. Toujours en haut de la colline la grande tour et la grande roue d'un ascenseur de mine, repeints par vengeance de fleurs aux couleurs éclatantes.
On pouvait descendre la colline en péniche. La descente s'effectuait dans un enchantement grandissant, en découvrant, derrière chaque espalier une vingtaine de reproductions des statues des rues des capitales de toute l'Europe.
On devait ces reproductions, deux cent cinquante six au total, au mécénat d'un consortium pétrolier qui voulait montrer que le pétrole pouvait aussi participer à la culture. En effet, les statues étaient faites d'un polymère dérivé du pétrole. La sculpture était le résultat d'un procédé entièrement automatique où il suffisait de fournir quatre photos d'un objet sous des angles différents. La machine analysait les photos pour  déduire les cotes de la sculpture dans les trois dimensions animait alors un un pistolet déposant à toute vitesse une pâte à durcissement rapide. L'objet prenait alors forme, du bas vers le haut, reproduisant fidèlement l'objet quadruplement photographié.
Le général turinois dirigeant encore la bataille du haut de son cheval fauché en plein élan avait ainsi été reproduit en moins de soixante dix huit minutes, alors que le Zouave de l'Alma n'en avait pris que trente deux.
Les statues avaient alors été plongées dans un bain de gelcoat blanc. En fait, c'était la nuit que l'ensemble faisait le plus d'effet et rappelait cette vision fugitive d'un bain de minuit à la lumière indécise d'un lampadaire, où les corps nus se détachaient blanchement de l'eau noire, sans que l'on distingue autre chose, même pas le sable de la plage, lui-même dans l'ombre de la jetée. Monde d'ivoire et d'ébène, monde de statues vivantes et de néant de la nuit, vision intemporelle.
En sortant, Manach avait repensé au copain de Chaloco, l'aveugle. Il essaya d'imaginer comment un aveugle pouvait se représenter ce qu'il venait de voir. Lumières, perspectives changeantes. Il aurait dû faire l'expérience de fermer les yeux dans l'ascenseur.
 
L'aveugle avait aussi parlé d'un autre musée, celui du rendement. Avec Chaloco et son copain et puis Gravetou, ils s'étaient amusés et avaient   abouti à un dialogue surréaliste, joyeuseté de la langue française , heureusement intraduisible:
- Demandez-moi le rendement de la Tour Eiffel
- Certainement! Voilà: "Pouvez-vous me dire quel est le rendement de la Tour Eiffel?"
- Comme vous le savez, la Tour Eiffel rendit un grand service lorsqu'elle marqua de sa naissance l'exposition universelle.
- Elle rendit Paris encore plus célèbre
- Sûrement, elle rend bien dans le paysage
- On peut dire qu'elle rend gai son ciel gris
- A-t-elle un bon rendement quand au nombre de visiteurs?
- On s'en rend compte surtout aux vacances
- Quand tant d'enfants s'y rendent
- Pour çà, cette grande dame nous rend bien ce qu'on lui a donné
- D'en haut, elle rend bien Paris
- Qui le lui rend bien
 
En fait de rendement, Manach avait depuis toujours été sensible au gaspillage, mais plus il vieillissait, plus il en comprenait la relativité. Il avait eu l'impression, dans l'un de ces âges un peu radicalisant que chacun vit au sortir de l'enfance, que l'activité humaine n'était qu'un immense gaspillage. Alors qu'il suffisait sans doute qu'une petite partie de cette activité soit rationalisée pour que tous les hommes mangent à leur faim et soient heureux sous un toit familial. Aujourd'hui, il comprenait que ce mouvement brownien, cette ruche désordonnée qui s'ingénie à faire compliqué, avait donné des Tour Eiffel, des Titanic, des Rimbaud, des artistes, des penseurs. Et, qu'au bout du compte, cette agitation empêchait les portes du monde de se refermer sur un bonheur immobile et trop étroit. Il dénonçait cependant avec force et conviction la contrepartie de cet univers gaspilleur où les hommes vivent moins loin que le bout de leur nez et qui aboutissait trop souvent à des guerres fraticides, à bafouer les dignités humaines. Il résuma sa pensée d'une phrase: "Fallait-il vraiment Hiroshima pour que l'on puisse vivre un jour de l'électricité nucléaire?".
La queue aux guichet leur avait déjà semblé bien longue, mais Manach et Gravetou, toujours bavards ne s'en étaient guère inquiété. Au bout d'un certain temps, ils s'aperçurent que la queue n'avançait que très doucement et qu'il leur faudrait encore longtemps avant de découvrir ce nouveau lieu à la mode. Le Musée du Rendement. Personne n'aurait parié un tel succès, pour une exposition si éphémère et faite au fil de fer et au bout de ficelle. Et pourtant, on en était là: une invraisemblable queue digne du Louvre, et qui n'avançait pas. Pour conjurer le sort, ils en vinrent à parler du rendement de l'exposition. Visiblement, elle n'avait pas le rendement d'un couloir de métro où il y avait certes moins de chose à voir, à faire ou à penser. Le rendement en nombre de visiteurs tenait plus de la percolation que de la turbine hydroélectrique. La percolation, ça c'est un truc intéressant. Prenez un sac de lentilles, des lentilles du Puy si vous voulez, mettez-les dans la passoire, mettez la passoire sous le robinet, l'eau traverse. Comprimez bien vos lentilles, l'eau passera toujours avec facilité. Mais prenez du café, moulu bien fin, trop tassé, vous attendrez longtemps le jus comme si le café était étanche. Et pourtant, au microscope, on pourrait vérifier que les particules de café, aussi fines soit-elles, ne sont pas vraiment collées les unes aux autres et qu'un petit lutin courageux et astucieux pourrait bien s'infiltrer dans les interstices jusqu'à traverser toute la couche de café. Le mystère, c'est que l'eau, elle, n'y arrive pas, manque d'astuce ou de courage, les physiciens vous le diront. Prenez la place de la Bastille, un soir du 14 Juillet, regardez ce groupe de joyeux drilles qui s'en viennent à l'assaut de la colonne. Trop de monde, trop de monde, le groupe se disloque, va, vient, recule, se perd, se retrouve. Avant longtemps, ils renoncent, ils n'ont pas percolé. Les physiciens vous diront pourquoi, qui ne dansent pas le 14 juillet, qui ne connaissent des bals popu que les films de Renoir et leurs guinguettes en bord de Marne.
La queue n'avançait qu'à tâtons. On tâtait, on tâtait sans y faire attention les gens de devant et puis quand on sentait que les gens de devant nous échappaient, alors on avait peur du vide, que l'on remplissait aussitôt. Attention, le vide d'une queue est un pléonasme impossible.
Le silence s'installa dans cette promiscuité provoquée  et stoïque, où planait un même slogan: "Transmissions - Traductions". Manach venait de se l'inventer en pensant au rendement de l'exposition en termes de transmission du savoir
- Oui, on devrait pouvoir mesurer le rapport entre l'état des connaissances du visiteur moyen, avant l'exposition, et l'état de ses connaissances, après.
Question tortueuse, en convint-il avec lui-même. Cependant, il continua sa réflexion, car le rendement lui semblait aussi une histoire de traduction. Manach se mit à penser tout haut en expliquant à Gravetou que le mot rendement évoquait généralement un problème d'énergie. On met du soleil d'un coté, on recueille de l'eau chaude de l'autre coté.
- Sur chaque carré de gazon d'un mètre de coté, le soleil apporte chaque seconde que Dieu fait sans nuage quelque chose comme mille Watts. Vous voyez, un petit radiateur. Le gazon va bien rendre. Mais laissons à Dieu ce qui est Dieu et rendons aux hommes ce qu'ils ont bâti - décidément, Y était dans une phase métaphysique en verve - et regardons combien de Watts les hommes vont pouvoir mettre dans leur douche en construisant des cellules photovoltaïques. Cent cinquante petits Watts au mieux des technologies du jour. On aura ainsi traduit le soleil en douches chaudes avec un rendement de quinze pour cent.
Gravetou acquiesca en disant qu'il savait tout celà. Il accorda qu'il fallait bien aborder les histoires de rendement par une référence connue mais qu'il voulait parler du rendement autrement qu'en termes d'énergie. Traduire un texte de l'allemand vers l'italien avait affaire avec le rendement. On pouvait dire, au sens propre du terme qu'un texte allemand pouvait être assez bien rendu en italien. Le rendement s'intéressait ici à la qualité de la transmission des concepts exprimés d'une langue dans l'autre. Un contre-sens, un faux sens, l'introduction d'une ambiguïté, une altération conceptuelle, l'omission d'une nuance, étaient autant de pertes dues à la traduction. C'était sans doute difficilement mesurable, quoique!
Evidemment, Manach, en bon espérantiste, en vint à souligner le bon rendement de la langue internationale en la matière. Nombre de fois, il avait trouvé ou construit le mot juste pour s'exprimer en espéranto, alors que la traduction vers l'anglais l'obligeait souvent à la périphrase, à la référence au contexte, pour être sûr que le résultat serait compris sans ambiguïté. Quant au rendement économique, il y avait là l'évidence, à comparer le temps nécessaire pour apprendre l'une ou l'autre langue. Ils discutèrent sur les chiffres. Il fallait 150 heures pour savoir parler l'esperanto contre 1500 heures pour savoir parler l'anglais. Manach se rappela la dizaine d'heures de cours qui lui avait seulement fallu pour lire, sans même l'aide d'un dictionnaire, la revue espérantiste "El popola Chinio", écrite par des chinois. Il se rappela que Tolstoï avait lui-même appris l'espéranto en quelques heures. Bien sûr, il fallait un bon peu de pratique pour arriver à le parler couramment. L'occasion fait le larron,... quand le larron se crée des occasions. 
La queue à l'entrée devenait un peu moins bon enfant. On avait l'impression qu'un trop grand nombre de privilégiés coupaient à cette attente interminable, à voir tous ces gens, membre de sociétés savantes ou amis des hommes politiques, s'avancer avec un carton à la main et s'engouffrer dans le musée avec un air important. Tous ces gens-là retardaient la queue d'autant. Manach et Gravetou s'échauffèrent un peu sur le sujet. La liberté d'accès aux musées à l'heure de son choix pouvait être un bon principe, mais en l'occurrence, le temps passé dans la queue relativisait fortement cette liberté. Face au problème, ne pouvait-on pas imaginer un système de réservation à distance de son heure de visite. Les agences de voyages, le Minitel, Internet, le téléphone font très bien l'affaire pour les théatres. Les grandes expositions devraient suivre. Sans doute avait-on jugé qu'une longue attente contribuait au succès de l'affaire. Voilà bien une compromission commerciale comme tant d'autres. "Messieurs les organisateurs, qui méprisez tant vos visiteurs, encourrez notre mépris!".
Deux heures plus tard, toute bile évacuée, nos deux amis s'enfonçaient dans les profondeurs du rendement.
"Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme" était la phrase d'accueil.
L'exposition avait en fait été réalisée par tous les lycées techniques de France, avec une économie de moyens étonnante. Le résultat avait donné l'engouement que l'on sait. Une presse unanime à saluer les réalisations, à découvrir absolument, etc...
Ils laissèrent vite de coté le principe de Carnot dans son abstraite nébuleuse, sous une cloche de verre, où il y avait là le manuscrit de Monsieur Carnot, prince de la théorie lors de leur lointaines années de potache. Ils voulaient voir du concret. Moteurs à vapeur, à explosion, électriques, transmissions de forces...
La première oeuvre parlait d'Archimède. "Donnez-moi un levier et je soulèverai le monde". La démonstration faisait travailler le public, qui devait actionner une pompe pour remplir des cuves transparentes posées sur les plateaux d'une balance. A chaque remplissage, à la goutte près, il fallait faire monter exactement 100 kg de exactement un mètre. En répétant l'opération une dizaine de fois, on pouvait voir que la pompe avait débité plus des 1000 litres théoriquement nécessaires avec une balance parfaite, dans le vide et sans frottement.
La démonstration suivante faisait la même chose, mais la balance était remplacée par des vérins hydrauliques reliés entre eux par le vieux principe des vases communiquants. On proposait au public de deviner l'importance relative des sources de frottement de ce système. En appuyant sur une dizaine de boutons dans le bon ordre, on faisait fonctionner un système fluidique dont le dernier maillon animait une marionnette représentant Jack Lang en train d'applaudir sur fond de la chanson des Beatles "Yellow submarine"
Plus loin, on travaillait encore. Il fallait accrocher des poids d'un kilog à un mètre au dessus de différents types de ressorts. On mettait alors un doigt sur la graduation jusqu'à laquelle on supposait que le poids rebondirait. Une gâche déclenchait la chute le long d'un guide. Si le poids rebondissait à la même hauteur que le doigt, on entendait un énorme meuglement qui ravissait tous les enfants qui s'y essayaient.
On arrivait alors dans le domaine des transmissions, où l'on comparait toutes sortes de systèmes, à courroie sur deux roues de même diamètre, et sur des roues de diamètre différents, à chaine avec des pignons de différents diamètres, à roues dentées s'entrainant l'une l'autre, à renvoi d'angle, à flexible.
Le visiteur devait à chaque fois déclencher un mouvement qui lui montrait clairement pourquoi lorsque l'on descend 100 kilogs de 1 mètre d'un coté, on ne les remontent pas tout à fait de 1 mètre de l'autre.
La récompense finale était l'accès à une salle ou le visiteur se voyait complètement immergé dans un monde inextricable qui empruntait à la mécanique d'un orgue, aux mécanisme d'une horloge, ou à un atelier industriel du début du siècle. Arbres, pignons, chaines à godets, moulins, balanciers à échappement, renvoyant le mouvement d'un mur à l'autre, et du sol au plafond.
- Qu'est-ce que c'est que ce zimbrecque?
Il fallait un oeil particulièrement attentif pour comprendre le cheminement de l'effort que l'on devait fournir d'un coté pour obtenir de l'autre un petit bonbon en même temps qu'un coucou sortait d'une l'horloge suisse. Chaque transmetteur était équipé d'un petit levier qu'il fallait actionner au bon moment pour le maintenir en tension. Il fallait donc faire de nombreux allers et retours pour enfin bénéficier de sa récompense.
Gravetou, dépité devant la queue des enfants qui voulaient s'y essayer, eut l'idée d'unir les forces de chacun. Il proposa à chaque enfant de se charger d'un levier et de ne le tirer que lorsqu'il pensait que c'était à son tour de le faire. Il fallut plusieurs minutes de cris, d'explications et d'impatience pour que chaque enfant comprenne son rôle et le rôle de chacun des transmetteurs. Alors tout ce petit monde fut prodigieusement récompensé de son intelligence collective. Ils arrivèrent à obtenir plus d'une dragée par seconde, à leur grande joie et au grand dépit du surveillant de la salle qui fut obligé de remplacer deux fois le magasin de dragée.
Manach, l'oeil toujours sagace, avait démonté par la pensée le parcours complet de la force initiale et avait découvert un poids suspendu qui n'avait pas d'action évidente sur le zimbrecque. Le poids était connecté à un savant dispositif que l'on pouvait enclancher en tirant sur simple bout de ficelle, allumant ainsi à l'autre bout de la pièce une petite tuyère placée sous l'ouverture d'un petit montgolfier qui s'élevait doucement en tirant un échappement d'horloger qui libérait la roue motrice d'un orgue de barbarie. L'ensemble du dispositif ainsi démuselé partait en cacophonie de grincements et de coups de gongs qui s'ajoutaient à la mélodie barbare.
Ils passèrent alors dans le salon des techniques plus complexes. Toujours avec 100 kilogs descendant de 1 mètre d'un coté, le jeu était de remonter 100 kg de l'autre et de mesurer la hauteur atteinte. Ici, la transmission était faite par une turbine hydraulique dont la rotation due à 100 litres d'eau descendante entrainait une autre turbine chargée de remonter 100 litres d'eau. Là, le poids était suspendu à un fil enroulé sur l'axe d'un générateur électrique, lui-même branché sur un moteur en charge de remonter un poids identique suspendu lui aussi à un fil enroulé sur son arbre. On avait réalisé le même montage, mais en intercalant entre le moteur et le générateur un chargeur de batterie et une batterie.
On avait eu l'heureuse idée de démontrer comparativement une boite de vitesse de voiture et une boite de vitesse de moto, dont les rapports étaient identiques. Chacun des ensembles étaient montés dans un carter transparent et chacun pouvait pédaler devant l'un ou l'autre en changeant les rapports. En sortie de chacune des boites, une petite turbine faisait jaillir un jet d'eau dont la hauteur dépendait évidemment de tous les ingrédients: le jarrêt, le rapport, le type de boite.
Gravetou aurait bien voulu voir la transmission à couple constant, inventée par Bertin, et basée sur l'élasticité d'une barre de torsion, mais l'histoire des sciences et techniques semblait l'avoir oubliée.
Ils furent d'accord pour primer le moteur rectilinéaire, jolie trouvaille pour générer de l'électricité en se passant d'un système bielle-manivelle. Les lycéens avaient ressuscité une invention des années soixante-dix. Un piston libre, c'est à dire sans lien avec une quelconque manivelle, se déplace d'un bout à l'autre d'une chambre cylindrique horizontale. D'un coté de la chambre, l'allumage provoque une explosion qui pousse le piston à l'autre bout d'où il est renvoyé par un ressort. Autour de la chambre, un bobinage crée un courant à chaque fois que le piston effectue sa course. Le courant est d'autant plus grand que la course est rapide.
Le prototype fonctionnait avec un bruit terrifiant de Kalachnikov qui s'amplifiait dangereusement en quelques secondes au bout desquelles il fallait arrêter le moteur. Au-delà de ce prototype, on pouvait penser venir à bout de ces défauts et les premières mesures du rendement permettaient d'être optimiste.
Manach suggéra qu'en symétrisant le système avec un autre piston dans une autre chambre en prolongement de la première, les vibrations se trouveraient en opposition de phase et pourraient peut-être s'annuler les unes les autres.
Gravetou sentait cependant un problème du coté du ressort, qu'il plaignait sincèrement. Mais tous deux saluèrent la réalisation.
La salle suivante était un manège pour modèle réduit, avec un pivot central et un bras au bout duquel on pouvait accrocher divers engins. Le but du jeu était qu'avec le même poids de combustible on fasse faire un maximum de tours à un poids de 10 kg suspendu à un petit parapente et entrainé à partir du sol par un engin sur un rail circulaire.  Les résultats s'inscrivaient sur un tableau après chaque série d'essais. Le carburant était mesuré au milligramme près. Les paris étaient engagés. Ceux qui pariaient juste, et ils n'étaient guère nombreux, avaient droit à deux entrées gratuites, mais cette-fois interdites de pari.
Le tracteur sur rail pouvait recevoir différents types de motorisation. Moteur diesel couplé à une hélice, avec différents types d'hélice ; turbo-réacteurs et strato-réacteur miniatures, traficotés pour être le moins bruyants possibles ; moteur à essence ou à gaz, avec différents types de silencieux.
On quittait le manège pour comprendre pourquoi un hélicoptère avait de grandes hélices, une voilure tournante comme on dit. Eh oui! Pourquoi les petites hélices qui maintiennent un avion en l'air, ne peuvent pas maintenir en l'air, à puissance égale, un poids immobile?
Enfin le Musée du Rendement s'ouvrait sur le lac Komodo dont la rive orientale avait été réservée au musée.
On pouvait monter dans un bateau à moteur électrique que l'on pouvait accoupler à différents systèmes de propulsion. Le premier système était évidemment une petite hélice à pas variable, qu'on pouvait facilement remplacer par une grande hélice ou par une très grande hélice. Pour faire encore plus grand, on pouvait remplacer l'hélice par un système à une ou à deux palmes qui donnait aux passagers l'étrange sensation d'être des Jonas dans le ventre d'une baleine. Enfin, on pouvait coupler le moteur soit à une roue à aube, soit à une paire d'avirons, par l'intermédiaire d'un automate antropomorphe au faciès inquiétant de pirate. Un loch renseignait en permanence sur la vitesse du bateau, un anémomètre et une girouette donnaient aussi la vitesse du vent et sa direction.
Une yole de mer était équipée à demeure d'une hélice que l'on faisait tourner en tirant sur deux poignée comme si on ramait avec de vrais avirons, sur siège coulissant, s'il vous plaît!. Le même système équipait une autre yole dont l'hélice était remplacé par deux palmes. La troisième yole avait ses avirons traditionnels. Les trois embarcations étaient à disposition des visiteurs sportifs qui se défiaient dans une petite régate.
Enfin, une sorte de catamaran sans voile était équipé à l'avant d'une éolienne, qui, face au vent, pouvait donner l'impression de tirer l'esquif comme l'hélice d'un avion. En fait, l'éolienne était directement couplée sur une hélice propulsive arrière, comme sur tous les bateaux à moteur. Pour ceux qui savaient observer, c'était étrange de voir cet équipage utiliser le vent pour avancer bout au vent. On convint qu'il n'y avait là rien de magique. Les bateaux à voile remontent bien au vent, de travers certes, mais en remontant de bord à bord, ils progressent dans la direction inverse de la force qui les propulse. Alors une voilure tournante vaut bien une voilure fixe et qu'est-ce qu'une quille sinon la pale d'une immense hélice.
C'était là une idée que Manach avait eu depuis longtemps. On pouvait tout à fait comprendre un bateau à voile comme l'association d'une pale d'éolienne et d'une pale d'hélice qui, au lieu de tourner se translateraient l'une dans l'air et l'autre dans l'eau. Cette façon de voir lui avait permis d'en tirer quelques enseignements. Si la voile est une immense pale d'éolienne, le pied de mat en est à peu près le centre de rotation. Le bateau a donc une forte tendance à plonger vers l'avant. Le maintien de l'équilibre longitudinal, quelque soit l'allure du bateau, n'est pas une mince affaire si l'on veut toujours obtenir le rendement maximum. Il fallait évidemment jouer sur les volumes immergés, sur la répartition des masses, sur la place du pied de mat et sur les surfaces relatives du foc et de la grand'voile. Restait la quille, ou la dérive. Prise comme une pale d'hélice, on comprenait mieux son rôle dans la propulsion du voilier. L'eau qui vient s'y appuyer, la pousse. La quille cherche alors elle aussi à tourner, mais dans le sens contraire de l'instinct de rotation de la voile. Manach avait alors compris l'importance du dessin de cette quille qui participe non seulement à la propulsion mais aussi à l'équilibre longitudinal du bateau. Cette analyse lui avait permis de suggérer à l'architecte du bateau français de l'America Cup quelques idées nouvelles. Il avait proposé que le dessin de la quille soit dynamique, c'est à dire que l'on puisse le modifier en course. Un bateau qui ne marcherait que sous une seule amure aurait, pour un rendement maximal, une pale d'hélice dissymétrique, avec une section inspirée de celle des ailes d'avion, avec un intrados et un extrados. Il faut donc savoir inverser l'intrados et l'extrados à chaque changement de bord. Les calculs montraient même qu'une telle quille devait avoir une orientation légèrement différente de celle du bateau pour mieux remonter au plus près. Il avait proposé un système inspiré des rayons de vélos. En tendant les uns et en relachant les autres, on peut voiler ou dévoiler une roue. On pouvait imaginer facilement un dispositif du même type pour voiler dans un sens ou dans l'autre une quille creuse à enveloppe semi-rigide. On lui avait ri au nez et la France avait perdu le défi de l'America Cup.
Dans la contemplation de cet étrange bateau, les visiteurs réagissaient de façon amusante. Ca s'engueulait ferme, entre ceux qui comprenaient et admettaient et ceux qui criaient à la tromperie en invoquant un j'n'sais quel moteur caché.
- Le sens commun a de terribles oeillères, c'est pour cela qu'il est commun, conclut sentencieusement Gravetou
Derrière eux, le long du batiment, on avait installé un aquarium de 40 mètres de long et de 10 centimètres de profondeur. Cette profondeur était juste suffisante pour que deux maquettes de bateau d'environ un mètre flottent sans racler le fond. 
Sur la deuxième maquette, au lieu de l'hélice habituelle, on avait monté un rotor cycloïde à trois pales. Manach se souvint du contact qu'il avait eu avec Monsieur Lipp, l'inventeur niçois du rotor Lipp, dérivé du rotor Voigt-Schneider. Les pales montées sur ces rotors ont la particularité de s'orienter cycliquement, reproduisant ainsi le mouvement des queues de poisson. Lipp avait pour sa part trouver le moyen de placer virtuellement le point de commande de l'orientation des pales à l'extérieur du cercle décrit par l'axe des pales. Alors que le rotor Voigt-Schneider était seulement utilisé pour la propulsion des gros remorqueurs, le rotor Lipp pouvait tout à fait s'adapter sur des vedettes rapides comme sur de gros navires. Il fut rempli d'aise de pouvoir contempler cette micro-réalisation. Avec contentement, il expliqua à son ami que la position du point de commande déterminait l'amplitude du débattement des pales de part et d'autre de la direction de progression du bateau. A faible allure, on distinguait bien l'ample mouvement de godille de chacune des pales. A grande vitesse, le mouvement se réduisait à un rapide frisson, sans le bruit et la cavitation que l'on pouvait observer sur la maquette d'à coté avec son hélice classique. Manach se rappela qu'à l'époque, l'inventeur avait réalisé un prototype entièrement mécanique. La maquette qu'ils avaient sous les yeux étaient sans doute, elle aussi, à base d'un complexe assemblage de pignons savamment déformés. Manach, pour sa part, avait trouvé l'idée de remplacer la mécanique par un moteur électrique sur chaque pale.
- Mais! Les pales ne tournent pas, elles oscillent!
- Faux! Mon cher. Par rapport à nous elles ne tournent pas, mais, comme elles sont solidaires du rotor principal, elles tournent avec lui. Il faut donc les faire tourner dans l'autre sens. Un tour pour un tour, c'est la loi. Pendant la moitié d'un tour, la pale tourne plus vite et pendant l'autre moitié, elle tourne plus lentement. C'est comme ça qu'elle oscille. Le tout est de bien synchroniser l'avance et le retard selon la position de la pale par rapport à la direction du bateau. Je propose de placer dans le rotor principal un accéléromètre qui peut donner sans se référer à l'extérieur la position angulaire du rotor principal. Il suffit de lui asservir l'accélération ou le ralentissement des moteurs électriques de chacune des pales!
Manach fit aussi remarquer l'absence de gouvernail, en expliquant qu'il suffisait de changer le pas des pales de façon collective pour que la poussée change d'orientation. Lipp avait ainsi imaginé qu'avec un rotor à l'avant et un rotor à l'arrière des gros navires, tous les déplacements imaginables devenaient possibles: en avant, en arrière, en translation latérale, en crabe. Fini, le casse-tête du vent et des courants à l'approche d'un port ou d'un écueil. "Aller là où je veux, au millimètre près", rêve de tous les commandants.
L'exposition se terminait par une tentative d'explication sur le rendement d'un système conceptuel. Il ne s'agissait alors plus de Joules, de calories perdues et de système physique. Il s'agissait de transformations non physiques, ou le rendement peut s'exprimer en termes d'efficacité et de complexité d'une chaine d'opérations sans travail physique.  L'abstraction était intéressante, d'autant que l'exemple choisi pour illustrer le propos portait sur la comparaison de trois systèmes de traduction automatique. Les deux amis se regardèrent, ravis que l'exposition offre un écho à leur conversation précédente. Ce qu'ils virent les combla plus encore.
Le visiteur était invité à taper une phrase en français au clavier d'une machine. Sur l'écran apparaissait plusieurs fenêtres. La première affichait la même phrase en anglais, telle que traduite par le premier système. Cette phrase anglaise était alors fournie à nouveau au système pour une traduction dans l'autre sens. La comparaison entre la phrase initiale et sa double traduction était parfois cocasse. La seconde fenêtre montrait la même chose avec le deuxième système de traduction. Les cocasseries n'étaient pas forcément les mêmes. La troisième avait le bon goût de poser quelques  questions pertinentes sur la phrase fournie par le visiteur, avant d'afficher une traduction en espéranto et sa retraduction en français, étonnante de justesse, souvent mot pour mot. Manach se souvint du projet hollandais auquel il s'était intéressé, et qui avait justement pris l'espéranto comme langue pont pour passer d'une langue à une autre. Il en avait le résultat sous les yeux.
"Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme", la phrase valait d'être répété à la lumière de la transformation conceptuelle qui s'était déroulée sous leur yeux. La perte se transformait-elle en chaleur, en chaleur humaine peut-être?
Au lieu de l'artiste annoncé, ce fut un garçon d'une dizaine d'année qui l'aborda.
- C'est toi le drôle de philosophe?
Etonnant, cette façon de classer les gens après quelques phrases laissées au coin d'un ordinateur. Mananch accusa le caractère réducteur de l'appellation et, mi-content, mi-raisin il finit par sourire au gamin qui lui prit la main.
De boulevards en ruelles, ils arrivèrent à une discrète maison. Le rez de chaussée n'avait que deux pièces, l'entrée et la grande pièce. D'un coté, on y remarquait une longue table de ferme en bois sombre à la fois table de salle à manger et table de cuisine. Fernand Broc expliqua qu'une cuisine fermée sentait la tristesse d'une ménagère solitaire devant ses patates et son autocuiseur, et que la vie valait bien quelques mauvaises odeurs et un évier débordant parfois de vaisselle sale. Ca valait bien aussi qu'on s'attarde à tout moment autour d'une grande table où l'on trouve parfois des amis, parfois une rondelle de rosette et son canon de rouge, parfois un roman policier ou une pelote de laine, parfois l'ordinateur portable ou la déclaration de revenu, la carte au 1/25000 pour la prochaine ballade, la boite de peinture, la télécommande ou le jeu de petits chevaux, les groseilles fraichement cueillies du jardin. De l'autre coté, le chevalet et une peinture esquissée, un fouilli d'objets incongrus, de toiles et de livres, des fauteuils. Salon, salle à manger, bureau, l'un ou l'autre, l'un et l'autre.
En face, le jardin, parlons-en. En fait cette pièce à tout faire était plus un atelier qu'autre chose, à voir cette grande baie vitrée qui s'ouvrait sur le jardin et au-delà sur la ville. Fernand Broc parla du saule, qu'il avait baptisé Ophélie, en référence à Shakespeare, et au féminin, pour mieux lui suggérer la rivière qu'il aurait voulu avoir en bas du jardin, et qu'il n'avait pas. Il avait planté ce saule en lui promettant toute l'eau qu'il voudrait. Un saule vit près de l'eau, n'est-ce pas! Alors, il avait commencé par construire une petite fontaine sculptée en pierre meunière, représentant vaguement un moteur au carter béant dont émergeait un piston, le tout accolé à un radiateur d'où l'eau giclait par le bouchon du haut, avant de retomber en trois cascades successives jusqu'au fond d'un bac en forme de proue de bateau.
Fernand Broc expliqua que ces trois cascades avaient des hauteurs différentes et qu'en écoutant bien, on pouvait distinguer trois univers sonores différents par la hauteur du timbre et par la façon dont le son montait à chaque fois que l'eau giclait du radiateur pendant quelques secondes.
Cette fontaine était à l'origine de tout. Broc avait d'abord été peintre et sculpteur, mais du jour où sa fontaine fut terminée, il découvrit les trois murmures de cette source et décida de s'intéresser aux bruits de la nature. Non pas des bruits, trop péjoratifs, sentant le gênant, le vulgaire, mais des bruits. Eh oui, la langue française n'avait pas d'autre mot: un son,  une note, non! un bruit, le petit bruit de la souris qui grignote, le sifflement du merle, le chant du rossignol, le bruissement d'un drap dans le silence de la nuit, le fracas du tonnerre, le tumulte des vagues, vous savez les vagues, écoutez-les. Cette vague qui monte en silence, que son silence fait paraître encore plus haute au baigneur, si haute qu'elle se prend de vertige et qu'elle retombe en s'enroulant, toujours silencieuse et soudain se fracassant sur elle-même dans un grondement sourd rehaussé par des milliers d'infimes détonations aigues de l'écume, bulles d'eau  éclatantes. Roulement d'une vague malaxante, inexorable comme les tambours d'une armée en marche sur le front et dont la note monte à mesure que la vague se rapproche du baigneur. Et puis tendez encore l'oreille pour saisir l'onde sonore  à l'approche du sable. Ce n'est plus de l'eau contre de l'eau, des bulles contre des bulles, c'est de l'eau contre du sable dans l'eau. Rapidement le son crisse par millions. Oui, un son peut crisser par million. Il n'a pas fini de crisser, écoutez encore comme ce crissement se transforme au moment même où la vague, devenue simple lame d'eau, se retire dans son océan. Ce n'est plus eau contre sable, mais sable contre sable, crissement qui s'étouffe d'un grain de sable qui se roule sur d'autres grains de sable, arrêtés dans l'instant.
Fernand Broc avait tout enregistré, tout écouté. Il avait branché sa collection sur un oscilloscope, pour mieux voir tout ce qu'il n'arrivait pas à entendre et chaque son laissait sur l'écran la trace de l'air qu'il avait mis en mouvement. Le grincement de la porte, le claquement de doigt, le grattement du stylo sur le papier, les pas de la voisine en talons hauts dans l'escalier. Il s'était intéressé aussi à la voix humaine. Non pas l'opéra où la chanson française. Non, l'Opéra, le batiment, avec un grand O, lorsque, à l'entracte, l'oreille encore chaude du "Combien de fois au jour a succédé la nuit...", il était monté au dernier étage du hall du Palais Garnier et avait soudain découvert le pépiement d'une foule, qui s'élevait par confinements successifs depuis le rez-de chaussée, renforcé à chaque étage par le tissage des conversations des foyers des balcons. Vous savez, ces conversations qu'on a envie d'avoir de s'être trop contenu pendant tout un acte où il fallait se taire et réprimer ses réflexions, ces conversations retenues, la voix ni trop haute, ni trop forte, ni trop enthousiaste - on est entre gens de bonne compagnie, on ne s'épanche qu'avec discrétion - Fernand Broc, tout là-haut, avait choisi de rester seul dans la saveur de ce qu'il venait d'entendre. Mais ce son multicolore qui venait d'en dessous l'avait submergé. Alors, il avait oublié Bellini et avait écouté le bruit des voix. On croit saisir une phrase, non! les mots ont été couverts par d'autres mots. On est à la frontière entre le son du grand nombre et le son d'un seul, on devine encore l'envolée d'une demi-phrase mais on cherche en même temps l'harmonie des cinquante voix mêlées.
Fernand Broc était alors revenu plusieurs fois au Palais Garnier, avec son enregistreur, non pour pirater quelque événement musical, mais pour voler la fumée de bruits qui montait dans l'immense antichambre de l'Opéra de Paris.
Après cette découverte, il en eut une autre plus prosaïque. Cette fois-ci, le théâtre de ses bruits était un HLM, vous savez, ces cages d'escaliers où même le bruit de vos pas vous inquiète. En montant, il avait volé le bruit de la rampe en fer et sa résonance quand on l'agite. Il visitait alors un vieil ami peintre que son art n'arrivait pas trop à nourrir. Il s'était assis, le regardant peindre, en silence. De l'appartement d'en dessous montait une logorrhée, un flot de paroles criardes qu'une femme devait jeter à son mari probablement, un flot qui ne s'interrompait pas. Fernand Broc avait fait le rapprochement avec son expérience du palais Garnier: on était encore là où on pourrait presque comprendre la phrase, ou un mot peut-être, mais la voix passe-muraille abandonnait aux murs tout son sens et on ne percevait plus ici qu'un murmure véhément, si tant est qu'un murmure puisse être véhément.
Le troisième endroit où il vola des voix fut naturellement la cour d'une école primaire, dont les stridences énervent les vieux qui veulent que l'humanité meure avec eux.
Il eut encore un grand bonheur, quand Margot lui avait demandé de garder son bambin de trois ou quatre ans le temps d'une course. Il avait installé le gamin sur le tapis, avec une caisse de morceaux de bois de toutes formes et de toutes tailles. Très vite, le gamin l'avait oublié et s'était absorbé dans ses constructions, qu'il ponctuait de séries d'onomatopées avec une virtuosité sidérante. Concert de vroom, pich, tarrra, tarrra tratra, berk, chochoun, brrrrrrrrrr rrrr rrrrr rrrr, tiiiifuug, blog, bzzzz, bzzz, sur tous les tons, dans tous les rythmes, souvent dans des dialogues endiablés entre planchettes, cubes et baguettes. Envoûtement dont Fernand eut du mal à se sortir quand il pensa à enregistrer ce moment béni. Dans sa précipitation pour attraper au vol ces merveilleuses langues d'enfants, il fit une fausse manip qui lui fit manquer tout un passage, puis jura à l'étouffée quand il constata qu'il était en train d'enregistrer en effaçant du même coup le bruit d'un sac plastique prisonnier d'un arbre et que le vent luttait pour lui enlever. En réécoutant le bout de concert sauvé, il confirma son impression de richesse syntaxique et sémantique constamment renouvelée. Il avait compté, après analyse sur son oscilloscope, jusqu'à douze phonèmes en deux secondes. Au delà de toute science, il avait aussi noté l'harmonie qui se dégageait de cette improvisation spontanée. On aurait pu dire qu'il n'y avait pas une note fausse ni une faute de rythme, il en avait été frappé, à tel point qu'il emprunta l'ordinateur d'un ami pour y regarder de plus près. L'analyse spectrale des fréquences émises par notre virtuose révélait que la hauteur des sons prononcés n'avait rien à voir avoir les rapports mathématiques qui peuvent exister entre les différentes notes de notre musique d'adulte. L'enfant se jouait un univers sonore qui n'avait rien à voir avec le demi ou le quart de ton, avec un tempo à soixante à la noire ou une mesure à douze-huit.
Troublé par cette découverte, il en profita pour étudier la collection des bruits naturels qu'il avait déjà engrangé. Il découvrit que la nature ne savait pas vraiment la musique et qu'en général elle savait produire des sons agréables sans être passé par le conservatoire.
En fait, son analyse était erronée, il l'apprit plus tard lorsqu'un chercheur, qui avait travaillé sur la modélisation du vivant, lui avait montré, sur des exemples concrets, que la nature avait elle aussi ses propres lois, par exemple pour déterminer l'angle que fait une branche avec un tronc, puis l'angle que fait une nouvelle pousse sur cette branche avec la branche mère, et donc, que si un arbre a l'air beau, c'est qu'on peut le mettre en équation, n'en déplaise aux tenants de l'essence divine de la nature.
Pour ses sons naturels, il aurait fallu qu'il pousse plus loin son investigation. Il aurait fini par trouver les séries mathématiques correspondant à chacun des bruits qu'il avait enregistré, y compris bien sûr les onomatopées angéliques du gamin ou la logorrhée de la voisine du dessous.
 
Par la suite, Fernand s'était acheté son propre ordinateur et les gadgets qui doivent aller avec, autant pour analyser les bruits, que pour les transformer ou en fabriquer de toutes pièces. Il avait eu du mal à faire comprendre au marchand que ce n'était pas d'un clavier de cinquante quatre notes dont il avait besoin, mais d'un truc à changer des bruits, des bouts de bruit ou des bouts de n'importe quel truc en bruits. Les quatre premiers marchands l'avaient regardé avec ce qu'il avait appelé "un air inintelligent", en précisant toutefois que c'était la première fois qu'il voyait des gens avoir cette tête là. Il s'était dit que notre mariage avec la gamme dodécaphonique pouvait durer encore longtemps, sans doute jusqu'à la mort de l'humanité, bel exemple de fidélité.
De fil en aiguille, il s'était retrouvé à l'IRCAM, mais, n'étant ni chercheur ni musicien, il se sentait un peu comme un ostréiculteur devant un stand du salon des Composants et de l'Informatique, attendant que l'hotesse ait le dos tourné pour lui faucher un prospectus. De stand en stand, il avait pu glaner quelques pages, en anglais, ben voyons! Il en était ressorti avec une émouvante envie de souffler dans un des tuyaux du grand orgue moderne de plein air qui lui faisait face et que l'on appelle Beaubourg. Contrairement à beaucoup, il trouvait que cette batisse avait largement gagné sa place comme oeuvre d'architecture. Son impertinence, à deux pas d'une Seine historique, avait le mérite de libérer le siècle vers de nouvelles formes et de nouveau matériaux. Fernand Broc regrettait seulement qu'à la suite du Centre Pompidou on se soit crût permis d'édifier ces horribles choses qui composeront encore pour longtemps le paysage zacquifié de nos banlieues. Passer cette ère de libération de la laideur, les architectes s'étaient ressaisis et avaient garder le droit des formes et des matériaux. La Pyramide du Louvre, l'Arche de la Défense doivent sans doute beaucoup plus qu'on ne le pense au Centre Beaubourg.
Fernand Broc eut envie de demander à Manach si dans une vie antérieure, entendons une de ses précédentes carrières, il n'avait pas été architecte, mais Manach, éternel bavard en avance d'une idée, lui raconta qu'il avait fait l'Ecole d'architecture plutôt que les beaux arts parce que son amie du moment était elle-même fille d'architecte et qu'il s'était alors projeté dans ce style de vie un peu tape à l'oeil qu'il avait entrevu au cours d'un coktèle offert par son architecte de père. Il avait retiré de son passage à Archi l'envie des voyages dans les capitales du monde entier.
 
Pour en revenir au bruit, Fernand finit par trouver un Mac, avec le programme, les fils, les boites et qui devait plus ou moins faire l'affaire. Ca marcha du premier coup, il n'en crût pas ses oreilles. Son copain ingénieur lui avait tellement raconté ses galères avec son PC qu'il s'attendait au pire.
Etonnant! Juste à causer au microphone, et le signal électrique de votre voix se rue sur l'écran. Ah! Eh! Ih! Oh! Hue! Ploum Ploum Tra la la. Génial, copier-coller, une touche-un son. En avant la musique! T'appuie sur une touche, la machine te répète  "Oh!", t'appuie sur une autre touche, ça fait "Ploom".
Sous le charme, il avait donné à sa nouvelle machine le nom de Cicéron, pour simplement l'inscrire dans l'histoire de l'humanité, comme il disait.
Fernand passa la nuit à transférer sa collection de sons dans la mémoire de son Mac. Pour couronner scatologiquement sa découverte et rejoindre son lit dans une béate béatitude, sur le coup de six heures douze, il avait programmé son Cicéron de telle façon qu'en appuyant sur la touche "w", ce soit un bruit de chasse d'eau qui se fasse entendre.
Il se réveilla vers midi, dégrisé, un peu abattu devant cette étrange chose qui lui ouvrait un immense domaine avec une facilité déconcertante. Lui qui avait passer trop longtemps dans la minutie d'un coup de pinceau appliqué, précautionneux, dans l'angoisse d'un coup de marteau de trop sur un granit imprévisible ou sur une pierre de Rognes trop fragile, il trouvait presque indécent qu'on puisse fabriquer une pièce de bruits aussi facilement, qu'on puisse recopier un motif à l'infini, marier trente voix, trente bruits, effacer un effet discordant, reprendre une séquence un peu trop plate, prolonger une finale dans un decrescendo réverbéré, et puis non, au contraire dans un crescendo exponentiel jusqu'à la stridence. Haendel, si tu entendais ça! Fugues de rape à bois sur un marbre; motets des vents, où chaque son élémentaire provient d'un enregistrement pris à deux ou trois centimètres d'un tapis d'herbe effleuré par le foehn, ou pris par un microphone tapi dans un cyprès secoué par le mistral; symphonie dite "la concrète du canal", montage sur les bruits que l'on peut entendre au passage d'une écluse; impression sonore d'un port de plaisance dans la tempête, avec en continuo le roulement hoqueteux d'un ventilateur déglingué. Y aura-t-il un jour une acamédie des bruits en face de l'académie française ou en face de la musique académique?
Fernand Broc n'en avait pas fini. L'assemblage de bruits, harmonieux ou non - selon le point de vue, selon l'auditeur, on peut donner de "l'harmonieuseté d'une pièce bruitale" des appréciations assez diverses, il en avait fait l'expérience - l'assemblage de bruits, disait-il, avait grand intérêt, mais le laissait sur sa faim, autant que les sources sonores étaient réelles, concrètes. Il se disait qu'au-delà de ces chants d'oiseaux, ces klaxons, cet oeil vert couinant dans le vieux poste à galène quand on cherche l'accord, ces bruits de menuiserie, les pas sur le gravier, ces quatre gamins qui s'amusent à taper du pied dans les flaques, au-delà, on devait bien trouver d'autres sonorités inédites de la nature ou de l'homme.
L'ordinateur lui avait montrer qu'un son pouvait exister sous forme de courbes, de chiffres, de zéros et de uns. Il en déduisit, un peu hâtivement sans doute, que toute série de zéros et de uns, d'où qu'elle provienne, devait avoir une représentation sonore. Il s'essaya à imaginer le résultat, mais son cerveau refusa obstinément de lui chanter une quelconque mélodie. Tout au plus avait-il l'intuition que, sans précaution, on devait aboutir immanquablement à un univers sonore totalement gris, aussi gris que la teinte qu'il obtenait généralement en mélangeant toutes les couleurs de sa palette lorsqu'il avait fini un tableau. Un flot de fréquences sonores ainsi constitué devait être tout à fait ennuyeux, ou tout à fait déagréable, ou au mieux, hypnotique comme celui de la Seine filmée du Pont-Neuf sans que jamais le cadrage n'atteigne un quai ou la passerelle des Arts.
 
Fernand Broc s'était donc mis en quête de zéros et de uns déjà organisés pour d'autres tâches que celles de faire du bruit, en se disant que quelque chose de beau et d'harmonieux, réduit en zéros et en uns pouvait peut-être, par une magie mathématique à découvrir, se retraduire en un ensemble sonore ayant aussi du caractère.
Manach se demandait bien où Broc allait en arriver dans ce chemin de la découverte sonore qu'il racontait avec passion.
- La magie, disait Fernand Broc, elle est déjà partout, à foison, il suffit d'écouter.
Cette magie s'installa de manière un peu inattendue. Les deux hommes s'étaient assis à la grande table, dans la maison. Fernand avait servi deux verres de vin. Alors il trinqua sur un poème dont les sonorités flottaient entre douceur et bizarreries, de méandres paisibles en crue impérieuse. Puis, du fond de la grande pièce, une voix d'enfant, l'enfant qui avait conduit X jusqu'ici, poursuivit le poème:
 
Ornamis sin la cherizuj'
per pompa vest'
maj' estas nun kaj iras li
al edzigfest'
 
Kiel longa pinglo, chiu branch'
per blanka vind'
kushadas nun en flora ing'
ja ghis la pint'
 
Li estis bela sub la prujn'
en vintra vent':
li belas nun milfoje pli
pro flora tent'
 
Dum vintro estis lia bel'
de l'vivo bild'
kaj same kiel ombro, nur
ventenc', malmild'.
 
Se nun ne estas ombra shajn'
li, sed simbol'
de charm, beleco, de vivem'
kaj de petol'.
 
Edzigfest' kaj sunveter';
pro la promes',
somerknabin' atendas al
fianckares'
 
Guido Gezelle
Traduit du flamand par Hector Vermuyten
 
Manach n'avait pas reconnu tout de suite l'origine du poème, bercé par la musique des mots. Très vite cependant, les sonorités chaudes de l'espéranto l'avait rebranché. Il faut dire que la bonne poésie en espéranto est comme la bonne poésie dans toute langue. Elle demande une complète maîtrise de la langue et de la culture. Manach parlait couramment l'espéranto, mais n'avait jamais plongé dans l'abondante littérature poétique originale ou en traduction que l'on pouvait chez les espérantistes.
Après un moment de silence, comme à l'église, Fernand se remit à parler de ses recherches sur le son. La métaphore de la poésie dans une langue étrangère était intéressante. Un poème peut avoir une beauté dans une langue, sa traduction peut en avoir une autre. D'où son idée d'essayer une traduction un peu spéciale certes mais tentante. Un processus de création ne peut guère passer que par une succession d'essais/erreurs. On essaie, on regarde ou on écoute ; c'est mauvais, on recommence différemment, au pifomètre, on voit ; c'est bon, on garde, on s'en resservira ailleurs, etc... Heuristiquement vôtre, dites-vous! Au pif, c'est ça!
Le premier essai fut fait à l'aide des "sanglots longs des violons...." A chaque lettre correspondait un bruit différent. Y avait mis au point plusieurs palettes de relations entre bruits et lettres. Quant à la durée de chaque bruit, Y avait imaginé plusieurs méthodes dont la première lui apparut d'évidence. La durée du bruit devait avoir affaire avec la place de la lettre dans le vers. Ainsi, on devrait récupérer quelque chose ayant à voir avec la prosodie. Une autre fut de relier la durée de la note à la place qu'occupait la lettre correspondante dans l'alphabet.
Bref, il eut bientôt une cinquantaine de traductions bruitales - bruitiques, bruitantes, bruissantes, bruiteuses ou bruitiennes, comme vous voudrez -  de son poème. Le résultat était certes amusant, parfois cocasse, mais le laissa sur sa faim. Il eut alors l'idée, pour voir, ou plutôt pour entendre, de travailler directement sur la suite de zéros et de uns telle que l'ordinateur avait digéré le poème original. Les cacophonies qui en résultèrent furent décourageantes, allant du silence total au sifflement quasiment continu, du roulement de tambour à la clochette infernale de l'enfant de choeur.
De dépit en dépit, il chercha longtemps, jusqu'à numériser du Beethoven, changeant les rythmes en hauteurs de note, la double-croches devenant un la, la noire un do, etc.. et les notes devenant rythmes. Après quelques aménagements mathématiques, il réussit à sortir une symphonie qui nécessitait que l'auditeur soit particulièrement en forme pour l'écouter de bout en bout.
Il en était à chercher toute sorte de données informatiques, dont le seul critère de choix était que ces données soient les zéros et les uns d'oeuvres construites. Il avait numérisé des photos d'arbres et avait obtenu un univers sonore presque répétitif, presque, parce que chaque répétition se faisait avec de surprenantes variations. Bien sûr, il avait pensé à Vermeer, mais curieusement, il n'avait pas réussi à traduire autrement que de façon ennuyeuse sa célèbre lumière.
Son morceau favori était cependant sa traduction des murmures multicolores du hall du Palais Garnier, en attendant ceux du Palais Brogniard dont il savourait déjà le son de l'argent volé.
Manach n'en pouvait plus, saturé de créations. Certes, il cherchait une nouvelle musique de ballet, mais là, il avait l'impression que c'était à lui de fournir le ballet à la musique. Fernand commençait déjà à lui demander si la notation chorégraphique avait un codage propre à être digérée par sa machine. Non? Et si on équipait chaque danseur d'un système qui le situerait automatiquement sur la scène, chaque position déclenchant une phrase sonore particulière?
C'en était trop, il fit celui qui allait manquer un rendez-vous, assura que tout celà était vraiment trop soudain, qu'il lui fallait d'abord assimiler cette nouveauté et qu'il reviendrait bientôt avec des idées plus précises sur ce qu'il recherchait.
Dehors, il se perdit, monta dans le premier tramway qu'il rencontra et qui fort heureusement passait rue des Ecoles. Rentré au collège de France, il s'affala sur son lit et ne se réveilla que vers deux heures du matin transi de froid.
 
Brusquement, Manach bondit de son fauteuil, alla tout droit vers sa bibliotèque et prit sans hésiter un petit livre grossit par sa reliure de plein cuir cramoisi. Il suspendit le temps, debout, feuilletant le livre comme à la recherche d’un trésor qu’il savait enfoui dans ces pages.
Gravetou n’osait interrompre la saveur du moment. Il ne voyait du livre que la reliure qui lui parut artisanale. Il nota dans la bibliotèque une dizaine de dos du même art, identifiables à leurs trois bourrelets et aux écritures d’or grossièrement déposées.
C’étaient là sans doute les livres fétiches de Manach. Sa curiosité l’emporta. Il se leva lui aussi et s’approcha du mur couvert de livres. Les dos reliés inspiraient comme un respect, tel qu’il osait à peine lire les titres et les auteurs.
Manach se mit à lire à haute voix: “ L’homme est en marche vers la complexité. D’aussi loin qu’on le connaisse, l’homme est parti de l’assemblage de quelques molécules, d’une paramécie troublante de simplicité. De quelques neurones agencés, par mégarde selon les uns, par transcendance diront les autres... Manach s’interrompit et commenta: “disons, par mégarde de la transcendance. J’aime à penser qu’un jour la transcendance s’ennuyait, regardait ailleurs et qu’alors, sans y prendre garde, par mégarde, elle inventa le sens. Elle qui était sur une infinie ligne droite, de toute éternité, par mégarde, elle y mit un point, sur cette droite, le trouva joli, trouva que ce point rompait la monotonie de l’éternel infini.
La transcendance n’aurait eu qu’un seul point, sur cette droite, le mal n’aurait pas été fait. Un point, ça n’a qu’un diamètre infiniment petit. De l’infiniment petit à l’infiniment grand, la transcendance restait après tout complètement propriétaire. Un seul point n’était pas gênant. Le zéro et l’infini n’ont ni l’un ni l’autre de représentation. Essayez donc de faire quelque chose de concret à partir du néant ou à partir de l’infini. Rien à faire, vous avez dans la tête une sorte de dissonnance gênante. Vous avez beau tourner la chose en tous les sens, le zéro et l’infini appartiennent à la transcendance et à personne d’autre.
La transcendance l’avait trouvé joli, son point sur sa droite. Tellement joli, ce contrepoint de l’éternité, que, par mégarde toujours, la transcendance en avait posé un autre, un autre point. Diable, le mal était fait. Eh oui, parce que, entre les deux points, vous imaginez... Entre deux points, il y a quelque chose qui n’est plus de l’infini. Il y a une distance. On va de celui-ci à celui-là et de celui-là à celui-ci. Dieu, par mégarde, avait inventé le sens.
S’en était-il rendu compte tout de suite, des conséquences de l’invention du point? Sans doute pas. Sinon, il n’aurait pas été jusqu’à mettre un point hors de son infinie ligne droite. Trois points, trois points non alignés, Monsieur Dieu, qu’est-ce que ça fait? Dieu, qui avait encore l’éternité pour lui, réfléchit. C’était nouveau. On ne pouvait pas répondre n’importe quoi, il y allait de sa crédibilité. On ne s’intitule pas Transcendance sans en assurer la majesté et bien sûr l’infaillibilité. Quoique, en n’y prenant pas garde... Oui, Monsieur Dieu, vous avez raison, trois points non alignés définissent une surface. Dieu immédiatement rajouta, pour montrer qu’il était plus intelligent: et quatre points forment un volume. Par extrapolation, dans l’infiniment petit d’un instant d’éternité, la transcendance découvrit l’ampleur de la mégarde. Elle venait de créer notre univers.
Première dimension le sens; deuxième dimension, la surface; troisième dimension le volume. En fait, quelque chose le chatouillait. Installé dans son éternité, Dieu faisait un petit blocage. Mais sa fonçière honneteté intellectuelle lui fit rendre grâce. Maintenant qu’il avait inventé le point A et le point B, la logique s’imposait. On ne peut être en même temps en A et en B, sauf à confondre les deux points qu’il venait justement de dissocier. Sachant bien qu’il faudrait toujours un certain temps pour aller d’ici à là, Dieu se résolut à regret à découper son éternité.
Passé le premier instant de colère après lui-même, puis d’abattement, son déterminisme essentiel - par essence, Dieu est déterministe - lui fit entrevoir un univers plutôt sympa. Sûrement beaucoup de misère, avec du bonheur en contrepartie. Il avait fallu choisir: hors du train de l’éternité, on a rien sans rien.
Bref, Dieu, avec ses quatre dimensions, avait très vite compris que la création de la paramécie était inéluctable.
Manach semblait ravi de son histoire et souriait aux anges. Il rajouta, avec un humour prosaïque: “voilà ce que c’est que l’oisiveté. Quand on n’a pas à faire la vaisselle, on s’ennuie, et puis on pense! Le big-bang, c’est ça, l’univers étouffait de trop d’ordre, il fallait bien que ça éclate”
Il reprit alors sa lecture à haute voix.
“De quelques neurones agencés, par mégarde selon les uns, par transcendance diront les autres, on en était arrivé à combien de milliards et rien ne permettait de dire aujourd’hui que ce nombre cesserait un jour d’augmenter. Il y a toujours des paramécies, mais combien d’autres espèces se sont baties, milliers d’années par milliers d’années, pour un jour arriver à l’espèce humaine, sans parler du règne végétal,
Incorrigible, il s’interrompit à nouveau.
- En fait, on spécule sur des millions d’années en arrière, à partir des indices que l’on a aujourd’hui. Moi, j’ai plutôt envie de spéculer sur un million d’années en avant. On ne le fait pas parce qu’on a le vertige. C’est vrai que tous les futurologues tombent de haut très régulièrement. Mai 68, c’était évident, après, bien sûr. La folie de Staline, d’Hitler, de Pol Pot et de bien d’autres, on aurait aimé la prévoir.
Il se redressa, l’affirmation péremptoire à la bouche: Mais on peut la prévoir. C’est encore une question de vertige, mais pas du même. Le vertige du pouvoir prend chez tous ceux qui l’ont. Donnez-moi un levier et je soulèverai le monde. Qui n’en a pas envie. Donnez à n’importe qui des mégatonnes de décision, vous le verrez bientôt comme un enfant au volant d’un 38 tonnes: heureux, mais ô combien dangereux.
C’est clair, chaque fois qu’un pouvoir existera sans contre-pouvoir, il y aura catastrophe.
Voyez-vous, quand je vote, je me détermine pour la solution où je pense que le contre-pouvoir sera le moins faible. Un pouvoir éclairé est toujours mieux que l’aveuglement du pouvoir.
Mais, ce n’est pas de ce futur là dont je veux parler. Celui qui m’amuse, c’est le futur de l’humanité dans mille ans, dans dix, cent mille ans, dans un million d’années et plus. Je veux rêver. Et pour celà, je trace un trait d’aussi loin que l’on spécule sur le passé, jusqu’à aujourd’hui, et je le prolonge, sans honte, sans peur et sans vertige.
De l’atome à la paramécie, j’ai déjà fait un bout de chemin. De la paramécie à l’homme, d’accident génétique en accident génétique, voilà une autre étape. Aujourd’hui, le problème semble se compliquer, parce que le facteur hasard génétique tombe dans l’océan de la conscience humaine. Jusqu’à quand celle-ci va-t-elle protéger l’évolution naturelle? Cent ans, mille ans, plus...? Viendra bien un moment où quelques savants fous, embrayés par quelque Mac Namara ou Thatcher, pour ne citer que ceux que beaucoup ont cru raisonnables, balayant les contre-pouvoirs, s’imagineront les pères d’un homme nouveau, inusable, à la mémoire sans défaillance, à la logique radicale.
Gageons que nous resterons sur la droite de l’évolution, où tout se sera passé selon le bon vieux principe de la pérennité de l’espèce. L’espèce humaine est comme toute autre espèce animale. Elle apprécie plus ou moins consciemment les ressources de son territoire et s’y adapte. Les futurologues se trompent quand ils pensent que globalement l’homme peut réagir avec toute sa conscience pour traverser ses vicissitudes. Globalement, l’homme réagit dans un inconscient collectif dont la composante la plus forte est la pérennisation de l’espèce.
On peut bien sûr imaginer des scénarios catastrophes, allumées par les hommes eux-mêmes, ou venant d’ailleurs. Par exemple, un laboratoire clandestin du pôle sud, travaillant à la mise au point de bactéries tueuses ou d’un nouveau virus d’Ebola, peut échapper au contrôle de ses apprentis sorciers et sauter la barrière du continent antarctique. En mille ans, des occasions ne manqueront pas.
Dix mille ans plus tard, l’humanité aura peut-être rendu la terre invivable, au point que l’égoisme de certains poussera à des solutions eugénistes.
Les cent mille hommes les plus riches auront quant à eux affrété une flotte spatiale qui s’abîmera dans l’espace.
Cent mille ans plus tard, la terre aura eu dix occasions d’exploser ou de fondre. Seuls quelques cancrelats auront survécus, relançant l’évolution sur de nouveaux chemins. Il faudra alors encore des millions d’années pour que de nouveau l’équivalent d’une conscience humaine habite la terre.
En fait, Manach récitait le catalogue des BD de science-fiction. Quelque part en lui-même, épris d’idéal, il imaginait cependant le scénario du paradis sur terre, où tous les hommes, sans aucune exception, pourraient se persuader de leur immortalité, et y arriver dans toute la plénitude de leur conscience, permettant ainsi à la transcendance de reprendre ses quatre dimensions et de continuer l’éternité comme avant.
 
Quand il entra dans le salon, les trois adolescents jouaient au monopoly. La télévision était allumée et n’avait pas l’air de les gêner. Etonnante, cette faculté d’avoir vue sur le monde et insouciance à la fois. On relativise, on s’habitue. Les cosmonautes aussi ont vue sur le monde. Mais combien de temps passent-ils le nez collé au hublot?
La télé ressassait les éternels déficits publics. Laurent, qui avait le dos tourné à l’écran, tout en échangeant ses maisons et ses hotels sur je ne sais plus quelle rue de Paris, lança sa réflexion du moment. “Le mec qui s’achète sa maison, quand il emprunte, il gagne vingt ans. Ca vaut le coup de la payer un peu plus cher. Mais l’Etat, quand il s’achète un hopital, il a le fric en poche: chaque année, il a de quoi s’en payer mille, des hopitaux. S’il emprunte, c’est qu’il est mauvais. Il contracte des emprunts perpétuels dont il remboursera perpuétuellement les intérêts. C’est comme si moi, j’empruntais pour acheter un bouquin.”
Les trois autres garçons coupèrent court à son discours en lui demandant de finir de jouer. L’heure n’était à l’une de leurs discussions sans fin pour refaire le monde. Quant à Manach, il apprécia le commentaire en silence, et imagina les réponses que les politiques auraient pu faire à cette réflexion. Impossible, un Etat ne peut pas vivre sans dettes, etc... Pour relancer le débat, il questionna les jeunes. “Savez-vous quel est l’Etat qui a la plus grosse dette du monde?”. Les réponses fusèrent: “Celui qui a le plus gros zizi”, “le Mexique”, la Russie, l’Inde. Ils s’étonnèrent d’apprendre que les Etats-Unis avaient une dette colossale. Laurent apprécia. “Avec une dette en dollars, c’est eux les plus à l’aise. Les dettes des pays d’Afrique sont aussi en dollars. A ce petit jeu c’est évidemment le pays le plus riche qui gagne, il se rembourse avec les dettes des autres. Le système de la dette, c’est le système de l’éternelle dépendance. Quand les paysans se sont endettés pour acheter leurs tracteurs, il ont voté leur misère. C’est pareil avec le tiers-monde. Si tous les pays d’Afrique décidaient d’un seul coup de ne plus payer leurs dettes en dollars mais en produits de chez eux, tous les banquiers de la terre seraient mal. Monsieur le veau d’or, épargnez-nous ça. Facile, répondit-il, achetez donc l’amitié des dirigeants africains, de peur qu’ils n’osent.” Manach apprécia ce condensé d’économie mondiale, qui fut bien sûr taxé par les autres de procès d’intention, de raisonnement de terroriste. Le monde tournait bien comme ça et eux jouait au Monopoly.
 
La télé changea de sujet avec à propos. Un beau légionnaire - c’est toujours beau un légionnaire- saluait avec toute l’intensité et toute la force d’une armée invincible. Laurette balbutia qu’un homme en uniforme la faisait toujours craquer. C’est vrai, le prestige de l’uniforme. Etonnant, serait-il génétique, tellement on sent la profondeur de cet atavisme? Quel est donc ce ressort qui vibre devant ce sergent chef impeccablement sanglé dans son treillis, devant ces dix huit pompons rouges aligné sur le pont de la corvette et dont le col bleu fasseye au vent, devant un casoar qui valse dans le salon du chateau, devant l’alignement rythmé de vingt bicornes descendant les Champs Elysées sans l’étalage même d’un soupçon de l’intelligence enserrée dans le feutre du couvre-chef. Manach se souvint d’un ancien directeur de l’Ecole Polytechnique qui avait écrit un livre, jamais paru, s’interrogeant sur les pensées du bicorne muet entre l’Etoile et l’obélisque. Il racontait qu’il avait fallu hospitaliser l’un des élèves toujours épris de rectitude et malheureusement dénué du sens du rythme. L’élève n’avait pas résisté au calvaire mental qui s’était emparé de lui au départ de l’Etoile, dans l’angoisse de ne pas marcher au pas. Au Rond-Point des Champs, il avait fini par perdre la cadence. Sa marche à contre-temps avait semé la panique sous les autres bicornes qu’il s’était mis à regarder d’un air égaré. Une grosse voix du rang de derrière s’était alors élevée en martelant “défi sur dété égale un moins theta - défi sur dété égale un moins théta - défi sur dété...”. Curieusement, l’équation lui avait un moment occupé l’esprit, le vidant de toute angoisse. Il s’était alors remis à marcher droit et au pas. Il avait dû qu’on ne remarqua pas ce crime à une diversion: l’une des demoiselles de l’Ecole avait rattrapé in extremis son chapeau - qui n’a pas deux cornes - qui s’envolait au vent fripon. Les caméras avait immortalisé cet incident, qu’on avait revu le soir au journal télévisé.
Manach revint à sa question de l’universalité du prestige de l’uniforme, sans trouver de réponse satisfaisante. Sécurité bien ordonnée commence par soi-même. Sacrifie-toi, il en restera toujours quelque chose. Mon père, ce héros au sourire si doux. Engagez-vous, rengagez-vous qu’y disaient. Tous pareils, c’est déjà plus un inconnu, rapport à sa flamme On avait joué aux formules, mais on avait tourné en rond. L’axiome était resté là, en suspend: “ quand même, c’est beau un uniforme”.
Bien sûr les jeunes tournèrent vite autour du service militaire qui était devenu service national et qui penchait vers plus rien du tout. Le philosophe de service rappela que l’homme est imparfait, mais que dans son imperfection, il avait quand même réussi à baliser le chemin. Des garde-fous, au sens propre, comme au sens figuré, il en avait inventé. La Justice, la Police, l’Armée. Maux nécessaires pour certains, biens enrichissants pour d’autres.
Encore fallait-il savoir de quels fous se garder. De la folie de son voisin de quartier, des fous de la région d’à coté, des illuminés de tout poils, des désespérés d’une cause, du Frankenstein d’un pays lointain. L’Histoire fourmille d’exemples édifiants et de solutions aberrantes.
Encore fallait-il définir ce que c’est qu’un pays, une nation, un Etat, une patrie, par les jours qui courent et qui courront de plus en plus vite dans la mondialisation de l’économie. Défendre son beefsteak ou son identité. Quelle identité, derrière identité, il y a idée ; derrière, il y a encore idéologie.
A dix huit ans, vous dites quoi? On dit rien, on fait ce qu’on nous dit!
Manach parla de la diversité des hommes. Justement, dix-huit ans, c’est l’âge où les préjugés n’existent pas, ou, s’ils existent, ils s’effacent face à la réalité. Alors, quelques semaines, quelques mois ensemble, avec d’autres, avec d’autres qu’on a pas choisi, ça pourrait être fait pour la sentir, cette diversité.
En jouant aux cartes toute la journée, comme leur grands frères? Evidemment non. Sans trop se creuser, on peut en trouver des choses à faire, quand on est jeune et qu’une structure aussi adulte que celle de l’armée est là toute prête à vous supporter - moyennant bien évidemment une petite révolution interne de notre grande muette -
Par exemple, à dix-huit ans, on sait déjà trop de choses ou pas assez. Le partage du savoir, vous connaissez. Dites à un jeune qui sait lire d’apprendre à lire à un autre jeune qui ne sait pas lire, pourquoi ne le ferait-il pas si c’est là son service à la nation?
Dites à un jeune qui sait ce qu’est la citoyenneté de la faire découvrir à son tour à ceux qui ne le savent pas, pourquoi ne le ferait-il pas si c’est là son service à la nation?
Dites à un jeune de trouver les moyens pour que chaque Français se sente solidaire de tous face à un envahisseur, face à une catastrophe naturelle, pour que le jour venu, les planqués et les collaborateurs n’en puisse plus de honte.
Dites à un jeune de se joindre à un chantier d’urgence où, même en payant, l’Etat est impuissant;
Ils iront, leurs aînés ont obéi à bien d’autre conneries pendant leur service.
Manach termina son envolée par un splendide “Des cavernes aux casernes, l’homme à fait un grand pas. En avant!” Hier, on formait dans les casernes des soldats citoyens, aujourd’hui, gardons les casernes pour former des citoyens soldats.
Des soldats et quelques chars, quelques navires, quelques avions pour garder les fous, certes, mais aussi des humanistes pour fortifier les faibles, des chefs de chantiers pour faire face aux grandes détresses. C’est ainsi que l’homme doit sortir de ses casernes.
Les adolescents ponctuèrent le discours par un “trois hotels rue Lecourbe, ça te va?”
Dégrisé, Manach zappa. La télé, fidèle à elle-même se faisait une concurrence stupide. Colombo contre Nestor Burma. Palette, le magazine de la Cinq les départagea, même si c’était pour voir les détails d’un superbe tableau sur une mauvaise télé. Il pensa que si le cinéma avait été deux fois moins cher, il aurait fait l’effort d’une lumineuse salle obscure, mais à ce prix, en plus pour un film américain issu d’une pub outrancière, il se refusait d’engraisser trop souvent les monopoles de distribution.
 
Gravetou lui avait donné rendez-vous devant la Fontaine au Cirque. L’endroit était bien choisi. La placette était ombragée d’un tilleul et de quatre arbres dont le nom lui échappait. Il regretta que les paysagistes n’aient pas eu l’idée d’une petite étiquette discrète qui pourrait renseigner, éduquer le passant. Un arbre, c’était quelque chose de trop vivant. Il fallait savoir son nom, sa terre natale, que sais-je. Manach se souvint de son adolescence, quand il partait avec de minuscules plaques de cuivre sur lesquelles il avait gravé, à l’aide de cire et d’acide, les noms qu’il voulaient donner aux quelques arbres qu’il aimait dans la campagne de sa ville natale. On baptisait bien les bateaux, alors pourquoi ne pas baptiser les arbres dont certains pourraient servir à faire les bateaux?
Il imagina le service des espaces verts donnant un nom à chaque arbre: le cornu, l’oublié, le tendre, l’orme au chat, le pointu de la place Diogène. Ouest-France parlerait de la maladie du troué, ou de l’érable du chemin de l’Ecossais. Chacun pourrait ainsi lui rendre visite. Peut-être que la tendre sollicitude des habitants du quartier l’aiderait à vaincre sa maladie. Enfin pour ceux qui pensent que les arbres ont aussi une âme.
Il avisa le banc qui faisait face à la fontaine et s’y installa pour savourer son avance au rendez-vous. Il s’étonna avec bonheur que la placette ne soit pas envahie par des tables de bistrot. Deux ou trois tables pour manger dehors, ç’aurait été bien. Mais, profit oblige, on sait que de deux ou trois tables sympathiques, on en passe à deux ou trois douzaines, qui auraient défiguré le lieu et obligé le flaneur à un chemin sali.
La Fontaine au Cirque portait bien son nom. L’eau jaillissait de l’oreille d’un clown au large sourire. Le jet accrochait, au rythme du balancement, une forme féminine suspendue à un trapèze volant. De l’autre coté, un éléphant s’aspergeait le dos de belle façon. Le jet tombait sur une sorte de selle qui étalait l’eau en une large corolle. Le film d’eau ainsi produit englobait l’éléphant et retombait dans le bac en forme de piste.
Sculpter l’eau, les hommes l’ont toujours rêvé. Sculptures autour de l’eau, quels étaient-ils les jardins suspendus de Babylone? Pont du Gard, oeuvre pour l’eau. L’ont-ils revendiqué, le grandiose de l’ouvrage? Ou bien l’ont-ils simplement compris comme le seul ouvrage d’une nécessité? Jeux d’eaux de Versailles, Manach aurait bien donné dix ans de sa vie pour une soirée d’été à la Cour, parmi les odeurs de ceux qui savaient ne point se laver, pour vérifier que les femmes étaient belles et pleines d’esprit et les hommes lourds et grossiers. Il se souvint aussi de la Fontaine de Saint Eustache, dont il se demandait toujours si l’architecte avait fait exprès, ou si la physique des fluides avait tout simplement imposé ses droits. Regardez-là cette descente d’eau, qui se casse quatre ou cinq fois chaque seconde, à l’horizontale, formant ainsi des bandes noire et eau qui tombent comme un store à grandes lamelles, avec un clap-clap-clap-clap...régulier et insistant.
La Fontaine au Cirque, c’était son bonheur d’aujourd’hui, là, seul avec les bruits de l’eau et la trapéziste au balancement éternel dans l’attente des mains de son partenaire. Manach avait tout d’abord cru que l’artiste n’avait pas créé le second trapèze, mais il le découvrit par hasard, ébauché dans la pierre noircie par l’eau quotidienne qui le frappait. C’est vrai, au cirque, on voit d’abord le vif argent des corps en catapulte. Ce n’est qu’après que l’on s’extasie sur la force des porteurs.
Manach se lassa. Au coin de la place, un photographe affichait en vitrine appareils photo et camescopes. Il pensa que depuis bientôt trente ans que l’on disposait d’une cellule incorporée, la technologie n’avait pas franchement évoluée, si ce n’était qu’il n’est plus besoin d’être intelligent pour faire une photo correctement exposée. Il se demanda combien d’années il faudrait encore qu’il attende avant de voir un petit truc à tout faire, photos numériques autant que caméscope et loupe et jumelle à la fois. Ben oui, une cible CCD avec une définition de plusieurs milliers de points en hauteur et en largeur. Il suffit d’en montrer seulement une partie pour faire un agrandissement qui peut se multiplier avec celui de l’objectif. Et puis, la mémoire, on sait déjà avoir tout le film des Enfants du Paradis dans le creux de sa main. Trente photos, ou trente six mille photos, où est la différence? En plus, on pourra évidemment les effacer, les trier, les copier. Un écran plat de dix centimètres, ça va bien pour viser et vérifier qu’on va faire une belle photo comme on les aime. Avoir tout son temps de gacher la pellicule virtuelle pour garder le meilleur souvenir de la Fontaine au Cirque. C’était son rêve.
Bien sûr, quand on a l’écran, on peut y mettre la télé et tout ce robinet d’eau tiède qui peut dégouliner du réseau internet. Du coup, le gadget fait aussi ordinateur, réveil matin, téléphone, dictaphone et visiophone...Elémentaire!. Qu’on y rajoute le positionnement par satellite et alors il sera facile d’avoir sous les yeux la carte du quartier et la direction dans laquelle il faut aller pour trouver la plus proche boulangerie ouverte à cette heure. Après ça, on pourra peut-être  souffler, jusqu’à ce que de nouveau Nimbus nous ouvrent de nouveaux horizons. Le virtuel, mon cher....
Mais combien de gadgets imparfaits faudra-t-il qu’il achète, qu’il casse et qu’il jette avant d’avoir en main un pareil trésor. Il ricana en lui-même. Sa télé avait rendu l’âme depuis deux ans déjà et il en était heureux. Sinon il se contentait d’appareils photo jetables. Il regardait les photos en sortant de chez le marchand, puis les mettaient dans un tiroir. Il ne les regarderait sans doute plus jamais.
 
Gravetou arriva, menant avec un naturel étonnant une énorme moto carénée, avec casque stéréo, microphone et le toutim. Ca frimait un max. Manach en fut tout interloqué. Jamais il n’avait pu imaginer que Gravetou sacrifia à cette coûteuse sensation.
Gravetou savait vivre et évita d'inviter trop vite son copain à grimper sur le siège arrière. Il gara l’engin, retira son casque et vint s’asseoir sur le banc. Il expliqua que l’occasion avait fait le larron, et que depuis quelque temps, à voir passer ces êtres étranges sur leur moto qui n’était plus tout à fait une moto, il avait voulu savoir ce qui pouvait bien se passer à l’intérieur d’un casque et sur un fauteuil posé sur deux roues seulement et qui avait le culot de ressembler à une Rolls ou une Bentley. Il parla de saine jalousie, pour bien la distinguer de la vaine jalousie pour la femme du copain ou de la jalousie dangereuse qui conduit tout droit à de dommageable excès. Bref, il avait vendu la deuxième voiture. Sarah avait été d’accord, à la seule condition qu’elle puisse aussi la piloter seule, histoire de faire hurler de désir tous ceux qui verraient passer ses cheveux fous débridés et flottant derrière son casque. Une Walkyrie, fille de Wotan, femme presque libre, sortant d’une BD d’Hugo Prat.
Gravetou parla ainsi de son nouveau couple. Manach se laissa apprivoisé. On le retrouva juché sur la selle arrière, avec l’impression d’être dans un avion d’entre les deux guerres et de ressembler à Snoopy. En ville, il sentit l’envie de certains, l’indifférence feinte des autres. Mais il ne s’arrêta pas à celà. L’air libre, le fait de voir tout d’un peu plus haut, la vue dégagée vers les étages des maisons, il sentait une autre ville, une autre façon de compter le temps.
La route pour Vendartois était sinueuse, bordées de quelques falaises, rivière en contre-bas. Pourquoi parler, pourquoi penser? Un état second s’installe, on flotte à travers un monde dont la réalité prend un jour de virtualité. Tout en douceur, tout en courbe à la gravité droite, le coeur irrépressiblement à l’aplomb de la tête, pas une vertèbre qui ne se sente tirée vers la droite ou la gauche, pas un genou qui fuit. Et presque quatre cents kilogs qui tiennent sur deux fois cinq centimètres carrés. Magique. Jamais les mêmes les centimètres carrés! Et un simple cerveau de petit homme pour faire la magie. Magie du voyage, tapis volant, le roi n’est plus mon cousin, je suis ailleurs.
 
Tapis volant pour tapis volant, Gravetou voulait montrer autre chose. Il avait entendu Manach pester contre l’infernal bruit des petits avions qui réveillent toute une campagne sur des kilomètres. Ils arrivèrent à un champ qui avait pris l’allure d’un minuscule aérodrome de campagne. Près d’une vieille ferme, un engin, ni ULM, ni avion. Une maquette de trois mètres d’envergure: juste une cellule pour le pilote, hyper vitrée, deux paires d’ailes en moustache et sur l’arrière, en V assez prononcé, deux volets sur chaque aile, deux hélices au dessus derrière et trois roues.
Gravetou expliqua que les volets étaient électriques et commandés par un ordinateur. Dans la version grandeur nature, le pilote disposerait d’un petit manche qui en plus De plus le manche pourrait tourner autour de sa verticale, remplaçant ainsi les palonniers. Le pommeau du manche ressemblait vaguement un avion. En bougeant ce petit avion, on faisait bouger le grand de la même manière. Les mouvements du manche étaient analysés par l’ordinateur, qui se chargeait de commander les volets comme il fallait. En vol, en lachant le manche, on permettait à l’ordinateur de recaler l’assiette de l’avion sans problème.
Le moteur était un moteur orbital à deux temps d’un rapport poids puissance exceptionnel, complètement insonorisé, faisant office de générateur électrique, les hélices étant alors entraînées par des moteurs électriques.
L’écran de l’ordinateur montrait tout: la radio, la cartographie, les paramètres du vol. Il était placé à la hauteur supposée des yeux du pilote de telle sorte qu’à l’atterrissage, la piste réelle vienne se confondre au bout du couloir virtuel de descente, à condition que les deux extrémités de la piste aient été préalablement géocodé dans la machine. Le décollage, le pilotage et l’atterrissage pouvaient être automatiques et programmés, à condition que les terrains d’atterrissage et de décollage dispose d’une balise GPS différentielle. Gravetou pesta contre le Pentagone et les puissants groupes d’intérêt flairant l’odeur de beaucoup d’argent, qui cryptaient les émissions satellites nécessaires aux systèmes de positionnement en obligeant ainsi à l'installation d'une coûteuse balise au sol. .
L'essai devait se passer sans pilote. On avait remplacé la main du pilote par une tringlerie télécommandable par radio et les yeux du pilote par une caméra. On avait bien pensé à deux caméras en stéréoscopie, mais sachant qu’en avion tout se passe plutôt loin des yeux, on avait conclu que la vision en relief n’était pas très significative et qu'une seule caméra suffirait.
Gravetou raconta que l’engin avait été conçu par quatre copains, un spécialiste des matériaux composites, un gars qui avait fait Sup-Aero, un informaticien fou et un bricoleur de naissance qui, après sa dix-huitième maquette, avait eu envie d'une réalité plus forte. Un papa qui aimait bien son fifils avait sponsorisé l’affaire en offrant l’atelier et les matières. Il lui avait seulement interdit de fabriquer un truc dans lequel on pourrait mettre un homme, en songeant avec raison que son fils aurait pu faire les dramatiques frais de ses inventions. Le fifils avait passer outre en fabriquant une maquette vraiement très grande pour une maquette.
Une première batterie de vols d’essai en ligne droite avait déjà eu lieu, sous télécommande à partir du sol. L’engin avait volé plusieurs fois une cinquantaine de mètres, confirmant ce que l’on savait déjà après passage en soufflerie.
Une seconde batterie de test en vol télécommandé avait donné lieu à quelques bidouillages. L’équipe avait déjà une grosse fierté. L’informaticien commençait à respirer. Surtout que les essais avaient eu lieu quelques jours après le raté d’Ariane 5 qu’on supposait dû au système informatique de guidage.
Aujourd’hui, c’était l’essai en automatique programmé. Les bidouilleurs de garage s’étaient fait prêté une balise GPS différentielle, qui permettait d’avoir une localisation précise à vingt centimètre près.
On conduisit le l'engin à un bout du terrain, afin qu’il en géocode la position dans son ordinateur, puis à l’autre bout pour en faire de même. Ensuite on programma un décollage, un premier point cible, virtuel, à trois cent mètres de hauteur - on avait décidé de garder le système métrique, en laissant les pieds et les noeuds aux masochistes qui perdurent et persistent dans leur anachronisme - oui, je sais, les noeuds et les degrés d’une sphère de très exactement quarante mille kilomètres de circonférence ont quelque chose à voir ensemble. Et après? - Arrivé au premier point on vire à gauche vers un deuxième point, à toujours à trois cent mètres de hauteur et à un kilomètre de là, puis encore à gauche, puis encore à gauche. Si tout se passe à peu près bien, Alfred (pour Camus ou pour Vigny, on ne sait plus), devrait se trouver dans l’axe défini par les deux points préalablement géocodés. On programme donc l’atterrissage là, selon les contraintes imposées par notre informaticien fou. En cas, il a prévu qu’on puisse reprendre l’affaire en télécommande manuelle depuis le sol.
Voilà, on est comme à la NASA, sans le cent de mecs devant leur cent d'ordinateurs, leur directeur de ceci, leur chef exécutive de cela. Cinq mille mecs, et pourtant ils sont pragmatiques. Mais, ne soyons pas jaloux et regardons.
Point fixe, tout baigne. Tout baigne? Vous entendez? Non. Incroyable, à peine un ronronnement. Vrai qu’on peut faire des moteurs silencieux!
Allez Alfred, c’est à toi, à toi tout seul. Le drône s’ébranle. Ah! petit sifflement des hélices, qui diminue au fur et à mesure que Alfred prend de la vitesse. On pourrait peut-être redessiner les hélices, comme celle des sous-marins? “Demain, demain!” On comprend “tais-toi, tais-toi! Savoures plutôt cet instant unique!” Oui, Alfred décolle, tout droit, oui Alfred monte, vire, tire une belle ligne droite, revire, belle ligne droite, revire encore. C’est l’approche. Alfred descend, il titube, oh, il titube encore, aie, ça y est, il est stabilisé. Arrondi final, l’informaticien fou a même pensé à ça.
Chapeau, et tout en silence. Le silence, y-en a plus. Il n’y a que quatre hommes qui hurlent leur bonheur. Et Manach et Gravetou subjugués. Ont-ils compris qu’il n’a fallu que deux années de loisir pour sortir d’un garage un truc qui pourrait mettre à la retraite tous les commandants de bord. Sauf que les gens n’aiment pas mourir seuls quand ils montent dans un avion. Ils sont plus rassurés quand ils savent que le pilote mourra avec eux des conneries qu’il aura pu faire. La machine aura beau être mille fois plus performante que l’homme, on préférera toujours mieux mourir sous la conduite d’un homme que par l’inadvertance d’une machine, fut-elle programmée par un homme.
“On fait des métros sans conducteur, rétorquèrent-ils, des téléphériques sans accompagnateurs, on fera bientôt des bagnoles entièrement automatiques. Et c’est autrement plus coton à faire une bagnole entièrement automatique qui devra se mêler au flot des autres bagnoles, automatiques ou encore conduites par des abrutis.”
Manach leur demanda s’ils feraient le voyage inaugural d’un avion de ligne tout automatique. La réponse ne fut pas franche. Ils bottèrent en touche en prétendant que les problèmes étaient avec les aéroports surchargés de trafic et la navigation sur les taxi-ways, sans parler de la complexité des gadgets à mettre en oeuvre dans les gros avions. En tous cas, on pourrait commencer par les avions cargos, l’aeropostale, des trucs comme ça et peu à peu convaincre les uns et les autres que le voyage en avion automatisé, si ça n’est pas pour nous, ce sera peut-être pour les petits-enfants de nos petits-enfants.
 
Au repas qui suivit, pétillant de champagne, de cocasseries, de bons mots et de nouvelles élucubrations, ils eurent droit à la nouvelle théorie de Gravetou. Il partait du fait qu’un avion allant de Toulouse à Paris mettait cinq à dix minutes pour décoller à partir de la fermeture des portes, sans parler du décollage avec Paris dans le dos, qui augmentait d’autant le trajet. Le même avion perdait aussi au moins dix minutes dans sa phase d’approche à l’atterrissage, comparé à la trajectoire la plus tendue possible que l’on pouvait imaginer avec un décollage vertical et un atterrissage tout aussi vertical, avec un freinage concentré sur le dernier kilomètre. Au bas mot, on devait gagner un bon tiers du temps de porte d’aéroport à porte d’aéroport.
Décollage vertical, Gravetou s’était fait allumé, c’est le cas de le dire. On le traita de fusée à poudre, de tous les loupés de l’histoire, et d’autres bonnes raisons technologiques. Gravetou calma sa petite foule en implorant son droit à l’utopie. D’abord, coupez tous les moteurs d’un Airbus ou d’un Boeing, ça l’étonnerait qu’on retrouve un passager vivant après dix minutes. Les gros porteurs sont des fers à repasser et ne planent pas plus que vous et moi. On a donc droit au fer à repasser. Il suffit simplement de lui garantir la même fiabilité que les gros avions d’aujourd’hui. Quitte à faire un fer à repasser, autant le faire intelligemment. Intelligemment donc, il lanca son assistance sur le problème: “quelle forme donneriez-vous à un truc qui optimise la dépense d’énergie et le temps de parcours entre deux champs de blé sacrifiés à la cause de l’aviation nouvelle et distants de mille kilomètres - même problème avec une distance de trois cent kilomètres?”
Nos cinq larrons, pour qui projeter le futur était une seconde nature, prirent la pose de ceux qui cherchent et qui pensent, qui le poing sous le menton, qui l’index animé d’un mouvement hélicoidal dans sa chevelure ébouriffée, qui affalé sur sa chaise, le corps tout en biais, tête à l’avenant, bouche entr’ouverte, la main tapotant le bord de la table et le regard vague comme si les yeux étaient ailleurs que dans les orbites. Manach, lui, se leva pour faire les cent pas, comme à son habitude lorsque son cerveau bouillonnait.
Trop dur pour une fin de repas. Ca sèchait un max. Gravetou en profita pour dire qu’un tuyau et deux ailes, comme les avions d’aujourd’hui, obligeaient à des structures drôlement complexes et sûrement plus lourdes que la simple structure que l'on pourrait imaginer nécessaire pour supporter quelques centaines de passagers assis dans de confortables sièges. Pensant à l'inconfort des bétaillères actuelles, il digressa un moment.
"Jamais, expliqua-t-il avec un brin de colère rentrée, vous n'entendrez un riche actionnaire oisif, un chef d'agence imbuvable, un patron arrogant, un directeur râleur, se plaindre de la promiscuité des avions de ligne. On murmure sur le quart d'heure de retard, sur l'incompétence supposée des responsables d'aéroport. Mais on ne dit rien quand les genoux cognent contre le siège de devant, contre l'impossibilité d'ouvrir son journal. Pensez donc que les patrons les plus snobs qui pensent que la surface de leur bureau est symbole de leur supériorité, s'entassent sans un murmure au moins deux fois par semaine dans une de ces bétaillères volantes. Ces chefs râleurs se résignent à se mettre en tas parce que, d'après les ingénieurs, d'après tout le monde, un avion doit être un tuyau avec deux ailes. C'est comme ça. Il est donc normal que l'on entasse les gens dans le tuyau le plus étroit possible, pour que les ailes puissent faire leur travail. Mais, quelqu'un a-t-il pensé que le tuyau pouvait lui aussi participer à la sustentation? Qu'on l'élargisse en lui donnant un fond plat, et on aura moins besoin des ailes. Et dans cette nouvelle largeur, on pourra alors mettre des fauteuils comme au cinéma et non plus comme dans un train de banlieue.
Gravetou rajouta qu'il fallait être fêlé pour imaginer qu’il serait intéressant de dépasser le mur du son sur des trajets de moins d'une heure et qu'on pouvait donc se dispenser de fabriquer des engins supersoniques.
Il proposa sa solution. Intuitivement, il pensait que le volume qui résulterait de cette approche serait un truc un peu plus épais qu’un homme debout, occupant une place à mi-chemin entre une ellipse et un rectangle pas trop allongé, l’ellipse devant, le rectangle derrière, avec sans doute quelques subtilités aérodynamiques. A neuf cent kilomètres à l’heure, on peine à imaginer le courant d’air comme on le fait en passant sa main par la fenêtre de la voiture à cent cinquante kilomètre à l’heure. On savait simplement que le courant d’air est très froid, mais que l’air y est fort rare. L’ordinateur nous dirait à tous les coups qu’il vaut mieux aller chercher son chemin le plus vite possible le plus haut possible, là où reste encore un zeste d’oxygène, à supposer que les moteurs en ait besoin. Bon disons qu’il faudrait sans doute être au moins trois fois plus long que large. Allons même jusqu’à prendre le tuyau des avions de maintenant, sans les ailes, et mettons le dessous plat au lieu d’être rond.
Reste cependant à voir le début et la fin du voyage. Pour faire simple, on dit qu’on met trois moteurs de chaque coté, qui peuvent pousser verticalement et pivoter progressivement vers la poussée horizontale. On les mettra sur trois plans différents pour éviter que le premier souffle dans les bronches du second et le second dans le troisième. Bien sûr, c’est pas réaliste qu’un moteur pousse ses dix tonnes à l’arrêt aussi bien qu’en avalant de l’air à trois cent kilomètres à l’heure, mais on trouvera le trouvera le truc un jour, sûrement.
On décolle tout droit vers le haut, pour éviter de polluer les voisins. Une minute plus tard, on va tout schuss vers le haut et vers là-bas. Au bout, on fait comme les canards, on transforme l’énergie cinétique en une énergie potentielle qui servira à freiner la descente qu’on amortira en remettant les moteurs à pousser verticalement au tout dernier moment.
L’ordinateur a tout fait, évidemment. Notre vaisseau se pose comme une fleur sur l’embase du terminal 3 d’un petit aérogare provincial. On peut en mettre partout des petits aérogares comme ça, ça ne prend pas de place, ça ne fait du bruit qu’à un tout petit endroit J’ouvre la porte, la passerelle fait trois mètres, je suis dans le hall et j’embrasse mes petits-enfants.
Que dit l’ordinateur? A voir... La moue dubitative des autres le dissuada d’insister.
Gravetou exposa alors un truc qui le turlupinait. Un avion tient en l’air parce qu’il avance. Mais il avance grâce à la poussée de son moteur, qui est inférieure à son poids. Si l’on veut décoller verticalement, il faudra bien une poussée plus forte que le poids de ce que l’on veut maintenir en l’air.
“Laisse tomber. On te fera une maquette, c’est promis”. Et ils se mirent à chanter, à quatre voix, un truc marrant.
 
Il revint avec un air satisfait, brandissant le journal du jour.
- Ils l'ont fait. J'y croyais pas!
Fébrilement, il chiffonnait le journal à la recherche de la bonne page.
- Là!
C'était le courrier des lecteurs, une lettre assez courte, un peu rebelle, où l'on proposait tout simplement de virer les Etats Unis de l'ONU, vu qu'ils traînaient des pieds à payer leur écot, vu qu'ils s'entêtaient à refuser de voir le machin dirigé par quelqu'un de favorable aux 4/5 de la planète dont ils ne faisaient pas partie, à savoir les pays pauvres. Bref, qu'ils y restent, dans leur égoïsme de nantis. On pouvait raisonnablement espérer que la pauvreté du monde se débrouille au moins aussi bien avec eux que sans eux.
Manach commenta.
- J'ai envoyé mon truc il y a au moins deux mois. Je ne pensais pas qu'il ferait suite à quelque chose d'un peu polémique. Il faut croire que je ne suis pas le seul à être exaspéré par le comportement du pouvoir américain.
Les autres n'insistèrent pas. Ils connaissaient les idées de Manach sur ce genre de question, la Banque mondiale, qui n'était qu'une banque, c'est à dire tout sauf un organisme philantrope, copain-copain avec le FMI, le Fouet Monétaire des Inpécunieux et tutti-quanti.
Manach rajouta que quelques mois auparavant, il avait déjà envoyé un courrier disant qu'un peu d'inflation, ça pouvait être une solution à tous nos maux, au contraire des discours des gros barons de l'économie qui, du haut de leur componction, agitaient le spectre du franc faible et de la hausse des prix. Manach, qui avait une méfiance congénitale des experts de tous poils, disaient qu'une hausse tranquille des prix devait être un bon régulateur pour que peu à peu chaque chose et en particulier chaque plus-value travailleuse soit payée à un prix plus juste. A vouloir juguler les prix, on interdit à tous ces gens dont le travail est pénible et mal payé, d'améliorer peu à peu leur difficile condition. En suivant les économistes pontifiants, c'était plutôt l'inverse qui se passait. Ils avaient leur enseigne: "Au bonheur des boursicoteurs". Belle enseigne pour une rente de situation. L'Etat qui vendait toutes ses actions ne risquait plus de s'enrichir. Il devenait pauvre avec les pauvres.
- L'Etat-Saint Vincent de Paul, vous connaissez. C'était avant la révolution!
Un coupé Mercédès décapoté passa, en les éclaboussant de musique. Trois nymphes et un bellâtre riaient en franchissant allègrément le feu au rouge.
La BMW qui suivait à folle allure, elle aussi remplie de nouvelle noblesse, passa aussi au rouge. Au milieu du carrefour, tout ce beau monde perdit ses privilèges en s'emplafonnant sur un vieux bus moldave.
- Y aurait-il parfois une justice immanente?
- Pour un 4 août, il fallait le faire.
On était bien un 4 août. Etait-il annonciateur d'une vraie révolution?
 
Ils auraient bien voulu faire les badauds d'un spectacle aussi live que celui-là, mais Chaloco devait parler à la conférence des recteurs d'académie.
Son sujet était somme toute banal: "Apprendre à apprendre - Ecole alternative". Qui n'avait pas dans sa tête un rêve d'une autre école. Et pourquoi lui, qui n'avait rien pour plaire à des recteurs d'académie.
En fait, c'était le hasard. En mai dernier, il avait fait une randonnée en Vanoise. Le mauvais temps l'avait bloqué au refuge Peclet. Il avait retrouvé là un ancien compagnon de course en montagne. De fil en aiguille, ils avaient parler du passé jusqu'au présent. Aujourd'hui, cet ancien ami était devenu l'un des penseurs de l'Education Nationale. Ceux qui l'accompagnaient étaient des collègues tout aussi penseurs. A tuer le mauvais temps, autour d'un vin chaud, on en vint à parler bien évidemment de l'école. Curieusement, contrairement aux technocrates de tous poils qui sont sûrs de leur savoir et ne savent que parler, ces sympathiques penseurs étaient aussi des écouteurs. Et Chaloco avait quelque chose à dire sur le sujet. Il rappela comment, dans les classes rurales où les enfants de niveaux différents sont mélangés, on observait des comportements assez naturels qui semblaient être l'explication des bons résultats obtenus dans le cursus primaire et encore par la suite.
D'un coté, les plus jeunes avaient constamment sous les yeux l'exemple de leurs aînés. De l'autre, les aînés avaient une évidente facilité à faire participer les plus jeunes à certaines de leurs activités. Comme l'instituteur ne peut s'occuper de tous les niveaux à la fois, il s'arrange pour deux choses. D'abord, plutôt que d'enseigner un savoir, il apprend aux enfants comment faire pour acquérir le savoir. En plus, il délégue souvent sa mission aux élèves les plus grands, en leur disant: si tu as bien assimilé ce que tu as appris, tu dois être capable de l'apprendre à ton jeune camarade. Les plus agés apprenaient aux plus jeunes, et cela se faisait bien, compte tenu de la proximité de leur langage. Au bout du compte, en fin de primaire, tous les enfants sont fins prêts pour la suite: ils savent comment on apprend et leurs acquits sont vigoureux.
Chaloco rajoutait qu'il y trouvait un autre avantage et non des moindres. Ces enfants ont appris à transmettre leur savoir. Ils ne seront ni avares ni rapaces. Ils seront pédagogues et participeront naturellement à la dissémination du savoir. Si tous les enfants suivaient ce chemin, le monde finirait bien par être un peu moins imbécile, le savoir mieux partagé et les gens plus proches.
Cette constatation avait conduit Chaloco à inventer un slogan: "Apprendre à apprendre", aux deux sens du terme, rajoutait-il avant de s'expliquer.
Mettre en place de bons mécanismes d'apprentissage très tôt dans la vie, c'est éviter de recourir au système d'apprentissage par essai-erreur, qui pompe beaucoup d'énergie et qui conduit à mettre en place dans la tête des mécanismes complexes pour comprendre et utiliser des concepts simples. Commencer par apprendre à apprendre, c'est à dire mettre en place les mécanismes et les méthodes d'apprentissage, c'est mettre en place un fondement que l'on gardera toute sa vie. On pourrait presque se passer de l'école, puisque chacun saurait trouver les moyens de savoir ce qu'il veut, quand il veut. On pourrait alors avoir des écoles conçues pour répondre à une vraie motivation de savoir. Et les jeunes, ça a tellement envie de savoir, ça veut tellement savoir se débrouiller dans la vie, ça veut tellement savoir former son jugement.
- "Au moins, laissons l'enfant choisir librement son entrée en lecteur et en calcul, c'est là son premier acte responsable. La motivation fera le reste. C'est ça, apprendre à apprendre"
L'autre aspect de son slogan "apprendre à apprendre" paraissait à Chaloco tout aussi important.
- Comprendre et assimiler sont deux choses différentes. Aujourd'hui, ce sont les examens qui vérifient la bonne assimilation, et c'est toujours le professeur qui corrige. On tourne en rond. Le professeur enseigne, l'élève apprend, le professeur vérifie. Le cercle est bouclé, certes. Mais c'est un maillon stérile. Où est la chaîne de la connaissance si chaque maillon n'est pas pénétré par le maillon voisin?
Chaloco proposait que, pour chaque éléve, l'enseignement reçu soit répercuté. "Tu as compris, alors fais-le comprendre à un autre et montre ainsi que tu n'as pas compris pour rien."
Il cita l'exemple d'une université zambienne qui avait mis en place un système intéressant.
A la base, des modules d'enseignement, c'est à dire un cours sur un sujet très précis, aux frontières amont et aval parfaitement définies, c'est à dire les connaissances indispensables pour suivre le cours et les connaissances supplémentaires qu'il permet d'acquérir.
Le module est enseigné initialement à deux éléves. Pour réussir le module, chaque élève doit avoir subi avec succès le contrôle final, avoir enseigné à son tour le module à deux autres élèves et avoir été l'un des trois notateurs du contrôle final de six autres élèves.
Le mécanisme paraissait un peu utopique, mais Chaloco en détailla les avantages. Des modules de difficultés progressives et un petit nombre d'élèves, ça va dans le bon sens, non!
Un enseignement bien retransmis est un enseignement bien reçu. Et le fait d'être notateur développe la responsabilité. L'échec ne prend pas l'importance d'un redoublement. Les élèves doués progressent vite alors que les autres progressent à leur rythme et peuvent maintenir leur motivation.
Et le professeur?
Au début, il se sent un peu moins fier. Il ne règne plus par son savoir sur une large masse d'élèves. Mais son rôle est plus noble, plus humain. Il est en assistance technique. Bien sûr, il initie les enseignements, il vérifie que l'enseignement se diffuse sans erreur ni omission, il aide dans les difficultés, il oriente les élèves entre les différents modules.
Chaloco imaginait généraliser le système: des modules très courts en maternelle, dix minutes, une heure peut-être, quelques heures en primaire, quelques jours au collège, quelques semaines au lycée, quelques mois en facultés.
Au delà du bac, ou dans certaines filières parallèles, il imaginait même un système très libre de création de modules d'enseignement dépassant largement le cadre de l'université. Il proposait que n'importe qui puisse proposer un module d'enseignement, sous réserve de le déposer devant un organisme de protection de la propriété intellectuelle: un titre, un mnémonique, les mots clés, les références, les branchements sur d'autres matières, les niveaux requis pour suivre le module, le résumé, le support de cours, les moyens matériels nécessaires.
Pour être reconnu, l'initiateur du module devait alors enseigner son module à une première fournée d'élèves, puis assurer l'assistance technique pour au moins une vingtaine d'élèves.
Chaloco avait même pensé à la suite: ce module pourrait alors être vendu aux élèves demandeurs, et disséminé selon la loi du marché. Un élève ayant réussi le module peut à son tour le vendre, c'est à dire l'enseigner, en versant les droit d'auteur demandés par le déposant.
Bien sûr, la communauté technique, scientifique, intellectuelle pourrait avoir droit de regard sur le module et en sortir une analyse critique argumentée dans la revue de liaison de la spécialité.
- C'est important, non, qu'en marge de l'université officielle, chacun puisse enseigner ce qu'il pense savoir. C'est important pour le pluralisme des points de vue de la connaissance, à charge pour chacun et pour la science officielle d'être critique vis à vis de ces enseignements parallèles qui peuvent parfaitement compléter l'enseignement conventionnel.
Les trois éducatocrates avaient écouté Chaloco avec moultes hochements de tête. Ils comprenaient ce rêveur enflammé par ses idées. Le coup des modules à dissémination  libre, flottant dans la société civile, il fallait oser. C'était comme soulever les jupes de cette grande et vieille dame qu'était l'Education Nationale. Mais le slogan "Apprendre à apprendre" valait d'être retenu. C'est ainsi qu'ils eurent l'idée d'inviter Chaloco à la prochaine conférence des recteurs d'académie.
Le mauvais temps avait continué. La montagne était fermée, faisait relâche. On repartit pour un nouveau vin chaud, qui aida à rester dans l'utopie éducative. Chacun s'imagina riche d'avoir breveté des tas de modules. En maternelle, on promettait la musique, la danse, la perception de l'autre, en primaire, c'était les choses de la vie et même déjà on imagina un module sur la responsablité de l'homme dans la société. Dans le secondaire, on activa des modules à contenu artistique, corporel et civique, voire philosophique. Pour le lycée, on se disputa sur ce qu'il était souhaitable qu'un bachelier d'aujourd'hui ait dans la tête pour vivre sa vie d'homme. En gros, on assistait au clivage habituel, les doigts crochus contre les baba-cools, l'ordre contre la fantaisie. Après, on s'aperçut qu'il fallait aussi éduquer les parents, qui deviennent parents sans avoir jamais su ce qu'est un bébé, cette petite chose fragile qui recevra toujours trop tôt sa première baffe pour n'avoir pas su ce qu'on ne lui a pas appris. On suggéra aussi des modules spéciaux, de philosophie par exemple, pour les candidats aux élections et d'autres  pour les élus.
Pour le reste, on pouvait faire confiance aux caçiques en place. Il serait toujours plus important d'apprendre comme maintenant que d'apprendre comme pour plus tard. Les éducatocrates avaient suggéré de ne pas aborder ce dernier point devant les recteurs, qui avaient leur susceptibilité et risquaient de prendre pour eux la critique, ce en quoi ils auraient eu raison. Tout au plus, Chaloco fut autorisé à préciser que son slogan "apprendre à apprendre" était valable à tout âge.
 
Le mauvais temps s'était levé avec à propos dans la nuit. A trois heures du matin, le gardien du refuge réveilla tout son monde. A quatre heures, ils étaient une dizaine, les skis aux pieds, la frontale sur le bonnet, les doigt gourds, frissonnant et encore endormis. Le froid avait repris ses droits. La neige crissait sous le ski, signe d'un manteau de neige légère en surface et dure en profondeur.
La première heure, ils avaient senti le poids des sacs. La deuxième heure, ils n'y pensaient plus, à leur sac, submergés par l'effort de la montée au col et subjugués par un blanc qui n'appartient qu'à ceux qui se lèvent tôt dans la montagne une nuit de pleine lune. Blanc de lune sur la neige,  neige blanche sous la lune, lune blanche sur la neige, lune la blanche sur une neige. Vous aurez beau tourner la chose en tous les sens, jamais les mots ne sauront dire la sensation de cette nocturne ascension.
Conversion après conversion, dans une pente de plus en plus raide, de plus en plus technique, il avaient atteint le col, recevant alors le soleil et le vent en pleine face, découvrant le vertige d'un autre versant encore plus impressionnant. Le plus audacieux s'était lancé, quatre virages sautés, dix mètres de dérapage pour éviter la roche et enfin tout schuss. Le moins téméraire avait dû suivre. Demi-chute, demi-rétablissement, demi-chute, tombera-tombera pas. Il avait fini par chuter là, dans une neige molle et profonde qui l'avait retenu fort à propos. Le tout avait été de se libérer du sac à dos qui le coinçait la tête en bas, de remettre les skis d'aplomb et le bonhomme par dessus. Enfin, le coeur encore battant, il avait pu rejoindre les autres.
Il n'était pas dix heures du matin lorsqu'il s'attablèrent au restaurant d'en bas pour manger la raclette de leur vie, face à une montagne qui riait de les voir heureux.
Là, ils s'étaient séparés, rendez-vous pris pour apprendre à apprendre à quelques recteurs d'académie.
On était là, quatre mois plus tard. Chaloco avait étalé ses transparents. Le sujet avait beaucoup moins de chaleur que deux mille trois cents mètres plus haut. Mais les recteurs suivaient en hochant la tête. Un hochement de tête vertical, qui voulait tout dire. Le hochement de tête, de la part d'un intellectuel, ça veut sûrement dire non. Chez un autre, ça sonne plutôt l'incrédulité atterrée ou rigolote. Mais un hochement de tête vertical, chez un intellectuel, allez savoir.
Le débat qui avait suivi avait permis à la plupart de rebondir les uns sur les autres. C'était l'époque, et pas seulement chez les recteurs:
- Permettez-moi, cher collègue, de rebondir sur votre propos. Je me sens en effet interpellé par cette façon de voir les choses.
A force de rebondir, l'idée s'était bien dégonflée. Elle avait certainement fait un bout de chemin dans la tête des élites de la nation enseignante, mais, sauf guerre mondiale ou  révolution, elle ne risquait pas de dépasser d'ici longtemps les corporatismes dans lesquels s'engluait la France enseignante.
 
En sortant de la MIR, Manach était tombé sur Chaloco
- Toi aussi tu distingues profit et utilité sociale.
- Attends-moi au bistrot, j'en ai pas pour longtemps
Chaloco entra au 12 rue des rentiers ou siégeaient les bureaux de la MIR.
Le bistrot, l'Annexe, comme on aurait pu le dire, était resté un bistrot à l'ancienne que les MIRistes affectionnaient.
En attendant son ami, il se prit à réfléchir autour du mot MIR. Curieux mot. En France, il sert de nettoyant. On se mire, on s'admire. La mire c'est aussi ce qu'il y a au bout du fusil. Les russes en avaient baptisé un de leur satellite, parce que, en russe, mir signifie à la fois la paix et le monde. Vu l'état du monde aujourd'hui, la sinonymie ne lui apparaissait pas comme évidente. La MIR, c'était pas si mal comme anagramme. Mutuelle d'Investissement à Risque. Il en avait été un des fondateurs. A l'époque, ça n'était pas évident de lancer l'idée que tant qu'à faire de placer ses économies, mieux valait le faire avec conscience. Il avait toujours été choqué qu'on puisse confier de l'argent à un banquier et en toucher les dividendes sans s'intéresser au circuit de cet argent. Doigts crochus, rapaces, spéculateurs sans scrupules, ne prêtant qu'aux riches. Pauvre argent, de quelles manipulations es-tu complice? Alors, il avait décider la transparence pour son argent. Quelques copains un peu juristes sur les bord et la MIR était née. Ceux qui viennent avec un projet rencontrent ceux qui viennent avec de l'argent. Je lui prête, parce que son projet me plaît. A quatre, ils avaient mis au point l'outil. Avec un Minitel, on pouvait tout savoir des projets à la recherche d'un soutien financier. Le promoteur du projet annonçait le montant de son besoin et devait attendre que les épargnants cotisent à hauteur de ce montant. Il pouvait ensuite disposer du crédit, sous réserve d'un bilan annuel conforme aux exigences de la MIR incluant le mode de rémunération des actionnaires de l'entreprise. Bien sûr, le système ne s'adresse qu'à de petites structures pour des projets limités dans le temps et dans le budget. Les risques sont limités et mutualisés entre les épargnants.
Tout pouvait se passer par Minitel, dans la transparence la plus complète et de façon très simple et automatique. Quand un projet était proposé, on pouvait savoir à tout moment combien d'épargnants avaient déjà donné à la cagnotte. Alors, on pouvait donner un petit coup de pouce pour qu'ele arrive au montant fixé pour ouvrir le crédit. Le propoteur pouvait ainsi mieux rameuter ses relations et ses amis pour ce coup de pouce de départ, sans que chacun se sente l'obligé de l'autre. On levait le voile de l'anonymat, c'est tout. Dès le début et toujours aujourd'hui, prêteurs et emprunteurs se rencontrent souvent, simplement par amitié, par intérêt pour le projet.
La première année, de bouche à oreille, quatre projets avaient réussi à convaincre une vingtaine de petits prêteurs. Sept années plus tard, la MIR pouvait prétendre avoir été à l'origine de plus de deux mille emplois, au travers d'une centaine de projets dont seulement trois avaient capoté. La sélection s'était faite d'elle-même. Des chomeurs qui reprennent le collier, des idées sociales, des projets humanitaires, des réalisations humanistes. Un peu une banque des non-riches, comme on commence à en voir un peu partout. Manach avait foi en cette économie parallèle et de proximité. Un jour peut-être, on pourrait laisser les riches jouer entre eux. Il gageait que le jeu ne durerait pas longtemps et tournerait à l'aigre, car au jeu des riches, il faut des pauvres!
 
Chaloco revint.
- Tu connais la MIR depuis longtemps?
- Internet, mon vieux. Il y a un an, je suis tombé un peu par hasard sur le site de la MIR. J'avais gagné trois sou sur un brevet. Alors j'ai décidé que ces gains devaient servir aux brevets des autres. Et à la MIR, on trouve de plus en plus de petits inventeurs. J'espère bien en profiter à mon tour un prochain jour. Un truc que j'ai appelé le LIROA: une Lentille d'Inspection des Rivières et Ouvrages d'Art.
Il raconta qu'il avait au Canada des bûcherons étrangement outillés. Ils utilisent un ballon dirigeable. Au lieu de la forme habituelle, le ballon ressemble à une soucoupe volante, une lentille d'une vingtaine de mètres de diamètre. La lentille a un trou au milieu. Dans le trou, une turbine verticale permet de faire monter et descendre la lentille à volonté. Le volume du dirigeable est calculé pour maintenir en l'air la lentille, sa turbine et la nacelle avec un homme à bord. Un grutier, quoi, sauf que la grue n'est pas posée par terre. Le grutier prend l'arbre au lasso, et le bucheron à terre coupe le pied. Quand c'est fait, le grutier fait donner la turbine et la soucoupe volante emmène le sapin par en haut jusqu'à l'aire d'émondage.
Chaloco projetait, avec l'aide d'une petite boite du Midi spécialisée dans ce genre de truc, mais en plus petit, de fabriquer une petite soucoupe gonflable à rotor central, télécommandable et sous laquelle serait accrochée une ou deux petites caméras orientables. De quoi voir de plus près des berges innacessibles, des piles de ponts ou des façades de cathédrales. Si on couple les deux caméras, ça permet des relévés stéréoscopiques.
Il pensait aussi à faire un système équivalent monté sur une petite chambre à air flottante télécommandée. Pour le moteur, il pensait mettre au centre un rotor Lipp électrique pour faire office à la fois de propulseur et de gouvernail. Quant aux caméras, on peut les mettre au-dessus ou immergées, éventuellement au bout d'un cable.
- Tu ne connais pas le rotor Lipp? C'est une façon très intéressante de reproduire la propulsion d'un poisson, ou de faire de la godille. Un coup pour chasser l'eau vers l'arrière par la gauche, un coup pour chasser l'eau vers l'arrière par la droite, avec à chaque fois un brin de translation. Le rotor Lipp, ce sont plusieurs queues de poisson verticales fixées à un plateau tournant horizontal. Ni bruit, ni cavitation. Beaucoup d'avantages sur l'hélice. Dommage qu'on ignore cette invention, elle a de l'élégance.
Chaloco était très sensible à l'élégance des solutions. Dans tous les domaines.
 
Chaloco se souvint d'un autre projet, qui avait atterri à la MIR. Mais là le risque relevait plus de la roulette que d'une saine utopie.
Le gars, - il s'appelait Proudhon, Georges, se rappelait-il, - avait voulu créer un microclimat dans une région aride et proche de la mer. Son principe était simple. Il fallait amener la pluie. Cette idée faisait rire tout le monde, presque tout le monde. La pluie est un don du ciel, et le ciel ne se gouverne pas. C'est presqu'un blasphème, un défi babélien. La destinée de l'Homme est liée au temps qu'il fait, qu'on se le dise. "Que les vents te soient favorables".
Mais Proudhon avait sans doute voulu défier le destin. Un peu seulement, dans un petit coin du monde. Il ne prétendait pas faire refleurir tous les déserts, mais juste là, où un jour, une année comme tant d'autres, on avait vu mourir de faim.
L'eau, il savait la trouver, en grande quantité. Les océans sont là pour ça. Mais que peut-on faire avec l'eau salée? Il répondait que si le soleil avait mis l'eau dans l'océan, il savait aussi l'enlever. Combien de million de mètres cubes en reprend-il chaque jour par simple évaporation? Et comme le soleil ne sait pas où mettre toute cette eau, il fait pleuvoir là où il l'a trouvée, dans l'océan.
Proudhon supposait qu'une humidité tropicale devait règner en mer, au bord des terres les plus chaudes et qu'une loi naturelle maintenait cette humidité, cette eau douce, au-dessus de l'eau, sans jamais être attirée par la terre. Alors, il eut l'idée saugrenue d'immenses ventilateurs, qui obligeraient ces masses d'air à lècher la terre derrière eux.
Imaginez! Une première ligne de dix ventilateurs de cinquante mètres de haut, puis derrière, un kilomètre plus loin, encore, dix autres ventilateurs aussi gros, et puis encore dix autres, plus loin. A force, peut-être que la terre serait moins chaude là qu'ailleurs, plus attirante pour un peu d'air humide, de plus en plus attirante? Pour renforcer cette attirance, il avait même penser à faire du froid, un immense réfrigérateur, qui arracherait des calories au ciel. Il construirait le premier caloduc météorologique, un pipe-line d'au moins cent kilomètres de long, qui irait chauffer la mer.
Mais pour toutes ces idées, il ne s'était pas trouvé un seul scientifique qui osa le cautionner, ni seul seul émir pétrolier qui tenta l'aventure de se payer des jardins d'Eden sur le sable désolé. Son idée, c'était du vent, lui avait-on ri au nez.
Le projet un peu pharaonique avait sombré. L'utopie n'avait pas trouvé suffisamment de parrains riches et désintéressés. Il aurait en effet fallu un pompage d'eau plusieurs mètres cube à la seconde, avec l'aqueduc et le système de vaporisation en conséquence, pour que le processus puisse s'amorcer.
Il ne se découragea pas.
"L'eau de mer, c'est de l'eau", disait-il, le front têtu. Et l'eau, nos petits-enfants en auront tous besoin. La prochaine guerre sera la guerre de l'eau, prophètisait-il.
Il proposa une nouvelle idée, qui eut plus de chances.
Puisqu'on ne pouvait amener l'eau douce, pourquoi ne pas amener l'eau de mer par une conduite jusqu'à 100 km à l'intérieur du désert. Là, l'eau serait répartie sur une étendue plate tout en longueur, dans des bacs d'une centaine de mètres de coté et de quelques centimètres de profondeur. Cela faisait une bande d'évaporation sur le principe des marais salants, sur une centaine de mètres de large et plusieurs kilomètres de long. L'eau évaporée devait alors créer une couche d'air humide allant en s'élargissant, tandis que le sel retombait très vite dans la bande d'évaporation. A la fin de chaque nuit, l'eau évaporée viendrait alors se condenser sur une bande de terre beaucoup plus large que la bande d'évaporation et donc sur des terres non salées.
Peu à peu, la végétation reprendrait ses droits autour de cette bande d'évaporation. Dix ans plus tard, on pourrait planter des arbres et arrêter le pompage de l'eau de mer.
Après avoir vainement cherché un site d'accueil au-dessous du niveau de la mer, qui aurait permis de siphoner la mer, il avait trouvé un coin de désert quelque part du coté de la corne de l'Afrique, à une trentaine de mètres au-dessus du niveau de la mer. Cette fois, l'émir pétrolier, qui avait le culte du tuyau, s'était dit qu'il pouvait gaspiller son argent à un nouveau jeu. Il s'était pris à rêver de voir le monde entier visiter les nouveaux jardins suspendus de Babylone.
Proudhon avait voulu que l'énergie de pompage soit fournie par une station marémotrice, pour démontrer que l'eau n'a rien à devoir au pétrole. Mais cette idée avait multiplié par deux son coût.
Pour l'aqueduc, qui devait être à l'abri de la corrosion de l'eau salée et subir de forts écarts de température entre le jour et la nuit, il avait prévu de mettre en parrallèle une dizaine de tuyaux de trente centimètres de diamètre plutôt qu'un seul tuyau de un mètre de section, réduisant d'autant les problèmes de pression et d'étanchéité. Mais le plus fou de l'histoire était qu'il avait réussi à convaincre un industriel de construire une unité mobile d'extrusion, qui aurait produit et posé le tuyau tout en avançant.
A la mise en eau du premier tuyau, celui-ci explosa. Le tuyau se comportait comme un capteur solaire, chauffant l'eau jusqu'à la rendre bouillante. La vapeur produite transformait le tuyau en cocotte minute.
Loin de se décourager, il plaça dans les points hauts des turbines à vapeur qui libéraient celle-ci tout en produisant de l'électricité.
Enfin l'affaire semblait viable. Ce fut un moment d'intense émotion, quand tous ceux qui avait fini par croire à ce truc insensé s'étaient retrouvés pour voir l'eau salée déboucher dans le premier marais. C'était absolument étonnant de voir cette eau presque bouillante se répandre sur ce sol plat et disparaître comme par enchantement, évaporée, au sens propre du terme.
Le premier vent de sable vint troubler la satisfaction générale. Certes, on avait pris soin de construire la zône d'évaporation sur un plateau caillouteux, mais le sable venait de loin et s'installait toujours un peu. En quelques minutes, le bac disparaissait sous une petite pellicule de sable mouillé. Quand cela arrivait, il fallait dérouter les conduites qui allaient se déverser plus loin. Le sable pouvait alors sècher puis s'envoler à nouveau. A la fin de la tempète, il fallait alors passer un immense aspirateur pour enlever le gros du sable.
Dès la première année, les hommes furent débordés et l'idée généreuse faillit s'ensabler. Malgré les pare-vents, des dunes se formaient, ensevelissaient l'ouvrage puis avançaient menaçantes vers les bacs. On commençait à baisser les bras lorsque l'on découvrit, à cinq cent mètres de là quelques pousses d'une végétation nouvelle. Alors, toute sa fougue retrouvée face à ce petit miracle, Georges Proudhon relança tout son monde, en martelant que la nature lui donnait raison, et qu'il fallait encore se battre pour que cette végétation nouvelle devienne à son tour un rempart contre le fléau du désert. A coup sûr, il ne faudrait pas longtemps pour que le sable comprenne qu'ici n'était plus sa place. De fait, après une nouvelle année, on avait vu verdir ici puis là, de plus en plus et de plus en plus loin. Le vent ne charriait plus autant de sable. Certains bacs commençaient à rester propres. Il fallut encore une autre année pour que l'on commença à ressentir une espèce de moiteur, de chaleur tropicale.
Mais le système commençait à vieillir de toute part. Sans cesse, il fallait réparer quelque chose et la zône d'évaporation restait un enfer de vapeur d'eau et de sel qui obligeait les hommes à travailler en combinaison. La ferraille avait été proscrite au maximum, les machines étaient sous cloche, mais entre sable et sel brûlants, il était dur de lutter.
Il fallut encore faire face pendant plusieurs années. La lassitude et le doute s'installaient. D'aucuns étaient sûrs qu'il était maintenant possible d'arrêter le pompage, car la végétation semblait avoir pris le relai. Les scientifiques avaient calculé et recalculé les échanges entre la terre et le ciel et maintenaient sans faillir que l'équilibre naturel était encore loin. L'ambiance était beaucoup trop tendue. Il aurait fallu renouveler les équipes, mais...
Et puis, un jour, la pluie arriva. Bêtement, comme une pluie. On se saoula, jusqu'à la nuit.
La deuxième pluie n'arriva que six mois plus tard. Un orage, diluvien, qui se répéta trois jours de suite en fin d'après-midi, comme sous les tropiques. On s'y attendait un peu, mais cela rendait perplexe. On trouvait maintenant de la végétation jusqu'à douze kilomètres de là, mais on présumait encore que le seuil critique d'auto-entretien du micro climat n'était pas atteint. En arrêtant le pompage maintenant, il y avait de fortes chances que le désert reprenne ses droits.
Mais déjà, on avait semé, sans labourer, pour voir. Et la première récolte avait eu lieu, maigrichonne, mais quand même. Alors, un par un, les tuyaux s'étaient taris, les orages avaient grondé de plus en plus souvent, faisant ici et là plus de dégats que de bien. Bon an mal an, on en vint à voir refleurir le désert sur plus de cent kilomètres carrés. Aujourd'hui, avec une météo épouvantablement capricieuse, passant sans prévenir du trop chaud trop sec au trop mouillé trop trempé, au régime de la mini-tornade systématique, aucune culture n'est fiable. Seul un des nouveaux colons a trouvé la solution:
- la culture sous-abri, mon vieux! Des serres hyper solides et même des immeubles. L'eau vient toujours du ciel. Il a construit des grandes citernes. D'une tornade à l'autre, il ne s'en tire pas trop mal.
En tous cas, la MIR ne lui a pas filé un radis. Il ne semblait pas raisonnable d'encourager la construction d'une ville en plein désert. Il y a d'autres déserts habitables, c'est ceux qu'il faudrait repeupler.
 
Manach débarqua à l'annexe avec un air ironique qui annonçait une nouvelle trouvaille. Du coup, les trois autres avaient arrêté leur chamaillerie géographique comme on peut en avoir souvent, quelque chose du genre:"Il y a trois dentelles à Montmirail, ou alors tu as fait les caves de Gigondas avant d'y monter!".
A peine assis, Manach déballa sa trouvaille, qui n'en était pas vraiment une, au moins pour les anglais. Mais, en France, il fallait bien en reconnaître la rareté. Une règle, de facture récente.
- Regardez, le système métrique n'est pas encore pour tout le monde.
La règle faisait un pied de long et était graduée en dizièmes et en seizièmes de pouce.
Et Manach de rappeler que le système métrique était officiellement né en France, sous la Convention et avait subsisté jusqu'à nos jours.
- Comme quoi, l'élan révolutionnaire pouvait avoir du bon. Mais, si le système métrique a traversé les âges, le calendrier lui n'a durer que huit ans!
- Quel calendrier?
Manach prit un docte ton, caricature d'historien sur un plateau TV.
- On pourrait penser que l'élan de la révolution française était le bon, puisqu'une commission avait été sagement composée par la Convention, d'un mathématicien, d'un éducateur, d'un astronome et tenez vous bien, d'un poète. Quel gouvernement d'aujourd'hui oserait légiférer sur les mots d'un poète? On ne légifère plus qu'aux bruits sinistres des francs, des écus, des euros ou des dollars sonnants et trébuchants, ou alors lorsque la rue est en fureur.
Bref, ces gens inspirés avaient choisi de compter l'année en douze mois de trois décades et cinq ou six jours de liesse. Ces six jours avaient de fort beaux noms: Vertu, Génie, Travail, Opinion, Récompense et pour les années bissextiles, la Sans-cullotide!
On pourrait peut-être les reprendre pour les 6 jours cyclistes de Paris, ou pour faire la fête, tout simplement.
Chaque jour vaudrait alors dix heures de cent minutes, ayant chacune cent secondes. Une seconde "conventionnaire" ne ferait plus que 0,864 de nos stupides secondes, une minute conventionnaire durerait environ une minute et demie de notre stupide minute de soixante de nos stupides secondes, et une heure conventionnaire ne serait plus vraiment une heure, mais l'intervalle entre deux biberons d'un nouveau-né.
Eh oui!, les français ont cependant vécu douze ans avec ce système qui malheureusement a dû trépassé dans une guillotine qui passait par là.
Maintenant l'informatique a délivré l'homme du souci des calculs sur les choux et les carottes que sont les heures, les minutes et les secondes, que certains anciens (je parierais pour des anglais) avaient cru bon de diviser en soixante parties
On pourrait aller plus loin et supprimer les semaines et les mois au profit des décades. Une semaine de dix jours, qui défierait Dieu, qui n'en donna que sept, ça ferait 36 décades dans l'année, pour mieux connaître les constellations de la nuit:
le bouvier, le dragon, les chiens de chasse, le corbeau, le dragon, Hercules, le serpent, l'écu, , la coupe, la licorne, le lynx, la girafe, le cocher, Orion, la poupe, le grand chien, le lièvre, Eridan, Ophiucus, l'hydre, le triangle, la baleine, Cassiopée, Persée, Andromède, Pégase, Céphée, le cygne, le dauphin, l'aigle, la lyre...sans compter les Cancer et autres Scorpion.
- Il est savant dis-donc!  ironisa Gravetou
Manach continua:
- Pour les jours, il y a encore les trois planètes que les anciens n'avaient vus. C'est pour celà qu'ils s'étaient arrêtés à sept. Après le dimanche, on pourrait avoir Uranudi, Neptudi et Plutodi.
 
Chaloco, qui consultait parfois un astrologue, montra son intérêt, malgré la volée de quolibets que ses rationalistes d'amis lui envoyaient à chaque fois qu'il mettait Neptune et Jupiter en scène. Il avait un curieux système de défense:
- Eh oui! On voit bien des hommes politiques visiter les voyants. Ils doivent leur être utile. Alors moi, je fais pareil!  Et puis, l'astrologie, vous n'y connaissez rien.
- Tu vas tout nous dire, on te promet d'écouter.
L'ironie pointait chez les autres.
- La terre est ronde, et elle tourne. Il y a donc un soir et un matin. Il y a aussi des pôles où il fait froid et un milieu où il fait chaud. La terre penche , d'un solstice à l'autre. - Joli mot, le solstice, hein. Il y a donc un hiver et un été. On a bien de la chance d'avoir cette variété. Songez-donc, une terre plate, face au soleil, il fait jour tout le temps, il fait beau tout le temps, ni trop chaud, ni trop froid. Tous à recevoir le même soleil de la même façon. Le paradis, quel ennui, mon Dieu.
Adam et Eve y ont mis bon ordre. Faut varier, la richesse vient de la diversité. Alors, avec la terre qui tourne pas droit, un soleil, une lune des planètes et des étoiles, on est pas mal.
- Ouais! et alors!
- T'es née quand?
Chaloco interrogeait Isabelle
- le 3 avril 1974
- Où?
- Tu veux aussi l'acte de naissance de ma grand-mère? à Malmoè
- A Malmoè, ce jour-là, on devait commencer à sentir le printemps, non? Les gens sont content, à Malmoè. Les arbres sont en fleurs, les petits oiseaux chantent, les filles sont jolies, on a envie d'embrasser les grand-mères. C'est ça le printemps! Tu ne connaît pas ta chance, tu es née à une saison où les gens sont heureux. Les six premiers mois de ta vie ont été marqués par le soleil. Le pauvre vieux qu'est né en octobre, là-bas, à Malmoè, il aura fallu qu'il combatte la longue nuit boréale, qu'il s'emmitouffle pendant les six premiers mois de sa vie. Vous ne trouvez pas que ça peut marquer un môme pour la vie, le nombre de fois où il a pu avoir les fesses au soleil pendant les premiers mois de sa vie?
- Rapport avec la choucroute?
- Le rapport avecl'astrologie, j'y viens. A quelle heure tu es née?
- à sept heures, je crois. Et alors?
- Eh bien, tu as ouvert les yeux pour la prmière fois en même temps que le jour, en même temps que presque tout le monde se lève. Naître à huit heures du soir, c'est pas pareil. On ouvre les yeux quand les gens vont se coucher, quand il fait nuit. Il faut sûrement un certain temps au bébé pour comprendre que le jour, c'est pas la nuit.
Alors, moi, quand je vais chez l'astrologue, elle me demande où je suis né, le jour et l'heure. C'est pas forcément une mauvaise question de demander à quelqu'un les conditions dans lesquelles il a vu le jour pour la première fois. J'ai un peu l'impression que si on classait les gens selon qu'ils sont né le matin ou le soir et selon qu'il sont nés au chaud ou au froid, on pourrait trouver quelques ressemblances de caractère.
L'astrologie, elle, est là pour brouiller les cartes, un peu comme les médecins parlaient latins. Les astrologues sont des poètes cosmiques. Ils en rajoutent une bonne dose. Alors vous comprenez, comme Jupiter est en Balance, c'est normal que que vous ayez un petit coup de déprime. Ca s'arrangera, vous verrez.
En fait, la clé est très simple. La position des étoiles est une façon de savoir l'heure et le jour d'un événement. L'astrologue vous demande le lieu, c'est à dire la latitude et la longitude, et le jour et l'heure de votre naissance. Il vous parle alors du ciel que vous aviez au dessus de la tête au moment de votre naissance, mais c'est sa poétique à lui. On ne parle plus de latitude, de saisons, mais d'horoscope. C'est la même chose, mais en plus poétique, et ça souffre sans doute plus d'approximation. Les astrologues sont donc ces gens qui ont acquis une espèce de langage, qui au cours des siècles a pris son autonomie. Et pour eux, vous faites partie d'un lot aux contours un peu vagues, identifié sur des siècles de pratique. Les astrologues ne trompent pas trop les gens. Ils vous parlent d'horoscope pour éviter de vous dire des choses plus triviales, que vous êtes né au chaud ou au froid, quand votre entourage était normalement réveillé ou endormi. Un peu de psychologie, un peu de science tout à fait incertaine, et l'astrologue vous met un miroir sous les yeux. A vous de voir!
Les auditeurs de Chaloco avaient écouté jusqu'au bout. La démonstration ne leur paraissait pas convaincante. Tout au plus pouvait-elle excuser Chaloco de sa marotte. L'astrologue en question était peut-être jolie femme! Ca valait sans doute mieux qu'un confesseur.
- En tout cas, pour les hommes politiques, tu repasseras. Ce n'est pas parce que la cinquième république est née en été qu'elle a du caractère!
Gravetou les fit revenir sur terre
- Pour en revenir aux Conventionnaires. Imaginons que leur système ait survécu : si les navigateurs avaient fini par s'y rallier, ce dont je doute, au vu de leur esprit corporatif, et qu'au lieu de compter en milles et en noeuds, ils aient divisé le cercle selon ce système, c'est à dire en dix heures conventionnaires, adieu les angles de 60 degrés, bonjour les angles de 83,33 minutes révulotionnaires !
Mais alors, le mille serait devenu quelque chose comme 400 mètres et des pouillièmes. On pouvait laisser tomber les pouillièmes pour se retrouver avec une mesure ronde pour autant que le mètre conserve sa valeur.
A ce moment, la pression aurait été forte pour convertir aussi les anglais au système métrique avant que leurs pouces et leur pieds ne s'emparent des aviateurs.
Manach voulut conclure
- Mais le mal fut fait, les anglais gardèrent leurs grands pieds. S'en donnent-ils donc maintenant du mal incurgiter cet indispensable système métrique.
Les pouces et les livres ont la vie dure, plus dure encore que notre ancien franc; les balances des supermarchés anglais ont beau avoir une face graduée en livres et l'autre en grammes, la ménagère connait toujours le poids de ses légumes en livres; et cette règle proclame toujours son pied et ses pouces : Bon courage Messieurs les Anglais !
Bref, laissons là les anglais pour faire maintenant confiance à l'informatique pour que les instruments de navigation des avions et des bateaux puissent, au gré des pilotes, afficher des mètres, des yards, des pieds, des années-lumières. Le jour où ces traducteurs s'installeront dans les cabines de pilotage et dans les QG des militaires, je ne donne pas cinquante années avant que les navigateurs ne se mettent eux-aussi au système métrique, tout simplement parce qu'il vaut mieux faire simple que compliqué quand les satellites remplacent avantageusement les étoiles.
Pour ce qui est de compter le temps, gageons que l'invention de la Convention restera au musée, à moins que tout à coup les chinois ne s'en emparent et l'imposent manu-militari.
Manach arrêta bursquement son discours, en fouillant frénétiquement dans son sac:
- J'ai pas fini, j'ai pas fini!
Il extirpa un vieux mécanisme d'horloge remonté dans une enceinte de résine transparente, avec un balancier qui battait son aller-retour en quatre cent trente deux millièmes de secondes. L'échappement entraînait à chaque coup de balancier un barillet de cinq roues codeuses à dix positions.
- Pour ma part, je me suis contenté de fabriquer une horloge à dix doigts que j'offre à ma belle Isabelle, histoire de lui donner des rendez-vous révolutionnaires.
Attention! Les heures ne sont plus des heures. J'ai appelé les dizièmes de jour des Locos, en pensant aux trains qui rythment la journée des garde-barrières. Les dizièmes de locos, qui font 24 minutes, je les appelle des sonnets, ça me rappelle les clochers qui sonnent la demi-heure. Chaque sonnet vaut dix vers si tu es poète, dix sabliers si tu es cuisinier, dix "tout de suite" qui valent bien les "j'en ai pour deux minutes" qu'on perd à tout bout de champ.
Il embrassa Isabelle qui lui demanda la calculette programmable qui devait aller avec.
- Sois tranquille, il ne s'agit que de notre heure à nous deux tout seuls.
Gravetou, un peu éberlué, eut cependant l'idée taquine de demander comment il fallait faire pour passer de l'heure d'été à l'heure d'hiver.
Manach saisit la balle au bond:
- Nos conventionnaires étaient certainement près des choses de la terre et donc du soleil. Ils ne se seraient certainement pas fourvoyé dans nos histoires à dormir debout. Le soleil au plus haut au milieu d'un jour de vingt quatre heures, c'est à midi. Pour une fois les frontières peuvent servir à quelque chose. Pour chaque pays, on se met à la l'heure la plus proche du soleil et l'on en parle plus.
Mais tout ça n'est qu'une question de convention, avec un petit c.
Rien n'empêche que l'été, on commence à travailler à sept heures et à huit en hiver, ou l'inverse.  Chaque groupe peut donner ses rendez-vous à l'heure qui lui semble la mieux adaptée à son fonctionnement.
Je donne rendez-vous à mes vaches à sept heures et je mange la soupe à midi. Où est le problème? Certainement pas au fond d'un puit de pétrole!
Chaloco qui n’était jamais en mal de théorie, imagina que l’amusement des hommes avec les dates et les heures avait quelque chose de freudien. La manipulation du temps devait leur donner l’impression d’une prise sur leur destin, sur le moment de leur mort peut-être. En tout cas, cela ressemblait fort à une régression et, comme des enfants, les techno-politiques s’amusaient avec un jouet extraordinaire. Songez donc à tous les raisonnements et gestes, accomplis sur leur ordre, de l’Atlantique à l’Oural. Un jouet de plus d’un milliard de pendules, réveils, montres, horloges, carillons, horloges parlantes, hommes de radio, ordinateurs. Et seulement quelques techno-politiques pour agiter le soleil en tous sens autour de la terre.
Gravetou  avait forcément quelque chose à dire.
- Il y a une fonction sociale cachée à ces heures saisonnières. D'un coté, on peut mesurer la capacité d'un peuple à s'adapter, à se conformer à des règles fluctuantes. Un peuple qui ne s'adapte pas est un peuple rouillé et un peuple qui s'adapte trop est un peuple servile. De l'autre coté, au nombre de voix qui s'élève, on peut mesurer la vigueur et la liberté.
Manach réagit:
- La liberté est un bien trop précieux pour être mêlée à des choses futiles.
- Tu as raison. Cependant, la futilité a un coût. Où sont les horloges publiques d'antan. Lentement, ce petit service public disparaît de nos places, de nos gares, de nos clochers. Même les bijoutiers n'osent plus afficher l'heure. Une heure exacte, exacte comme on en veut aujourd'hui, dérapage informatique, c'est trop cher. Tiens, voilà un truc à proposer aux lycées techniques. Fabriquer des heures oeuvres d'art, pour meubler les rues, les frontons des écoles, les fontaines. Des heures sympas, avec des nains de jardins, avec des doigts de pieds et de mains, avec des roues de locomotives. Des heures qui ne servent à rien, comme cette roue dentée de l'horloge astronomique de la cathédrale de Strasbourg qui se paye le luxe de faire un tour en 25.806 ans, oui vingt cinq mille huit cent six ans, sur une démultiplication de 9.451.512. L'horloge de Jean Baptiste Schwilgué devrait être au programme des écoles. Histoire, mathématique, mécanique, astronomie, philosophie, religion et j'en passe sont trop bien concentrées là, dans ce monument de l'intelligence humaine. J'attends les informaticiens au coin du bois. On ne doit guère en trouver beaucoup capables d'un programme, basé sur une battue d'une seconde, qui puisse reproduire avec la même exactitude et la même pérennité - déjà plus de 300 ans -  le comput écclésiastique tout autant que la précession des équinoxes et les éclipses.
On en vint à parler des stupides programmeurs qui avait oublié qu'un siècle, ça se termine au bout de cent ans. L'affaire allait mettre du piquant dans le monde moderne, quelques cascades de conséquences difficilement prévisibles et pourtant évidentes. Mais le futur n'est que le trop plein des évidences qui nous ont échappé.
Manach en profita pour émettre son avis sur le changement de millénaire, que certains voulaient entre le 31 décembre 1999 et le 1er janvier 2000, alors que les autres, moins pressés sans doute, attendraient le 1er janvier pour souhaiter bon millénaire à leur amis.
- La confusion vient de ce foutu problème d’heure, qui n’est en fait qu’un problème sémantique.
"Ca va me prendre deux heures à partir de dix huit heures".
L'heure signifie autant une durée, donc quelque chose de relatif, qu’une échéance absolue dans la journée.
Le millénaire est aussi confus.
Le siècle l’est moins, car on a pris l’habitude que le XIXème siècle ait commencé non pas en 1900 mais en 1801 et le XXème, un siècle plus tard.
Manach trouvait que la confusion était sympathique car elle permettrait de fêter une première fois l’arrivée de l’année magique 2000 et un an plus tard, l’arrivée du millénaire magique, troisième du nom.
Le réveillon suivant, celui du 1er janvier 2002, serait encore sous l’effet des deux précédents. Il faudrait alors s’attendre, au réveillon de 2002 à 2003, à une énorme vague de déprime. Pour lutter contre, il serait avisé que les techno-politiques lance une réforme du calendrier, histoire de maintenir la pression du temps.
- Oh! les enfants, il est minuit, on ferme.
A parler du temps, ils ne l'avaient pas vu s'écoulé. Le patron fermait l'annexe.
Le jour qui suivit, à son réveil, Manach se sentit bien à cette heure là et décida d’y rester un peu plus longtemps. Il attendit ainsi qu’il soit 6h78 pour se lever. Diantre! déjà 7h18!
 
De la terrasse, on dominait la ville. D'ici, elle était belle. Les toits formaient une mosaïque irrégulière aux tons clairs, soulignée comme un vitrail par les trouées sombres des avenues et des jardins intérieurs. Plus le regard s'éloignait et plus le vitrail se fondait en pastels de plus en plus sombres, jusqu'à la barre calcaire claire des collines du sud.
L'heure était à la contemplation. Les trois amis savouraient cette calme fin de journée, lorsque soudain Manach crut voir une fumée noire s'échapper d'un parc, puis une autre, s'échappant du parc voisin, puis une troisième. En bon scientifique, il fit part de son observation, en ajoutant que cette air de fumée n'en était pas un. En l'absence de vent, une fumée aurait dû s'élever droite. Là, les trois fumées s'était rejointes et semblaient être balayées dans un sens et puis dans l'autre, par un vent mystérieux, sans jamais s'élever.
A l'évidence, c'était un vol d'étourneaux, qui, quelques instants plus tard vint passionner leur regard. Le vol de ces milliers d'oiseaux n'était qu'une incessante recomposition qui avait quelque chose d'incroyablement mathématique. Comme un essaim de frelons, comme un banc de sardines, chaque animal avait son entité propre que l'on pouvait isoler de ses congénères, mais en même temps avait une vie si règlée sur son groupe que ce dernier pouvait apparaître lui-même comme un être vivant à part entière.
Le vol d'étourneau passait et repassait sous leur yeux, tantôt compact, ramassé sur lui-même jusqu'à obscurcir le ciel, tantôt distendu en une longue mantille flottant dans l'air et comme poussée par le vent. Cette forme, ce volume pourrait-on presque dire, était hypnotique, tant cet incessant changement avait la force de son homogénéité. Pas un volatile qui ne soit à égale distance des autres, pas une irrégularité dans ce brouillard d'oiseaux, et pourtant, au bout du compte, une forme au déplacement imprévu, chaotique, mais aux contours toujours aussi précis.
Manach s'imagina un instant être Dieu, distribuant les moustiques au dessus de la ville, de telle sorte que les mouvements du vol d'étourneau soient orientés vers des figures de voltige, des figures de transformation topologiques où un anneau se transforme en un huit, se recompose en un disque, se trouant à nouveau pour devenir un cylindre, se fondant en un long serpentin bientôt hélicoïdal avant de prendre la forme d'un énorme pneu. Mais l'imaginaire de Manach en eut bientôt assez de la géométrie pure. Du pneu, il imagina une roue, puis un vélo. Eh oui! Un vélo d'étourneau, si c'est un rêve divin, pourquoi pas. Sur le vélo, un homme, non, une femme, comme celle dont il gardait la vision fugace, cette chinoise à Tien-Tsin, sur son vélo, hiératique, ramenant  le pan de sa robe de soie grège à la poignée du vélo qu'elle conduisait comme une princesse, dans une espèce d'intemporalité.
Gravetou interrompit le rêve divin. Lui aussi était frappé par le comportement de l'essaim. Il prétendit qu'il se faisait fort, à partir de deux ou trois photos d'un vol d'étourneaux, de déterminer la physiologie de ces volatiles qui se déplaçaient l'un par rapport à l'autre avec tant de discipline et tant de réflexes. Il savait que l'homme avait besoin de plus d'un dizième de seconde pour réagir. Visiblement, l'étourneau en demandait moins. Il compara mentalement un essaim de coureurs à pied, de ces milliers que l'on peut voir au départ de Marseille-Cassis, de Paris-Versailles ou du Marathon de New York et le vol qu'il avait devant lui.
La constante de temps n'était assurément pas la même. L'étourneau avait dans sa tête un circuit court et l'homme un circuit long. Manach et Chaloco renchérirent avec humour:
- Toi, dans ta tête, tu dois avoir un drôle de circuit?
Gravetou aimait être charrié, ça lui donnait l'impression d'être écouté. Il en rajouta.
- Je vais vous le programmer, moi, le modèle de poursuite entre plusieurs étourneaux.
De fait, le lendemain matin, il appela ses amis d'un air triomphant. Sur son Mac, il avait programmé la représentation d'un essaim en trois dimensions. Ses deux amis se rendirent à l'évidence. Sur l'écran, ils pouvaient voir un ensemble de petits points qui ressemblait à s'y méprendre au vol d'étourneaux qu'ils avaient observé la veille.
Gravetou avait été plus loin dans son programme. Il avait paramétré un ensemble de choses: des limites, des murs comme il disait, des portes que l'on pouvait ouvrir ou fermer, des actions sur le comportement de certains de ces petits points mobiles. Il proposa des applications précises.
- Regardez!
En trois coups de souris, il dessina quelque chose
- ça, c'est l'avenue des champs Elysées, ça, c'est l'Etoile et ça, la Concorde.
Il programma l'existence de deux cents petits points avec un comportement précis et lanca le programme. Au bout de quelques instants, les petits points s'organisèrent d'eux-mêmes. On les vit qui montaient et redescendaient les Champs Elysées, en tournant autour de l'Arc de Triomphe et de l'Obélisque de la Concorde.
Gravetou, avec une satisfaction modeste, se mit à imiter Léon Zitrone commentant la dernière étape du Tour de France. Il fallait bien le reconnaître, on avait l'impression que chacun de ces petits points pouvait être un coureur cycliste.
Gravetou proposa encore quelque chose qui ressemblait à la Salle Pleyel. Les petits points voulaient figurer des spectateurs qui se pressaient à l'entrée pour rentrer, puis s'installaient à l'intérieur. Gravetou cria:
- Au feu!
On vit alors les petits points essayer de sortir au plus vite.
- Intéressant non! Et tout ceci à l'aide de quelques équations toutes bêtes. Quelle tristesse de voir que, nous aussi les hommes, nous pouvont être réduits à quelques équations mathématiques! Et je ne vous parle pas de l'application de mon gadget à la voiture. Prévoir les queues à un rond-point, voir comment se produisent les encombrements dans un centre-ville, détecter les incidents sur une autoroute.
On pouvait penser que tout cela avait déjà été traité par les chercheurs du Ministère des transports, ou par les services chargés de la sécurité des grands stades. Il n'empêche, c'était marrant de voir des petites choses tout à fait virtuelles se comporter comme vous et moi. Ne sommes-nous pas peu de choses, dès lors qu'on peut réduire une partie de nous-mêmes en quelques sigles mathématiques?
Gravetou, qui n'était pas avare de ses idées, empaqueta son programme, chercha sur Internet un serveur qui traitait de ce genre de problèmes et livra le tout avec un petit mot d'explication.
Quelques mois plus tard, il reçut un message lui annonçant qu'il était cité dans une publication internationale. Un certain professeur Landru, de l'Université de Montréal, l'invitait à présenter son histoire à ses étudiants.
En fait Gravetou adorait ces jeux physico-mathématiques. Depuis qu'il avait chez lui un ordinateur assez puissant pour traiter les problèmes du coté des particules élémentaires plutôt que de façon macroscopique et probabiliste, il s'amusait à modéliser toutes sortes de trucs. Le dernier en date l'avait bien contenté.
Il avait réussi à modéliser un match de badminton. D'abord, la trajectoire du volant, qui pouvait partir à trois cent kilomètres à l'heure au moment de la frappe de la raquette, et qui, huit ou dix mètres et une demi-seconde plus loin, n'était plus qu'à une quarantaine de kilomètres à l'heure. Là, c'était le cas le plus simple, un smash en ligne droite, à peine incurvée vers le bas, à peine parabolique. L'équation générale de la trajectoire était autrement plus compliquée. On pouvait en déduire l'intelligence du cerveau des joueurs: quelques centièmes de secondes pour analyser la position du joueur adverse, la position de son coude et de son poignet, feintes comprises, puis la trajectoire commençante du volant. De là, décider d'engager tout son corps, jambes et bras et le reste pour donner la réplique. Modéliser la trajectoire du bonhomme, c'était encore autre chose. C'est fou ce que l'on peut faire sur un terrain d'un peu plus de six mètres au carré pendant un match de badminton. La raquette doit aller dans tous les coins, la main aussi, et le bras et le torse et les jambes, le tout en une demi-seconde, rappelez-vous.
Alors, comment faire pour prendre de vitesse l'adversaire, pour que le volant soit dans un coin du terrain avant que l'adversaire n'y soit. C'est là la clé du badminton. N'espérez pas battre votre adversaire d'un smash en extension à trois cent kilomètres à l'heure, vous n'y arriverez pas. S'il est aussi bon que vous, le volant vous reviendra avant même que vous ayez retouché terre. Essayez un amorti, le volant sera plus lent et votre adversaire aura le temps d'aller le cueillir dès son entrée dans son terrain. Votre cerveau n'a qu'une chose à faire, en dehors de gérer vos jambes et votre poignet. Gérer le temps, calculer combien de temps l'adversaire mettra pour aller là où vous allez envoyer le volant et combien de temps mettra le volant à aller là aussi. Jeu grandiose, où il vous faut des réflexes monstrueux, des jambes de marathonien de la course en arrière, des cuisses d'escrimeur pour savoir se fendre, une détente de trampolineur car on frappe en sautant - et l'on frappe souvent - , un poignet de badmintonneur, parce que je ne connais que le badminton pour exiger autant d'un poignet, et une tête qui tient à la fois d'un virtuose du piano et d'un général de la guerre des étoiles.
Bref, modéliser tout ça, Gravetou y était arrivé. Suite de quoi, il s'était précipité au club près de chez lui, avec son ordinateur portable et quelques bonnes bières pour régaler les joueurs. Leur dopant, aux joueurs, même les meilleurs, c'était la bière, quoiqu'en puisse penser les médecins sportifs.
Il montrait l'ordinateur jouant contre lui-même et commentait, coup apès coup. Il montrait qu'à ce coup, l'ordinateur avait choisi d'envoyer le volant là plutôt qu'ici parce que le joueur d'en face aurait beaucoup plus de Watts à dépenser pour être dans une bonne position de frappe du volant en retour, et donc, qu'on augmentait ainsi les chances d'un volant un peu raté qui donnerait l'avantage au coup suivant. Les bons joueurs s'étonnaient souvent du choix de l'ordinateur, mais finissaient par convenir, chiffres à l'appui que la tactique de la machine était la bonne. Après une séance de travaux pratiques, les sceptiques finissaient toujours par se rendre à l'évidence. En un an, les progrès des meilleurs furent spectaculaires. Le truc finit par se savoir. Du coup, pour ne pas être en reste, un groupe de chercheurs en éducation physique se mit à analyser les matches des chinois et des indonésiens à l'aide d'un système de deux caméras vidéo synchronisées. La vision stéréoscopique ainsi obtenue permettait à un ordinateur de déterminer les trajectoires du volant, des raquettes et des joueurs et de vérifier le modèle réalisé par notre ami Gravetou.
 
Ils avaient passé l'après-midi dans le rayon des BD de science fiction. Manach aimait bien ce monde un peu trouble, que lui avait appris son oncle, l'ancien propriétaire de l'immeuble, libraire de son état, et qui avait vendu ici même les premiers albums illustrés, avant même les premiers Tintin et autres Pieds Nickelés. Pour lui, un ouvrage de science-fiction était une sorte de traité philosophique. Au premier degré, on n'y comprend pas grand'chose, mais c'est plus divertissant que de se plonger dans Kant. Au second degré, on peut y faire de l'ethnologie. Les conditions de vie, l'habillement, la façon de parler, les lieux de vie, les lieux d'actions, sont les caricatures de l'homme d'aujourd'hui dont l'auteur est un bon observateur. Au troisième degré, il suffit de quelques clés pour comprendre que les fantasmes mis en scène dans la SF sont l'illustration de visions philosophiques ou métaphysiques. Platon, Aristote et les autres sont ré-écrits façon XXème siècle.
Manach cita le bébé monstre du film "Alien", sorti du ventre d'un homme, comme d'une mère porteuse.
- De Jules Verne au cinéma avec effets spéciaux, le chemin de la SF a été considérable. C'était Gravetou qui enchaînait
- Ce chemin peut aller encore beaucoup plus loin. Il  rejoindra sûrement le chemin de la philosophie de façon plus radicale et plus explicite. 
Pour lui, il ne faisait aucun doute que les mondes virtuels que l'on construisait déjà dans les jeux video évolueraient jusqu'à montrer un monde antropomorphe. Sans même se mettre un casque sur la tête, en ouvrant simplement une porte on pourrait pénétrer dans un monde en trois dimensions, un monde holographique virtuel, un monde parallèle, en quelque sorte. On se trouverait au milieu d'êtres semblables à des humains, ayant entre eux des rapports semblables à ceux que nous avons. Gravetou pensaient que les puissances de calcul et les futures technologies des ordinateurs pourraient un jour manipuler à toute vitesse des concepts et des ensembles de concepts, des trucs du genre fractales, équations qui permettent de représenter quelque chose qui ressemble à une montagne, à un lac, à un arbre ou à la peau d'Isabelle, sans en avoir l'exacte réalité, mais suffisamment proche pour que l'illusion soit parfaite.
Il y croyait déjà, à la création d'une Isabelle immatérielle, dont le comportement pourrait être semblable au comportement de la vraie Isabelle, fruit d'une théorie du chaos, composante d'un monde aussi probabiliste que le notre. Puisque l'on sait déjà modéliser des choses aussi complexe que des arbres, nul doute doute qu'un jour on modélise le comportement d'une mouche, d'un pigeon, d'un chimpanzé et monstruosité suprême, un homme.
Il s'imagina, entrant dans un de ces mondes parallèles, aux accents d'un monde véritable, plein de bruits, de formes et de couleurs, plein d'êtres visibles mais cependant immatériels. Il aurait la joie d'inverser le monde. Dans le monde d'aujourd'hui, on ne voit ni ne sent les fantômes. Peut-être existent-ils, peut-être pas. Allez savoir. Mais là dans son monde virtuel, il serait lui le fantôme, dont ces êtres virtuels ignoreraient l'existence. Pour eux, il ne serait rien d'autre qu'un non-être, se déplaçant sans bruit, sans odeur, sans forme ni couleur. Il pourrait être là, sans qu'aucun des êtres virtuels, là, devant lui, autour de lui, en soit le moins du monde incommodé. Et comme un fantôme, il pourrait assister à leurs mouvements, à leur débats, à leurs ébats, à leur querelles, à leur guerre. Dans ce monde, il y jouerait  au passager clandestin, au voyeur, au passe-muraille, au passe-homme. Non seulement, il pourrait passer au travers de ces êtres holographiques, mais plus encore. C'était là une horrible découverte! Il pourrait lire dans les pensées de ces êtres virtuels, savoir comme ils s'aiment ou comme ils se détestent.
Gravetou ajouta cependant qu'il doutait un peu de la capacité des programmeurs à réaliser un monde totalement antropomorphique, mais que l'imagination des hommes aidant, ces mondes virtuels pourraient être ceux des frissons garantis, parmi des créatures inédites. Il imagina par exemple des créatures énormes, non pas composées de molécules assemblées  comme nous pouvons l'être, mais résultat d'un assemblage informe, invertébré, comme une mère de vinaigre ou comme du kéfir, ou comme un nuage de sauterelle. Créature capable de mémoire, d'analyse et de réactions et d'actions. Créature dont on devine la vie et l'intelligence et le besoin de communiquer. Voilà sans doute un des mondes virtuels facilement fractalisés et chaotisés dans lesquels on pourra se trouver rien qu'en ouvrant une porte. Mais qui sait, l'imagination et le talent des hommes réels ne pourront-ils pas construire aussi pour le plaisir, ô blasphème, des hommes à notre image?
A l'appui de ses idées, Gravetou se rappela "Le lapin blanc", une BD pour enfant rêveur qui l'avait enchanté. 
Quant à ses compagnons, cette vision du futur les laissa froids, comme si , en l'écoutant, ils avaient feuilleté sans comprendre une BD de science fiction. Il y avait là une espèce d'interdit. Halte là, il est interdit d'imaginer. Ils refusaient sans doute de regarder la vie par dessus la rembarde des jours, par peur du vertige sans  doute.
A l'évocation des mondes virtuels, Manach s'était pour sa part remémoré une expérience bien réelle, dans laquelle des chercheurs avaient réussi à faire sortir une voix du milieu d'une pièce, là où il n'y avait personne. Encore une histoire de fantôme. Imaginez-vous tranquillement assis à lire dans le silence d'un salon d'un vieux manoir écossais, quand soudain une voix s'adresse à vous. Vous levez les yeux, mais vous ne voyez personne, et la voix continue "Aùdu bone Hamlet. Mi estas la spirito de via patro, kondamnita vagadi en la nokto...". Personne! Vous vous levez, vous changez de place et la voix semble toujours venir du centre de la pièce. Fantôme, rêve? Non. La technique, toujours la technique. Ici, c'est le mariage de quelques ondes ultrasonores que l'on fait se rencontrer au centre la pièce, en faisant en sorte que les fréquences hautes s'opposant entre elles produisent des fréquences basses que l'on sait alors entendre.
Chaloco prophétisa à son tour:
- la machine risque un jour d'inventer des trucs que notre auto-censure consciente ou inconsciente nous interdit d'inventer. La machine prendra l'information, la comparera à ce qu'elle connaît et constituera sa propre base, selon ses propres filtres, avec tous les risques de prendre comme vraies des informations fausses.
Il se trouvera toujours un apprenti sorcier pour faire de la politique avec cette machine.
 
Manach connaissait le gérant de la librairie, qui avait succédé à son oncle. Il lui avait parlé de la cave du magasin, où l'on pouvait encore trouver des tas de choses. Le détour pouvait valoir la peine. Ils demandèrent la clé et plongèrent dans les sous-sols.
C'était vrai, la caverne tenait quelques promesses: près de l'entrée, des bouquins, des piles d'invendus, mais plus ils avançaient plus ils avaient l'impression de remonter dans le temps. Le magasin du dessus n'avait pas toujours été une librairie. Ils trouvèrent des traces de vieux tissus, puis des fauteuils, recouverts de ces mêmes tissus, puis des meubles, une machine à carder, le tout en grand foutoir.
 Soudain, ils furent plongé dans le noir.
Après quelques instants d'une réflexion infinie, Manach avait fini par sortir le premier ses conclusions.
- Intéressant le noir, non?
Ils n'avaient pas bougé, jugeant inutile de s'affairer à n'importe quoi, à s'empêtrer dans le bric à brac de cette cave. La lumière finirait bien pas revenir.
- La nuit, il fait noir, mais on dort. En cas d'insomnie, la nuit est bonne compagne, on peut subir sans crainte le noir, demain il fait toujours jour.
Une minute passa. La lumière ne revenait pas. Les yeux s'agrandissaient, avec ce drôle de réflexe: plus on ne voit rien, plus on équarquille, ça finit presque par faire mal.
Mais là, pas un photon ne semblait errer dans la pièce. On pouvait mettre ses yeux dans la poche, sans rien changer. Si la lumière ne revenait pas, il faudrait procéder des autres sens.
D'abord se souvenir de la configuration des lieux. Une cave immense, au fond de laquelle ils s'étaient un peu enfouis. Des murs, sans fenêtre évidemment, une porte, des tables, des chaises, des armoires, des dossiers, des outils, des bouts de trucs, comme dans toutes les caves, entassés, ou détassés. Détassés, oui, pourquoi pas! Si la langue française avait visité plus souvent les caves et les greniers, elle y serait venue, à détasser ; mais sans doute avait-elle peur du noir.
La quête du souvenir des lieux les avaient tenu un instant immobiles, mais, machinalement, dans leur recherche exaspérée de la moindre géométrie, ils avaient, l'un et l'autre, légèrement tourné sur eux-mêmes. Et maintenant, à tâtons, ils avaient l'impression d'être dans une autre pièce que celle dans laquelle ils étaient.
Ils commençaient à se situer à l'aveugle, humant le moindre courant d'air, la petite différence de température, palpant les épaisseurs de poussière, la rugosité des surfaces verticales. Drôle d'effet que de ne plus confondre une porte d'armoire avec un mur, la porte qui résonne sous les doigts, le mur placide, acide aussi, non, salé, de cette invisible couche de salpêtre propre aux caves qui respirent directement la roche sur le mur du fond.
Ils tournaient en rond lorsque quelques photons surgirent enfin. La source lumineuse semblait microscopique, mais, dans ce grand noir, elle s'imposait comme le tramway au bout de la rue, qu'on attends depuis de longues minutes.
Et ces photons rebondissants laissaient enfin deviner les ombres de la pièce. Manach atteignit le premier le point lumineux. Un trou de deux millimètres à peine, dans une paroi mince, à hauteur d'homme. Il y colla l'oeil, pour apercevoir comme un grand hangar, assez éclairé pour se laisser discerner dans tous ses détails. Il fut frappé par la coloration de la scène. Ni gris, ni noir, ni blanc, enfin trop peu.
Il décolla l'oeil, laissant la place à Gravetout et se replongea dans la prison noire des yeux .
Cette nouvelle plongée dans l'absence déclencha chez Manach une question intérieure quasi métaphysique.
- Comment peut-on voir tant de choses au même instant par un malheureux trou de deux millimètres? Comment pouvait-on, de l'autre coté de ce petit trou voir la plénitude de la cave voisine, qui semblait bien plus grande que la leur.
Il y avait là des millions et des millions de pigments colorés, et Manach, de ce coté-ci du trou, pouvait les voir tous d'un seul coup d'oeil. Comment l'image de ce brouhaha multicolore pouvait-elle s'engouffrer totalement dans un tout petit trou.
- Magie des trous de serrure, métaphysique indiscrète, commenta Gravetout.
Il n'était pas plus avancé. Il se rappelait bien les franges d'interférence provoquées par deux trous d'épingles devant une lumière monochromatique, il se rappelait les montages holographiques, la photo, tout simplement. Non, vraiment, non. Il refusait qu'une pellicule soit impressionnée en un instant par des milliards de photons traversant l'objectif.
- Imagine que la pellicule ait une définition infinie, que la scène soit l'univers, éclairé monstrueusement et que l'objectif soit tout petit. Tout le monde ne pas passer en même temps dans ce petit trou!
- Tout le monde, non, mais beaucoup plus que ce que ta frêle intelligence des choses n'est capable de voir.
- Ouais! le cantique des quantiques. Il s'en rappela quelques bribes. Il y avait là une explication. Dommage! Il aurait bien aimé que ce fut inexplicable. Avoir sous les yeux du tangible et savourer l'impuissance de la science, c'est donner de l'espoir au futur. Loupé! monsieur Futur, trouvez autre chose pour assouvir les passions goulues des scientifiques.
 
La lumière revint, bêtement.
Machinalement, leur regard fit le tour de la pièce, comme pour vérifier que le bric à brac qui les entourait n'avait pas changer de place, ou ne s'était pas mué en décors monstrueux.
A cette idée, Manach sourit.
- A la faveur du noir, une armée de scorpions aurait pu surgir du dessous de l'armoire.
Gravetout répondit sentencieusement:
- Une panne de lumière, et l'on devient comme un enfant la proie d'un imaginaire invraisemblable.
Manach, qui voyait toujours le coté intellectuel des choses, ne voulut pas être en reste.
- Une panne de lumière dans la pensée, et la bêtise prend le dessus, dans notre pauvre petit cerveau peureux. La pensée humaine manque singulièrement d'éclairage, souvent même, elle se construit sur l'ombre des choses. Monsieur Futur, vous avez encore beaucoup à faire, pour que les hommes sachent distinguer les concepts de leurs ombres.
 
Comme pour répondre à l'apostrophe, ce fut le passé qui fit signe. Un livre trainait sous un meuble. Platon, la caverne de Platon.
- Ca fait un bail qu'un esprit éclairé a essayé de dire aux hommes de se méfier d'expliquer les ombres par les ombres. A voir le monde aujourd'hui, et ses cohortes de maux dûs à la stupidité humaine, Platon n'a guère été écouté.
 
Au dessus de Platon, dans l'armoire, ils découvrirent une collection de copies de brevets des années soixante, tous relatifs aux semi-conducteurs. A coté, un cahier manuscrit exposait diverses notes sur des applications possibles des brevets. Lues trente plus tard, ces notes pouvaient prêter à sourire, saugrenues ou irréalistes. Ils avaient devant eux le cahier de quelqu'un qui avait rêvé.
Une page les fit rêver, eux aussi:
L'auteur se demandait si l'on saurait un jour faire des cellules photo-électriques directives. Bien sûr, avec un objectif optique, on sait concentrer un faisceau. Mais il pensait que l'on pouvait y arriver différemment. On sait orienter des cristaux liquides, pourquoi ne saurait-on pas faire en sorte qu'un assemblage de molécules ne détecte que les photons provenant d'une direction déterminée, que l'on saurait aussi commander. Un Volt sur la fesse droite et la cellule ne voit qu'à 30 degrés à droite. Un demi-Volt la cellule ne voit qu'à 15 degrés, zéro Volt, elle ne voit que droit devant elle, etc... En organisant un rapide balayage de droite à gauche et de haut en bas, il devrait être possible de reconstituer une image de la scène balayée, et cela, sans l'aide d'un objectif optique. D'une autre manière, on pourrait disposer côte à côte un grand nombre d'éléments dont la directivité serait règlée droit devant au centre et de plus en plus décalée vers l'extérieur. Chaque élément fournirait un signal électrique correspondant à une petite parcelle de la scène, que l'on pourrait reconstituer comme une mosaïque. L'excursion entre les directivités les plus éloignées du "droit devant" serait l'angle de champ, l'équivalent de la focale d'un objectif. Voilà d'un coup réglés tous les problèmes de mise au point, de téléobjectif, d'aberration chromatique, d'obturateur. L'électronique se charge de tout. A nous les appareils de photo ultra plats, les télescopes de poche, les caméras simples.
Manach et Gravetout n'avaient pas tout compris, mais ils saluèrent ce rêveur qui voulait ébranler l'optique traditionnelle.
- En tous cas, il ne s'était pas trop trompé. Si on ne fabrique pas encore des semi-conducteurs directifs, on fabrique des matrices de micro-miroirs orientables qui devraient bien sonner le glas des lentilles traditionnelles.
 
Après la cave, ils visitèrent le grenier. L'immeuble et ses quatre étages avait plus de trois cent cinquante ans. Ce devait être une fière batisse, quand il est né, à l'âge de Molière. Le grenier était bien d'époque. Son sol en terre battue en témoignait. Les trois lucarnes diffusait cette lumière qui n'appartient qu'aux greniers, aux vrais greniers, aux greniers séculaires. Lumière cassée par la prochaine armoire, par le paravent plié, par l'abat-jour posé sur un rideau lourd de la poussière des ans. Manach sentit cette odeur de l'inerte, cette odeur qui n'a pas sa place là où il y a de la vie. L'odeur du rêve, l'odeur de l'histoire, qui impose le respect. L'odeur qui semble dire: "Visiteur, ne fais-ici de bruit, prend garde de déranger le passé". Il lui semblait que la notion du temps qui passe s'était abolie, que son temps se changeait en sérénité.
Gravetout semblait pétrifié. En fait, il sentait confusément qu'il fallait accorder à son ami le respect de son pélérinage.
Il tendit l'oreille. Le désert du grenier ne lui répondit pas. Seuls les bruits de la ville qui montaient jusque là par on sait quel dédale du toit le ramenèrent à sa réalité.  De cette maison vieille de quatre siècles, il entendait en écouter les racines. Et c'est au grenier qu'il entendait les trouver.
Il osa traverser le temps, sous une table, derrière une commode, parmi les coffres. Là-bas, l'angle d'une boite en bois dépassait sous une bibliotèque où de vieux livres s'entassaient sans ordre. Son oeil s'était fixé là, sans doute par ce que le coin de cette boite n'était pas comme les autres coins de boite en bois. Chassant la poussière, il avait vite repéré les chevilles et l'assemblage général. Il avait sorti la boite, qui s'avéra plutôt une caisse, qui faisait bien deux pieds dans sa longueur. Le bois du couvercle était resté rugueux et inégal, comme on pouvait sans doute faire les caisses avant qu'on inventât le sciage mécanique. Il n'y avait pas de serrure, mais seulement deux crochets, qui témoignait que le maître de l'ouvrage ne s'était pas préoccupé de quelque pillard domestique. Mais curieusement, la caisse contenait elle-même une caisse, bien ajustée, preuve qu'on avait redouté d'autres pillards beaucoup plus petits tels que l'humidité, les mites ou les termites.
Le contenu rendit Manach perplexe. A coup sûr il devait s'agir d'un instrument, au vu des quatre règlettes en bronze, identiquement graduées et bien empilées. Pour le reste, des colonnettes, des roues dentées et des vis sans fin donnaient à penser à de l'horlogerie, bien que...
Il referma la caisse, lança un coup d'oeil complice à Gravetout et se mit à l'ouvrir, le coeur dansant comme un voleur.
A la manière des archéologues, il repérèrent l'emplacement de chacune des pièces, empilées sur trois étages dans un molleton de crin recouvert de velours.
La minutie dans le rangement des pièces devait être un signe. A tout coup, l'étage du haut était réservé à une ossature. La précision dans les ajustements était telle qu'il n'eut aucune peine à marier les colonnettes et les tirants qui bientôt devinrent un solide cadre cubique en bronze, calé sur quatre mollettes à vis.
L'étage du milieu contenait quatre tiges rondes grosses comme un doigt et longue d'un petit pied. Sur chacune, un cordon était soigneusement enroulé, sans que jamais un brin n'en chevauche un autre. Au bout du cordon, une petite masse cubique. Un filetage d'un petit pouce de longueur devait faire office de vis sans fin. Les extrémités avaient une section carrée. Manach avait aussitôt repéré la manivelle et la roue dentée qui venaient s'y adapter. Une petite gorge en amont de chaque extrémité devait servir à s'encastrer dans les paliers de soutien. Les roues dentées venaient alors se fixer à l'aide de petites clavettes, de telle façon qu'elles soient en prise sur les vis sans fin.
L'étage inférieur de la boite contenait les règlettes graduées, et des éléments dont il ne compris la destination que plus tard.
Après quelques tatonnements, il se trouva en face d'un engin assurant un mouvement horizontal et un mouvement vertical. Il fallait environ cinq tours de manivelle pour que la roue terminale de l'un des mouvements pivote d'un degré.
Eh oui, Manach venait d'exhumer un instrument vieux de plusieurs siècles et qui servait à mesurer le ciel. Il conclut tout haut:
- Keppler, Brahé, Copernic, Giordano Bruno, Galilée... vous étiez là aussi dans le grenier. C'est vrai, vous avez vécu, j'en ai la preuve.
Il continua à déraisonner
- Le monde n'est pas vieux. Tous ces gens-là nous parlent encore. La grand'mère d'aujourd'hui a pu naître voici un siècle. La grand'mère de la grand'mère est née voici deux siècles. C'était la révolution française. Vingt grand'mères plutôt, on pouvait vivre les romains, les grecs, les égyptiens, les incas, et les autres, toute cette strate des premières civilisations. Quarante grand'mères et nous voici au stade des premières tribus.
La grand'mère de ma grand'mère a dit que la grand'mère de sa grand'mère existait. Mais quarante grand'mères en arrière, les grand'mères n'avaient pas encore le monde a raconté. Le monde est bien court, Monsieur!
- T'as pas fin?
Gravetout avait fait exprès de faire la faute d'orthographe, pour le ranimer un peu.
- Tu as raison. Dommage que la philo soit un truc hyper-personnel. Ca ne se partage pas. Allons donc manger!
 
Fin du premier pérégrinage.
Aix, 1988-1998