Pérégrinages (1988-1998)
Comme le titre l’indique....
Sadlig Ertiamel
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Sommaire!
1.Pétition radioactive 3
2.Les collinards 10
3.Philosophie de trottoir 15
4.Trottinade politique 17
5.Bistrot nucléaire 23
6.Pédalage assisté 27
7.Le couloir des symboles 32
8.Le musée des ascenseurs 34
9.Le musée du rendement 38
10.Univers sonore 53
11.L’homme en marche pour la complexité 66
12.Monopoly 71
13.Service national 73
14.La fontaine 77
15.Tapis volant sur deux roues 80
16.Le drône 82
17.Décollage vertical 87
18.Apprendre à apprendre 92
19.Col à ski sous la lune 100
20.La MIR 102
21.L'avantage d'une lentille 105
22.Désert arrosé 107
23.Question d'heure 113
24.Astromologie 116
25.Ordinater les choses 125
26.L'autre monde derrière la porte 132
27.La cave 137
28.Sextant d'époque 143
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1.Pétition radioactive
Quand Gravetou avait débarqué
dans son bureau avec à la main un
tract à peine lisible, il était plongé
dans un article sur l’évasion des
droits d’auteurs par la photocopie.
En levant les yeux sur le papier que
lui tendait son collègue, il pensa
que c'était justement une ènième photocopie de photocopie. Le
papier figurait le mauvais dessin d’un coureur à pied sur fond alpin
invitant à une prochaine course à l'assaut de la montagne de Lure. Un
court instant, il imagina dans le peloton des coureurs un petit homme
en redingote noire, tout époumonné, poursuivant le peloton de
coureurs, brandissant le tract à la main en criant “photocopies illicites,
course illégale”.
Gravetou, de son coté, jetait un oeil sur l'article! à propos des droits
d'auteur .
- J’ai lu ce truc. Ah ! l’heureux temps des copistes du Moyen-Age. A
l’époque, les droits d’auteur n’effleuraient personne, mais les idées ne
circulaient pas. Aujourd’hui, les droits d’auteurs engraissent plusieurs
générations d’héritiers et les idées sont presque à tout le monde.
Il enchaîna sur le piratage informatique et sur l’hypocrisie des gros
éditeurs de logiciels qui, aujourd’hui, dénoncent les copieurs, ceux-là
mêmes qui, hier, assuraient par ce biais l’autopublicité de leur produit.
Puis, sans transition, il demanda:
- Alors, tu la fais ?
Originale, cette course de Saint Etienne les Orgues jusqu’en haut de la
montagne de Lure. Mille mètres à monter en quatorze kilomètres.
Manach aimait courir en montant, trouver le rythme juste, et y rester, à
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un poil de la suffocation paralysante, avec la récompense d’une
descente guillerette, tous les muscles moulinent dans un état
second. Mais là, point de descente, l’arrivée était en haut, un peu
frustrante. Il manquait d’entraînement, mais le défi lui plût autant que
la perspective de participer à ce qu’il voulut appeler “un petit
événement de naturopathie sociale pour la promotion d’un arrière-
pays de caractère”.
- Va pour le tourisme sportif !
Gravetou, satisfait de son recrutement, attrapa une chaise, signifiant
qu’il avait encore quelque chose à dire.
- Il y a une pétition qui circule contre les essais nucléaires à Tahiti,
mais je ne sais pas où la trouver.
Ca sentait l’écologie aujourd’hui. Manach s’aperçut qu’il était en
retard, qu’il n’avait pas encore pris la mesure de cette gaulloiserie sur
le retour médiatique. Les années précédentes, le feuilleton de l’été
avait Tapie dans le rôle principal. Cette année, c’était la bombe, une
bombe aux multiples facettes, qu’on pouvait imaginer comme ces
boules réfléchissantes dans les discothèques. Sur fond de l'intense
musique médiatique, on pouvait chercher d’où provenait chaque
éclairage. Gravetou, lui, se souvenait que c’était un point précis du
débat des présidentielles. A gauche, les experts estimaient inutile de
faire de nouveaux essais, au vu des possibilités de simulation. A droite,
les experts affirmaient que la simulation nécessitait des compléments
d’expérimentation. Curieusement, personne ne s’occupait de l’essence
même d’une bombe atomique, à savoir que toute guerre, fût-elle
atomique, ou à coup de mines anti-personnels, consacrait l’indignité de
quelques uns sur les souffrances de tous les autres.
Greenpeace aidant, beaucoup de requins s’essayaient à récupérer
l’événement comme support publicitaire pour une multitude de causes
politiques et commerciales. Avec Jurassic Park, on pouvait vendre des
dinausaures en plastique, avec quelques bombes nucléaires au pays des
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Vahinées, fussent-elles souterraines et inoffensives, on pourrait sans
doute mieux vendre du vin australien en Angleterre ou des parfums
d’un fabricant français antinucléaire au Japon. C’était bien sûr du
rédactionnel tout cuit pour une fin d’été; les tabloīds avaient au moins
dix pages assurées chaque semaine; le journal de 20 h, qui s’essoufflait
sur l’ex-Yougoslavie avait là une bonne bannière.
Gravetou ne voulait pas s’arrêter à ces perversions. Pour lui, la bombe
était une arme de plus à l’arsenal du monde contre lui-même. Il fallait
dire non, c’était une question de dignité humaine.
Manach se tordait les neurones. Il se retrouvait dans "l’écologie de la
décision", nouvelle expression le mot écologie se retrouvait à
l’ombre d’un autre mot bien plus terrible encore, la décision. Bien
pratique pour dissoudre la mauvaise réputation de l’écologie politisée
et politicienne, bien pratique aussi pour éviter de décider..., car
l’écologie de la décision voulait que l’on pèse celle-ci à l’aune de ses
conséquences dans l’immédiat comme dans le futur,! dans le proche
comme dans le lointain, dans l’individuel comme dans l’universel.
Il aurait voulu réfléchir en scientifique, mais il en avait perdu les bases.
Il se consolait en pensant que les vrais scientifiques, eux, n’avaient
guère plus que quelques équations de Maxwell ou d'Einstein mais pas
de véritables certitudes face à cette équation terre à terre: le monde a
besoin d’énergie et l’énergie nucléaire obtenue par fission en est une
forme. Il faut en gérer les déchets, il faut résister à la cupidité du lobby
militaro-industriel et aux éventuels milito-politiques fous du monde à
venir. Il faut aussi compter le risque d’accident majeur, où, en quelques
minutes, on peut tuer autant d’hommes que le charbon n’en a grisouté
depuis qu’il fait de l’électricité.
Il admettait, au contraire de Gravetou, rebelle et pessimiste, que
l’homme avait une conscience de plus en plus grande qui lui
permettrait sans doute de créer et conduire sans trop d’erreurs une
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formidable puissance à la satisfaction de tous ses besoins civils. Il en
doutait quant aux besoins militaires.
Le lointain avenir le chiffonnait cependant. Sachant que toute
l’énergie produite se termine en augmentation de chaleur, il doutait
qu’une planète entièrement nucléarisée dans une consommation
électrique à l’américaine puisse conserver bien longtemps l’état de
fraîcheur du monde d’aujourd’hui. C’est pourquoi il s’intéressait à
l’énergie solaire sous toute ses formes, directe, éolienne ou
chlorophyllienne.
De aux essais nucléaires.... Comme beaucoup, il pensait que si la
France remettait la bombe sur le tapis, elle pourrait inciter d’autres
pays à un nouvel éveil au nucléaire militaire. De plus, la dissuasion, qui
ne peut être éternelle ne peut fonctionner que fasse à un adversaire
parfaitement identifié.
Gravetou remit sa question sur le tapis:
- On se la trouve, cette pétition ?
Il savait maintenant que Manach, assis face à lui, pivoterait d’un quart
de tour et l’inviterait à regarder sa lucarne babillarde. Manach avait
appelé son ordinateur le Titanic II. Il avait repris ce nom célèbre et
maudit pour ne pas oublier que l’informatique était un gigantesque
iceberg qui conduirait au naufrage tout un pan de la société. L’histoire
lui donnait raison d'une autre manière: la partie immergée de l’iceberg
informatique se révélait considérable.
Le modem couina. Manach leva un index eurekien, ou eurekiste, ou
eurekeur,... signifiant par qu’il venait d’avoir une idée, un vague
souvenir. Le temps de se connecter au forum d’Internet il se
souvenait avoir vu quelque chose du genre, et, à l’écran, une liste de
tous les thèmes abordés dernièrement apparût. Gravetou ricana:
- Tu te crois malin !
Il ne parlait pas l’anglais, mais il en savait suffisamment pour voir que
cette liste n’était pas dans la langue internette.
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Manach montra la liste. Son doigt s’arrêta sur une ligne où l’on pouvait
lire “nucleaj testoj”. L’expéditeur de l’avis était un chinois de Taīwan.
Clic, le Titanic fit savoir qu’il partait chercher le message au Japon. Il
revint avec une pleine page que Manach traduisit rapidement à
Gravetou. Le message se terminait en donnant l’adresse électronique
l’on pouvait signer une pétition internationale. Re-clic sur un petit
mot en bleu et, en quelques secondes, Manach obtint le texte de celle-
ci, écrite en espéranto et en anglais. Délaissant le texte anglais, il
préféra traduire la version esperanto, car il la savait plus précise. A la
fin de la pétition, un texte en bleu appelait à signer.
Gravetou regarda son compère, incrédule. Des espérantistes sur
Internet ! Il se rendait à l’évidence, l’espéranto était encore bien vivant,
Manach ne lui avait pas raconté des blagues. Qui plus est, à Taīwan et
au Japon ! Et tout ça sans sortir d’un bureau, en quelques secondes !
- Alors, on signe ?
Gravetou avait eu l’initiative, il lui revenait de la concrétiser. Il opina du
chef. Clic sur le texte en bleu. Le questionnaire arriva du Japon.
Extraordinaire, cet hypertexte il suffit de désigner un mot pour
obtenir une information possédée par un ordinateur quelque part à
des milliers de kilomètres !
Nom, prénom, âge, sexe, adresse, fonction. C’est parti. Manach, puis
Gravetou, faisaient partie des protestataires. Dans les commentaires, ils
avaient rajouté qu’ils se sentaient, en tant que français, d’autant plus
honteux, qu’ils venaient de découvrir dans la presse française que la
France était devenu le premier exportateur d’armes aux pays en voie de
développement. Pas de quoi pavoiser quand on habite au pays du 14
Juillet 1789. En tout cas, Manach et Gravetou tombèrent d’accord pour
trouver à la parade militaire du 14 Juillet 1995 un goût de décalage. A
quoi bon une si belle et coûteuse armée pour quatre ans d’impuissance
en ex-Yougoslavie et devant les centaines de milliers de civils morts au
Rwanda.
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D’un clic, on revint au forum des espérantistes. Manach s’amusa à
surfer d’un message à l’autre en traduisant à chaque fois. L’éclectisme
des espérantistes était remarquable. Manach expliqua qu’il avait surfé
dans d’autres forums culturels en français et en anglais afin d’en
comparer les contenus. On pouvait observer la différence de maturité
de ces babillages par écrit. On perdait rarement son temps à lire les
messages que les espérantistes s’adressaient entre eux. Bien sûr, une
petite moitié des messages concernait la langue elle-même, portant sur
d’infimes détails autant que sur la philosophie linguistique, chose
naturelle chez les tenants d’un outil de communication entre les
peuples. L’autre moitié ne parlait pas des choses de l'espéranto, mais
étalait les richesses humaines, de Bahia à Saint Pétersbourg, de
l’économie de la coca à la spiritualité confucéenne. Plusieurs messages
concernaient les essais nucléaires français. Tous étaient acerbes et
dénonçaient l’arrogance et l’inconséquence française. Les messages
des français se faisaient rares et évitaient le sujet. D'ailleurs, pour éviter
d’être pris à partie, Manach, depuis quelque temps, s’abstenait de
participer activement à ce forum en y envoyant ses propres
informations ou ses réponses. Il pensait que d’autres français en
faisaient autant. La seule fois il s’était manifesté pour rechercher
l’adresse de l’association espérantiste des cyclistes, il avait reçu une
réponse se terminant par une question sur sa position quant aux essais
nucléaires. Dans sa réponse, il avait seulement remercié son
correspondant pour les contacts proposés, sans répondre à la question
qui le prenait à partie. Maintenant, il pourrait au moins ajouter un post
scriptum indiquant qu’il devenait signataire de la protestation
internationale.
Deux ou trois jours plus tard, Manach vérifia le poids de leur deux
signatures. Il trouva dans sa boite aux lettres électronique le message
d’un australien qui demandait l’autorisation de traduire et de publier
les commentaires rajoutés aux deux signatures. Il se fît la réflexion que
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le peuple du Net était plus sérieux que ses correspondants du
Ministère qui ne prenaient jamais la peine de répondre à ses courriers.
Au moins, sur ce réseau, on lit et on réagit. Pour combien de temps
encore. Etonnant qu’un système aussi vaste et aussi performant n’ait
pas encore été récupéré au profit de l’intelligentsia financière. Il se
souvenait de la vitesse à laquelle le Minitel avait réussi à gonfler les
factures téléphoniques des particuliers et des entreprises bien au-delà
des espérances de ses concepteurs, pour des services la plupart
pourtant bien inconsistants. Le Net pourraît promettre immensément
plus: des foutaises payantes par tous, payantes pour un, ou de
l’humanisme pour chacun comme pour tous.
!
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2.Les collinards
A midi, Manach avait retrouvé Gravetou et Chaloco pour un footing
hebdomadaire dans la colline. Curieusement, cette heure de footing
était aussi une heure de babillage. A l’instar des grosses fortunes qui
règlent leurs affaires au golf, les
collinards avaient l’occasion
d’échanges informels. Tant qu’ils
pouvaient parler, ils savaient que
leur course n’était qu’un simple
exercice d’endurance sans fatigue.
Certains jours, lorsque l’un d’eux
commençait à raconter ses
fantasmes sans intérêt, les autres
accéléraient ostensiblement le
rythme afin de mettre le radoteur
hors d’haleine. Inévitablement, la
fin du parcours sentait l’écurie et
toujours l’un d’eux déclenchait un
sprint revanchard ou de violente
domination. Celui qui gagnait était
alors traité avec le mépris qu’on
peut avoir pour celui qui ne sait
pas se contenir. Le gagnant
d’opérette se rengorgeait alors,
connaissant bien la feinte perfidie
de ses détracteurs jaloux.
On reparla alors de la course à la Montagne de Lure, chacun lançant
aux autres tous les défis de la terre. Manach jugeait les grandes jambes
de Chaloco inadaptées à une course de côte. Chaloco répondait de
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biais à l’attaque en prétendant que Gravetou ne pourrait hisser ses 85
kilogs jusqu’au sommet.
- 85 kilogs de muscles, monsieur !
- Du muscle ou du lard ?
Monrovia et Claire les avaient rejoints, semant un brin de panique d’où
émergea vite une galanterie peu naturelle. Que faire d’autre que de
laisser ces dames les doubler, les laissant pendant quelques instants à
un joli spectacle, queues de cheval, fesses et jambes fines. Du coup, l’on
courut plus vite, laissant encore échapper quelques expressions
coquines et le regret de ne pas pouvoir suivre les donzelles.
Dans son silence forcé par l’allure, l’intrusion des filles avait déclenché
quelques souvenirs imagés de sa dernière course. Il revoyait quelques
unes de ces sportives montant allègrement la Gineste ou dévalant à
plaisir la descente sur Cassis, jolies jeunes femmes se sachant jolies,
short et maillot moulant, ou dans l’élégance, ou tout simplement dans
la simplicité. Plaisir de la course, sensation impalpable de faire partie
d’un grand corps de plus de 10 000 cellules, chenillant bigarré dans les
ressauts des Calanques. Sensation appuyée de faire partie d’un tout,
intensément plus vivant et libre que le tout des passagers d’un métro.
Chacun pour soi, et Marseille-Cassis pour tous. L’espace de quelques
milliers de foulées, la jeune fille, le grand-père, le légionnaire,
l’informaticien, inconnus contre inconnus, ont un coeur en commun.
Etait-ce un rêve, cette course ? Levés dans la nuit, découvrant d’abord
Cassis encore endormie, monter dans un car-navette qui nous amène
au départ, dans un joyeux brouhaha de tous les coins de France,
débarquer face au stade Vélodrome de Marseille, dans une foule de
jambes nues, sentir le vivier de l'aire de départ se remplir, attendre en
flottant que la course s’ébranle et s’élancer joyeux, coureurs devant à
perte de vue, coureurs derrière, coureurs de tous les cotés. Spectateurs
ébahis, orchestres sur les trottoirs, saxo égrénant la mélodie de
circonstance “... ton sourire et ta beauté, Méditerranée”. Et la course
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qui s’élève, dominant peu à peu la plus belle baie du monde, celle de
Marseille - l’avez-vous vue, cette baie, depuis la Gineste, du coeur
même de Marseille, en montant à la Bonne-Mère, en revenant du
Chateau d’If, depuis Callelongue, depuis l’Airbus qui vous atterrit à
Marignane, du haut du paquebot qui vous débarque de Corse! ou
d’Agérie, ou par derrière, depuis le Col Sainte-Anne ou depuis le
Garlaban ? Marseillais, vous avez un trésor, ne le perdez pas. Jetez à la
mer ces hideux hangars de béton et cette voirie qui souillent le parvis
de la Major, implosez quelques tours, et roulez ... en vélo électrique.
Vous garderez votre trésor et la tête haute -
- Oh ! Ca va pas,non !
Le rêve se termina par deux embardées. L’une de Manach qui
s’engageait machinalement dans un carrefour, l’autre d’un couillon
d’automobiliste en avance d’un pastis et en retard d’un repas. Un peu
d’effroi des deux cotés, sans plus. La route et la rue ne sont plus ce
qu’elles étaient, faciles à partager, insouciantes, dialoguoilleuses -
dialogantes ou orgueilleuses, non: gouailleuses - On a bien chercher à
parquer les footingeurs dans les stades, les industrieux dans les zones
industrielles, les gens peu huppés dans les ZUP, les acheteurs aux
hypermarchés, mais rien à faire, le footing ne veut pas tourner en rond,
les techniciens veulent courir, les acheteurs veulent faire des courses,
alors, il faut bien partager, les pneus et les pieds sur le même bitume.
Les trottoirs, ah oui ! les trottoirs, pas faits pour les chiens ! Essayez
donc, vous, de courir sur un trottoir...Pas fait pour les chiens ? Non,
faits pour les crottes, les poteaux - c’est fou le nombre de poteaux - les
sucettes de pub, les tables de cafés, les arbres, quelques vélos rescapés
et enchainés et évidemment bien sûr les voitures, celles qui
stationnent, celles qui livrent, celles qui sortent du garage et les
poteaux, encore les poteaux, ceux qui veulent empêcher les voitures de
monter sur les trottoirs et les gens d’y marcher. On en recausera.
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Enfin, ici, la question ne se pose pas, la route n’a pas de trottoir et tous
les chemins ne mènent pas à la douche. La route, il faut donc la
prendre, avec le fatalisme d’un japonais attendant le prochain
tremblement de terre.
Dans sa rêverie, Manach s’était laissé distancé par ses deux compères. Il
força l’allure et s’en trouva fort satisfait. Son corps répondait avec
bonheur à ses sollicitations. C’était un de ces instants de plénitude
comme il les recherchait dans le sport, endomorphines et météo
sympathique aidant, soleil ni lourd, ni frais, vent nul, mer belle sans
doute.
Alchimie étrange, qui pousse un homme à vivre l’harmonie de ses
muscles au long d’un long et constant effort. Aux premieres foulées, on
s’épie soi-même, on s’ausculte, on s’observe: ne pas allonger, ne pas
époumonner, brider jusqu’à la pointe d’énervement, brider jusqu’à
oublier comment pousser le corps entier depuis cette position de la
jambe à peine fléchie, pied à plat, dans l’infime attente de l’impulsion
abdominale qui s’en va rayonner, bras et cuisses synchrones mais
opposés. Action-réaction, bras contrant la cuisse ou cuisse contrant le
bras. Plus que le bras d’ailleurs, tout le torse se mobilise dans
l’inconscient effort d’aider la cuisse à installer l’appui sur la rotule du
genou, puis sur la cheville. Le complexe ressort est comprimé, il se
détend pour aller là-bas....Où ? Là-bas, dans un mécanisme
inconscient, obscur, fragile, mais efficace.
Il rattrapa ses collègues à l’entrée des vestiaires, au moment
Chaloco racontait qu’un gars qu’il avait rencontré à Millau pour les 100
kilomètres faisait le marathon en deux heures et vingt neuf minutes et
que ses entraînement se passaient à 17 kilomètres à l’heure,
comparaison désolante avec la dizaine de kilomètres qu’ils venaient de
faire en un peu moins d’une heure. Les dieux du stade sont bien haut !
Manach pesta une fois de plus contre le crachin breton tiède qui sortait
des pommes de douche et qui ne mouillait pas. Economies de bouts de
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chandelle, un bon jet puissant devrait remuer les sangs et les
muscles. Le directeur, l’architecte ou le sous-fifre chargé de la
construction du vestiaire avaient-ils seulement déjà fait un peu de
sport pour comprendre l’intérêt d’une douche tonique. A chaque fois,
Manach repensait à la plage de Biarritz, au massage tonitruant des
vagues déferlantes qui le roulaient en tous sens et d’où il sortait
requinqué.
!
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3. Philosophie de trottoir
La veille, au journal de 20 heures, on avait eu droit à un court
reportage sur les 100 kilomètres de Millau, où, pour la première fois, un
homme avait réussi à courir cent kilomètres en moins de sept heures.
Le meilleur des collinards qui l’avaient fait deux ou trois ans
auparavant n’avait pas réussi moins de dix heures et trente minutes.
L’exploit en faisait donc rêver plus
d’un, avec mesure cependant. On
imagina que cet o b s c u r
professionnel de l a c o u r s e s u r
route, célèbre le temps d’un flash
télévisé, devait pour cette gloire
é p h é m è r e s’astreindre à un
minimum de six h e u r e s
dentraînement quotidien et que
tout bien pesé, on la lui laissait, sa
gloire. Une heure de trottinade trois
fois par semaine était largement
suffisant pour une p e t i t e g l o i r e
intime et personnelle,
é g o ï s t e pourrions-nous
dire, en tous cas privilège à savourer en songeant aux pauvres debout-
assis derrière leur bureau des villes irrespirables.
Les collinards commentaient l’événement tout en trottinant. La
diététique, la muscul, le lièvre, le rythme, le col de Tiergue, à passer
deux fois, les ravitaillements, les massages, les habitants de Millau. On
fit même un peu de philosophie. Manach avait lu - s’il avait lu, cela était
pouvait être vrai - que des bonzes thibétains avaient été vus en un
endroit le soir, et le matin de l’autre coté de la montagne à quelques
centaines de kilomètres. Possible ? Mais alors notre héros flashement
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télévisé pouvait aller se rhabiller. Manach déploya alors une des
théories dont il avait le secret, comme quoi, le record du monde était
une affaire d’habitude. Un nouveau record du monde dûment
estampillé ne pouvait être qu’un record très proche de l’ancien. Si
notre coureur avait fait ses 100 km en 4 heures, le monde entier, sauf
peut être les bonzes thibétains, aurait crié à la machination, tant le
monde entier avait été habitué aux limites officielles. Les coureurs eux-
mêmes, professionnels ou non, ne pouvaient que considérer le record
du moment que comme un sommet hors de portée, sauf à témoigner
de grands dons et d’une farouche volonté déjà médiatisés. Manach
prétendit qu’on se laissait ainsi hypnotisés par le poids des limites
communément admises, qu’en fait ces limites étaient plus le résultat
d’une nécessité. Si l’on commençait à bafouer ne serait-ce qu’une
seule de ces limites, la cohérence du monde risquait d’en prendre un
sacré coup. Il était donc important de laisser les bonzes thibétains dans
leur montagnes. Il valait mieux douter de l’observation rapportée, sous
peine de remettre en cause Jeux Olympiques, Championnats du
monde et monde tout entier. Manach, lui était prêt à cette remise en
cause, rêvant d’un monde magique et heureux il pourrait voler
comme un mouche, nager comme une crevette, ou tordre le cou aux
spéculateurs et exploiteurs de toute sorte.
“fausse réfutation”
- allez, va ! T’es un poète, montre nous, cours, vole.
Joignant gestes et paroles, les collinards l’entourèrent en battant des
bras comme des ailes.
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4. Trottinade politique
Le lundi qui suivit la course Marseille-
Cassis, Manach eut un réveil pénible. La
nuit, il avait été réveillé par la fulgurance
d'une crampe. En trois secondes, il s'était
retrouvé debout sur le lit, cherchant
désespérément le moyen de faire passer
cette étrange douleur. La douleur qui vous
pince est aigue comme le son d'un
ensemble de fifres désaccordé. La douleur
d'une crampe est à l'opposée, du coté des
bassons et contrebasses. Une conscience
de son corps, de sa jambe, comme si!
c'était soudain la jambe de quelqu'un
d'autre qu'on vous avait greffé, tellement on ne saurait imaginer qu'on
pût avoir cette sorte de mal.
Et cette envie de dormir, inassouvissable devant la douleur. Comment
décontracter ce muscle qui ne veut rien entendre, comme si la jambe
était d'un bord politique opposé au vôtre. Bouger le doigt de pied, la
cheville, soulager la jambe, la laisser pendre, mettre le pied sur le sol
froid. Rien n'a l'air d'agir. Il faudra plusieurs minutes pour que le
muscle vous engueule de l'avoir trop secoué. Et cette envie de dormir,
même debout...
Au matin, Manach avait accusé sa nuit. Au café, la radio avait débité ses
informations. Le lundi elle sont toujours un peu plus graves. Pas
comme le dimanche, il semblerait que seuls les journalistes sportifs
existent. Non, le lundi matin, on apprend les catastrophes du samedi et
du dimanche et les cogitations des politiques pendant leur week-end.
Pas brillant, Messieurs. Cette fois-ci, il avait compris que la plupart des
français étaient comme anesthésiés par la chose politique. Le premier
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ministre avait eu le front de se présenter à Bordeaux aux municipales.
Pour Manach, le maire d'une grande ville devait être un homme
totalement disponible physiquement et intellectuellement. On ne
prend pas la mesure de la vie de sa ville sur la foi de quelques rapports
écrits et d'entretiens entre deux vins d'honneur avec quelques adjoints
techniciens. La ville est une entreprise, il faut lui insuffler ses cadences,
ses méthodes, son équilibre. La ville est bien plus encore, elle est à la
fois le moteur et le réceptacle de l’humanisme de chacun de ses
citoyens. Tâches écrasantes, pour celui qui s’y donne, d’en connaître et
sentir toutes les vieilles pierres, les élans du coeur, les misères et les
grandeurs, de l’arpenter la nuit de fête en fête comme de bouge en
bouge, de beautés bourgeoises en taudis, tâches indispensables, qu’un
maire ne saurait déléguer, de porter la fierté d’une ville dans ses
faubourgs, dans ses campagnes et beaucoup plus loin encore, dans ses
gémellités.
Les collinards, que Manach avait lancé sur le sujet à la trottinade du
midi, étaient d’accord. Ils se sentaient eux aussi un peu blousés,
sentant combien plus écrasante encore pouvait être la fonction de
premier ministre. Ce n’est plus une ville qu’il faut faire vivre, c’est un
pays, cent mille fois plus riche - et plus pauvre - Un premier ministre
qui prend le loisir d’un second, voire d’un troisième métier comme
celui de chef de parti, ne peut être qu’un élu sans scrupules. Que
pouvait-il donc bien se passer dans la tête des électeurs bordelais pour
admettre une situation aussi artificielle ?
Gravetou et son esprit pisse-vinaigre suggéra qu’en ces temps difficiles
la fonction de premier ministre était éphémère. Ce futé d'homme
politique l’avait certainement eu cette pensée, de se réserver un bon
fauteuil pour ses vieux jours, vu la longévité habituelle de la charge de
maire.
Qui s’offusquerait ? Les élus, dans le vertige du pouvoir, ne risquent
pas de remettre en cause un système qui les protège. Les électeurs ne
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /18 147
peuvent qu’être d’accord avec les élus qu’ils ont installés dans les
fauteuils décisionnaires.
Les collinards étaient partagés sur le cumul des mandats. On ressortit
le classique argument du maire profitant de sa position de président
du conseil général pour asseoir la puissance de sa ville dans le
département, les exemples fameux des petites villes devenues grandes
pour avoir eu un maire ministre, sans s’apercevoir que ces arbres
cachaient la forêt. Chaloco rappela doctement la statistique. Seule une
poignée de communes, les plus grosses bien sûr, pouvaient bénéficier
du jeu des cumuls de mandats. Cercle vicieux l’aménagement du
territoire n’a guère sa place. Il rappela aussi qu’un mandat protégeait
l’autre, le clientélisme de l’un profitant à l’autre lors des élections, et
lycée de Versailles.
Chaloco avait une théorie radicale, dont il mesurait l’utopie avec
tristesse. Un seul mandat, une seule fois. Les collinards le rabrouèrent
bruyamment. Comme d’habitude, il les laissa! s’époumoner dans leurs
petits arguments puis expliqua que cette solution avait quelques
avantages. Le clientélisme personnel disparaîtrait, sans doute remplacé
par un clientélisme de parti, plus diffus et plus changeant. En effet, les
partis se verraient ainsi contraints de faire porter leur flambeau par des
hommes et des femmes d’un inégal charisme. Mais ce qui apparaissait à
Chaloco comme le grand avantage de cette solution, c’était son aspect
didactique. Le nombre d’hommes et de femmes investis d’une
responsabilité publique serait largement multiplié. Ces hommes et
femmes, une fois leur mandat terminé, pourraient témoigner, sans
calcul, de leur expérience auprès de leur entourage, faisant ainsi
progresser globalement la notion de citoyenneté. On pourrait ainsi
entendre plus souvent un grand-père raconter à son petit-fils comment
il a conduit la vie de la cité. On pourrait enfin avoir un système de
formation des élus, une école pour élus, pourquoi pas ? Ne trouvez
vous pas qu’elle manque aujourd’hui ?
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /19 147
Chaloco reparla de statistique en disant que le risque d’erreurs de
conduite serait mieux réparti sur un grand nombre d’élus différents.
- Le dinosaure, quand il se trompe de route, ça laboure large. Le
sanglier, ça fait moins mal.
L'image porta. On parla de hordes de sangliers, puis de hordes de
dinosaures. Puis on en vint au tyrannosaure, genre Mobutu, Duvalier,
Marcos, Pinochet...
Chaloco provoqua encore en proposant un mouvement politique dont
le seul but serait d’inciter à voter pour les seuls candidats ayant
clairement à leur programme une loi contre tout cumul et contre toute
prorogation d'un mandat.
- parce que tu crois aux programmes ?
- alors pourquoi tu votes ?
- "votez pour moi, je ferai le reste !"
- les vertus qu'il faut pour se faire élire sont les vices de ceux qui sont
élus.
Une vague d'anarchisme secoua le peloton.
On en vint à la transparence politique. Chaloco raconta les conseils
municipaux, auxquels il lui arrivait d’assister le premier jeudi de
chaque mois à partir de 18h et jusque tard dans la nuit. On voyait bien,
dans ces assemblées, que l’information du public était réduite à sa plus
simple expression, soit quelques lignes seulement pour des enjeux
parfois énormes, et que le débat était déjà clos au moment du vote.
Chaloco imaginait une méthode moderne assez simple, qui obligeait
simplement les élus à la discipline d’une bonne construction de
l’information dès le début d’une nouvelle affaire. Il avait ainsi inventé
le néologisme de “résumique”, qu'il avait défini comme "procédé
altruiste d’organisation des connaissances d’un domaine".
Les autres avaient rigolé. Mais Chaloco, imperturbable avait continué
son exposé.
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /20 147
Un élu doit avoir le souci que tous puissent rapidement accéder à tous
les arguments du projets, arguments de la majorité comme arguments
de l’opposition, estimations financières, enjeux pour la collectivité,
etc...
- ouais, ça devrait être sur Internet
- ouais, et c'est que la résumique s'applique. C'est simple : un gros
dossier doit être résumé dans un petit dossier, le petit dossier, on le
résume en quelques pages, qu'on résume en quelques lignes, qui elles-
mêmes se résument en un titre de quelques mots, lui-même condensé
en un mnémonique bien pratique.
Chaloco fut on ne peut plus clair:
- Celui qui fait pas ça, c'est un con ! Et si c'est un élu, c'est un pourri !
Il lui paraissait évident que le responsable d’un projet qui ne s’astreint
pas en permanence à cette discipline pouvait être crédité de tous les
maux, à l’inverse d’un animateur consciencieux et honnête qui sait la
nécessité de replacer constamment son projet dans un univers de
transparence et de communication.
Chaloco en mesurait pourtant l’utopie, tant le pouvoir se fonde sur la
culture du secret et de la rétention de l’information. C’est pourquoi
Internet lui plaisait. Le réseau mondial avait acquis sa noblesse, sa
qualité et son succès justement sur ces bases de totale transparence,
coordination et collaboration gratuite.
Dépassant l’utopique, Chaloco imaginait bien un journal municipal
basé sur le principe, qu’il appelait “Journalicité”, dont le nom faisait
ressortir la licité de la démarche, un zeste de laīcité et bien sûr la
notion de cité.
Ce journal se situait autrement qu’un périodique où l’information d’un
jour, d’une semaine ou d’un mois se dissout dès le numéro suivant.
Journalicité proposait un accès thématique aux informations de la
cités, constamment remises à jour, non par des journalistes chargés de
la pêche à l’évolution, mais par les promoteurs de chaque projet. Ainsi,
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /21 147
tout texte voté en conseil municipal, général, régional, et pourquoi pas
national, européen ou autre serait connu dans sa dernière mouture,
résumé à plusieurs niveaux et assorti des avis et commentaires des uns
et des autres.
- le jour ça sera comme ça, on aura plus Charlie Hebdo, quelle
tristesse...
Le débat n'eut pas lieu, on arrivait au vestiaire. La politique y est
taboue.
!
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5. Bistrot nucléaire
Manach arriva dans le village un
peu trop tôt. Il avisa un bistrot
campé sur une jolie place. Le
patron avait eu l’intelligence de
monter une véranda sur
l’arrière, s’ouvrant directement
sur la rivière. Il s’installa dans
cette atmosphère un peu vieillie
et sans luxe. Quelques montants
un peu rouillés, dix fois
repeints, des frondaisons déjà
odorantes en cette fin d’hiver.
Au-delà de la rivière, il
apercevait les grosses tours des
condenseurs de la centrale électrique, d’où sortait une fumée
lymphatique et trompeuse.
Le patron lui avança une bière. Il était seul client. Manach engagea la
conversation en demandant depuis quand cette centrale fonctionnait.
Le patron répondit curieusement. Ce n’était pas une réponse de patron
de bistrot. Il y avait dans la manière d’amener ses informations une
odeur à cheval entre un questionnaire d’un institut de sondage et une
présentation technocratique.
Oui, il avait repéré les dômes de béton, qu’il savait abriter le coeur des
réacteurs nucléaires. Oui, il savait que la rivière avait un rôle dans le
processus. De fil en aiguilles, il finit par savoir que le patron était un
ancien ingénieur concepteur de la centrale qui avait trouvé dans sa
reconversion une façon de contempler quotidiennement son enfant.
Manach le laissait parler, content d’en savoir un peu plus sur l’histoire
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /23 147
de l’énergie atomique et sur sa place aujourd’hui dans
l’environnement.
Le patron parla statistiques en annonçant que la production d’énergie
électrique par la technique nucléaire était celle qui pouvait annoncer
un taux d’accidents tout à fait négligeable à comparer avec les
accidents des mines de charbon ou de la production pétrolière. Il
compara aussi la sévérité des contrôles entre le nucléaire et le
chimique. La science savait déceler des traces infimes de radioactivité
alors que la plupart des pollutions chimiques ne sont décelables qu'à
des taux déjà dangereux pour l'homme.
Manach lui répondit Tchernobyl, sans toutefois avancer un chiffre qu’il
ne connaissait pas. Il savait simplement que le nombre de cancers que
l’on pouvait attribuer à cet accident majeur avait l’air d’augmenter
d’année en année. Comme la droite politique commençait à parler
d’une possible privatisation d’EDF, Manach rajouta que le jour seul
le meilleur profit serait le moteur des centrales nucléaires, on pourrait
imaginer que les coûts d’entretien finiraient par se réduire peu à peu.
On n’arrêtera les centrales de moins en moins souvent pour des
impératifs de rentabilité, on prendra des risques sans trop le dire.
Manach pensait qu’il était malsain de confier le pouvoir d’une colossale
énergie à un système la morale et le bonheur humain ne font pas le
poids en face de l’avidité des actionnaires.
Bien sûr, Tchernobyl ne pourrait plus se reproduire au vu des
précautions que l’on prend aujourd’hui. Il rappela qu’il restait encore
de nombreuses centrales, un peu partout dans le monde, la
probabilité d’un accident majeur restait élevée. Pour preuve les
dépenses importantes que faisait EDF pour convaincre les Etats de
fermer rapidement leurs centrales dangereuses, sachant bien qu’un
autre Tchernobyl aurait l’effet d’un coup d’arrêt sur le programme
nucléaire français. Il avait lu quelque part qu'un réacteur civil ne
pourrait jamais exploser comme une bombe, ce qu'il aurait aimé
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /24 147
vérifier car il lui semblait qu'une réaction en chaîne incontrôlée
engendrait la même libération brutale d'énergie quelque soit le niveau
initial de confinement de la charge. Les explications que le patron se
crût obligé de lui fournir lui parurent embrouillées. Il se promit
d'approfondir le sujet.
On enchaîna sur le lien incontournable entre le nucléaire civil et le
nucléaire militaire. Le pouvoir du feu nucléaire entre les mains d’un
fou, c’est aussi une autre probabilité de ce que l’on pourrait appeler
pudiquement un accident. Là encore, le rôle exact que le nucléaire civil
jouait dans l'approvisionnement du combustible militaire lui paraissait
obscur. Il savait seulement que la production du combustible
nécessitait des installations lourdes et complexes que les fous de la
terre ne pouvaient pas se payer, tout au moins hors d'un contexte
maffieux.
Restait le problème des déchets nucléaires. Pour la première fois, on
avait affaire à des déchets contre lesquels la nature avec le temps ne
pouvaient pas faire leur office, du moins à l’horizon de quelques
milliers d’années.
Manach, qui aimait à imaginer, était tombé sur un confrère. Ensemble
ils se proposèrent des solutions de comptoir du commerce. Envoyer les
déchets dans l’espace, droit devant, destination l’infini.
En fait Manach n’en avait pas vraiment après l’énergie nucléaire. Il
était d’accord avec Rabelais quand Gangantua écrivait à Pantagruel que
“... puisque, selon le sage Salomon, Science sans conscience n’est que
ruine de l’âme...”. Il ne cita pas la suite “il te convient d’aimer et servir
Dieu...”, car elle s’inscrivait dans une autre époque. Il pensait que de
même que l’homme avait inventé le chemin de fer ou l’avion, et qu'il
était venu à bout de bien des dangers, il pouvait aussi bien inventer la
maîtrise du feu nucléaire, fission ou fusion. Le problème lui semblait
plus loin. Fournir l’énergie à satiété pouvait être un but en soi, mais, en
imaginant que les 10 milliards d’hommes en fasse un plein usage,
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /25 147
combien de calories supplémentaires la terre entière pourrait-elle alors
gérer sans se mettre en péril ?
On pourrait certes imaginer aussi d’expédier ces milliards et milliards
de calories en trop dans l’espace, vaste programme pour nos
technocrates, combat pour une fois fédérateur de tous les hommes
crevant de chaud, utopie certainement. Ce que Manach affirma en tout
cas, c'est que les choses obèses ne sont ni agréables ni rentables. Et
l'énergie nucléaire lui semblait bien être une chose obèse de tout le
zimbrecque dont elle doit s'entourer.
On en vint à parler des alternatives. Bâtir un monde de déplacements
virtuels, qui remplaceraient nombre de ces déplacements ennuyeux
que le monde professionnel génère, redéployer les mégalopoles en
petites centralités urbaines où ceux qui y travaillent et ceux qui y vivent
sont les mêmes, inventer le vitrage isothermique et la lumière froide,
populariser l’usage du vélo électrique rechargé à l’énergie solaire, faire
sauter à la bombe puante les hypermarchés...
Le système libéral ne semblait pas propice à la limitation des besoins
énergétique. Il lui faut au contraire que l'énergie facile ouvrent de
nouveaux horizons de consommation, sans se douter que le champ du
possible et le champ du complexe vont de pair, en même temps que la
complexité augmente la dépendance et donc la fragilité. On pouvait
cependant rester optimiste, car depuis que l'homme est homme, son
appréhension du monde a grandi dans maîtrise d'une énergie de plus
en plus grande. Soyons donc heureux et souhaitons que l'électricité
soit un facteur de développement de la personne partout sur la terre.
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6. Pédalage assisté
L'oncle de Manach arriva enfin.
- L'homme est capable de tout
inventer, mais j'attends toujours
qu'on fasse des pneus pleins. Ça
devrait pas être compliquer, de
trouver un polymère, une mousse
qui fasse souple et dur à la fois
comme un pneu. Bonjour mon
neveu ! Tu vois, j'ai crevé, ça fait
partie des joies du vélo et ça m'a mis
en retard. Voilà ton cadeau, un Di
Blasi démontable et, bien sûr
électrique.
Il expliqua qu'un vélo à petites roues n'avait pas forcément un mauvais
rendement. C'était une question de pneus et de suspension. Minimiser
la surface de contact et surmonter sans effort les irrégularités de la
route. Certains y arrivent mieux que d'autres.
L'oncle avait voulu ce lieu de rendez-vous pour que Manach respire un
peu l'air d'un village, lui qui! ne jurait que la ville, et bien sûr qu'il
essaie le vélo sur les dix kilomètres qui séparaient le village de sa
maison.
L'oncle prit la voiture et le neveu le vélo. Sur la route, Manach se prit à
chanter Montand bicyclette". C'est vrai, il pédalait sans effort.
Sympa, l'oncle, je l'inviterai à l'Opéra.
Séduit par l’engin, il l’adopta pour tous ses trajets en ville. A la
première pluie, il avait fouiné en vain dans plusieurs magasins, à la
recherche d’un imperméable fonctionnel et élégant. Il trouva une sorte
de parka, qu’il abandonna très vite, tant elle était raide. C’est au hasard
d’un voyage en Hollande qu’il dénicha dans un magasin de sport une
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /27 147
sorte de gabardine longue dans un tissu cybernétique, comme il disait,
la transpiration sort sans que la pluie ne rentre. Transparent, ample
en bas, souple au dessus de ses habits classiques, le vêtement lui
laissait une bonne liberté de mouvement pour pédaler. Avec la
casquette et les moufles assorties, il n’avait pas trop l’air d’un zombie.
Les gens ne se retournaient pas sur son passage. Le petit moteur
électrique de 200 watts, entraînant la roue avant un peu comme un
Solex, suffisait amplement à lui épargner un effort violent dans la côte
des Thermes ou lorsque le vent d’ouest prenait en enfilade le
boulevard Bahamontès. Il trouvait génial de faire les quatre kilomètres
qui séparaient son appartement de la maison de ses parents en moins
d’un quart d’heure, sans avoir eu l’impression de vraiment pédaler. La
batterie, amovible, ne pesait que trois kilogs et demie et sur un aller et
retour, elle ne se déchargeait qu’à moitié. Il la rechargeait chez lui en
rentrant.
Quelques mois auparavant, il avait pensé à un vélomoteur. Mais le
bruit, le casque, la saleté, les problèmes mécaniques, la lourdeur... Il
était resté fidèle au tramway. Bien sûr, c’est un peu rigide le tramway,
mais, allez savoir pourquoi, ça reste plus sympa que l’autobus qui fait
un peu éléphant chez les flamants roses. Le tramway, c’est là, sur ses
rails et pas ailleurs, même la sacro-sainte bagnole le comprend. Le
tramway est comme un arbre est au bord du chemin, comme l’eau
est dans le lac. L’autobus est comme un gros qui pue et qui bouge
comme un rhumatisant. Quand on imagine un autobus à l’arrêt, on voit
le vieux monsieur ou la jeune maman avec son gamin qui peinent pour
monter les deux grandes marches. L'autobus, c'est pour eux et pour
quelques jeunes scolaires, on dirait qu'il n'est pas pour les autres.
Manach aimait bien ses tramways, ça donnait l’impression d’aller vite,
de ne pas s’arrêter une éternité à chaque halte, d’accélérer et de freiner
en ligne droite et non pas dans des manoeuvres qu'il avait baptisées
rigolotes, vu qu'elles se passaient au travers des rigoles et des
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /28 147
caniveaux, mais qui n'étaient pas si rigolotes que ça pour les passagers
et le chauffeur. Ça n’a l’air de rien, mais c’est peut-être ça qui fait la
différence. C’est vrai aussi, que le tramway est toujours plein comme il
faut, jamais bondé, jamais désert, souvent une tête connue, une jolie
fille, un grand beur sympa, la petite vieille qui connaissait l’oncle. Le
tramway, c’est un quartier qui bouge, c’est un morceau de ville, qui va
et vient.
Le vélo, c’est pas mal, mais on a toujours besoin d’un peu de courage.
Dans la côte, on mettrait bien pied à terre...un peu ridicule, non !
Encore que, moi j’en vois, de ces petites gens, qui s’arrêtent et
continuent à pas lents en poussant leur engin jusqu’en haut de la côte.
Moteur électrique, madame Calgon ! Vous verrez, le chemin de la
colline vous paraîtra tout plat et la bise mauvaise deviendra brise. Et
puis dans la descente, on peut aussi aller vite, mais pourquoi pas
descendre doucement, sans user les freins, simplement en rechargeant
un peu la batterie.
Alors un vélo électrique, génial. Un petit bol d’air vivifiant, silencieux
et sans sueur. Surtout que c’est bien foutu: ça vous aide jusqu’à 25 km/
h, pas plus, règlementation oblige, faut que ça reste un vélo. 25 km/h
c’est bien, n’allez pas croire. Vous, oui vous qui êtes dans votre voiture,
essayez donc de faire plus de 20 kilomètres en une heure avec un vélo
de course. Essayez donc aussi de faire avec votre voiture 25 km en une
heure en ville. Désolé, le vélo électrique arrivera avant vous. En plus, il
faudra vous garer, payer encore, marcher à pied. Allez, ne mentez pas, je
lis dans vos pensées, vous le méprisez ce vélo électrique. Il vous énerve.
Il n’est pas à la mode. Alors....
Manach, qui parlait avec fougue de sa trouvaille, avait essuyé nombre
de ricanements et de quolibets. Face à cette adversité, il s'était fait
provoquant et avait baptisé son vélo électrique le vélo-citoyen. Il avait
même envoyé une lettre circulaire aux journaux et aux ministres, en
jargonnant à dessein, comme marque d’un secret mépris pour les
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /29 147
hommes de pouvoir à qui il s’adressait sans illusion. Dans son
plaidoyer, il parlait du vélo-citoyen comme “d’une médiation à la
convergence des technologies nouvelles économes d’énergie et de
l’obligation politique de repenser le transport et la ville comme des
creusets d’une convivialité aujourd’hui bien mise à mal par
l’impérialisme automobile”.! Ca l'avait soulagé, mais il pressentait bien
que le vélo et le vélo électrique ne gagneront leur bataille qu’à la force
des jarrets du peuple.
Depuis, Manach s’était mis à réfléchir sur l’urbanisme avec un oeil
neuf, l’oeil d’un cycliste indigné.
Ah ! Municipalités avides d’automobiles, vous avez voulu en bouffer
de la bagnole, avec vos couteux parkings de centre ville, vos rues
élargies et vos trottoir étroits, vos deux fois deux voies à grand débit.!
Vous en avez l’indigestion. "
La première chose à faire, c’est de mettre tous les élus sur des vélos,
des vélos électriques bien sûr. Qu’ils comprennent bien ce que doit
être une ville agréable aux cyclistes. Ce jour-là, nul doute que
beaucoup de services techniques municipaux auront une cascade de
réprimandes sur le dos. Ces plaques d’égouts qui dépassent, ces trous
et ces mauvaises jointures laissés par un mauvais rebouchage de
tranchée, des places de stationnement qui bloquent un itinéraire
cyclable, des détours de cent mètres et plus, pour satisfaire l’exigence
incroyable d’un riverain - un ami du maire précédent dites-vous -
L’élu, rendu plus attentif à la circulation dont il est comptable, éveillera
ses soupçons en découvrant le nombre effarant de bagnoles capables
de tourner pendant une demie-heure dans un même quartier pour
trouver enfin un stationnement au plus près de leur bistrot favori.
L’élu à vélo - électrique - aurait sans doute un autre oeil pour constater
l’indigence des commerces de proximité et le mal fait par les
hypermarchés dont il avait signé les permis de construire. En
commerçant d’un coté, en faisant du sport de l’autre, en administrant
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /30 147
ailleurs, en logeant là-bas, en travaillant loin, la ville est devenue
productiviste à défaut d’être conviviale. Il ne nous reste plus que la
télévision pour pleurer, la télévision pour faire du vélo par procuration
à l’époque du tour de France, la télévision pour regarder le cinéma du
pauvre. Allez, monsieur l’Elu, quittez votre limousine avec chauffeur et
visitez vos quartiers sur deux-roues, payez des vélos de fonction à vos
employés municipaux, remettez les hirondelles sur une bicyclette
électrique plutôt que sur un scooter dans dans une folle voiture
clignot-hurlante. Votre police sera plus proche et vos électeurs mieux
policés.
Le vélo électrique avait entraîné Manach vers des horizons nouveaux. Il
avait d’abord proposé à la SNCF une activité touristique particulière
“Train+vélo électrique”. Tu prends le train. Tu descends à Trifouillis-les-
touristes tu as réservé un vélo électrique. Tu t’en vas de colline en
colline ou de château en château. Sur la route, tu peux changer ta
batterie déchargée contre une batterie pleine chez des pompistes, des
hôtels, des restaurants, des chambres d’hôtes, des gens du dimanche
quoi. Et roulez petits touristes, en chantant Montand, à bicyclette.
La SNCF n’avait pas répondu...
!
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /31 147
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /32 147
proposait dans un univers pastel aussi bien du texte que du
symbolisme, entrecoupées de scènes ironiques tirées du folklore de
Rabelais, de la Fontaine et de Voltaire. Le vampirisme introduisait le
groupe dédié à la métaphysique. Cette frise se terminait bien
évidemment par une évocation du monstre du film "Alien".
Il avait fallu plus d'une heure pour déchiffrer ce couloir du symbole,
dans une bousculade tantôt bon enfant, tantôt pédante, accentuée par
la profonde irrégularité du sol. Chacun s'approchait pour lire,
s'éloignait pour voir, heurtait une marche ou son voisin, revenait en
arrière pour vérifier certaine continuité historique. A certains endroit,
l'architecte facétieux avait transformé le sol en gomme, de telle sorte
que l'on s'imagine marcher sur le pied de quelqu'un. Quelques
microphones cachés captaient soudain les commentaires de l'un ou de
l'autre et l'amplifiait bruyamment à disposition de tous, en
l'entrecoupant de quelques rires sardoniques. Le résultat était que les
visiteurs arrivés au bout de la galerie avaient fini par devenir
totalement muets ou alors ne prononçaient qu'un début de phrase,
soudain conscients de l'espionnage et de la publicité dont ils pouvaient
être la victime.
Manach commençait à comprendre pourquoi le copain de Chaloco,
spécialiste de l'art égyptien et aveugle, lui avait dit :
- Toi, tu as besoin d'aller là.
!
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8.Le musée des ascenseurs
La galerie débouchait par un sas tournant très particulier, qui obligeait
chaque visiteur à monter dans une nacelle, à agripper une poignée
fixée au mur afin d'ébranler la nacelle qui commençait alors à
descendre lentement dans un mouvement hélicoīdal, alors que, à
l'opposé de l'axe, un godet transparent
rempli d'eau fluorescente montait en
contrepoids. A l'arrivée, la nacelle
s'immobilisait un instant. Le visiteur, en
quittant cette espèce de balançoire,
soulageait celle-ci qui remontait alors,
tandis que le godet, vidé aux trois quarts
redescendait.
Cet ingénieux système introduisait à une
cave s'enchevêtraient caisses et
bouteilles, tonneaux de vin et fûts de
bière, exactement comme on peut
imaginer la cave d'un bistrot parisien. Le
visiteur était convié à prendre place sous un arceau de fer gothique.
Cet arceau, astucieusement solidaire du monte-charge l'on prenait
place, perçait, en s'élevant, la voûte qui s'ouvrait alors à deux portes sur
la collection d'ascenseurs, que l'on découvrait dans un hall
gigantesque.
Impressionnant ! On l'avait prédit. Impressionnant comme on l'avait
dit.
- Tu verras, t'as beau imaginer plein d'ascenseurs, t'arrives, c'est autre
chose.
Regard irrésistiblement capté par l'un ou l'autre de ces yoyos
silencieux, puis par celui d'à coté, passage d'une hypnose à l'autre,
attirée par le soudain crissement d'une grille qu'on ouvre ou qu'on
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referme, le cou tordu vers un ciel de tramways galactiques et belle
époque.
L'architecte l'avait voulu, un plafond tantôt noir brouillardeux
chaque nacelle peut se perdre, tantôt aveuglant comme un ciel d'été.
Ascenseur banal, aveugle, dont on ne voit que le chiffre des étages
augmenter ou diminuer, sans aucune imagination ni poésie, dans
l'incolore, l'inodore et le sans saveur d'un immeuble bureaucratique ;
ascenseur krade, tagué, à l'odeur de vomi, pour banlieue de violence ;
lift groomé, un groom noir sans doute, pour hôtel de luxe ; ascenseur
ancillaire du milliardaire proxénète qui vous permet de bloquer entre
deux étages le temps d'entreprendre la liftière en noir, tablier blanc ;
ascenseur parlant le liftier vous annonce le rayon de la lingerie
féminine ou celui des vélos ; ascenseur particulier, l'on ne monte
que seul ; ascenseur d'extérieur, monté à l'intérieur, totalement vitré,
même au plancher, avec ventilateur type Marilyn Monroe.
Portes de saloon, systèmes à double porte, à triple porte, imposé par
une obscure commission de sécurité dans un des premiers gratte-ciel
d'Anderlecht.
Ascenseur en anneau autour de la cage d'escalier qu'un trafiquant
excentrique s'était "trafiqué" comme il aimait à le répéter ; ascenseur à
double suspente, se balançant comme un téléférique ; prototypes posés
sur un vérin télescopique hydraulique central, à vis sans fin centrale, à
contrepoids liquide, à crémaillère, à treuil électrique incorporé ;
premier ascenseur à vapeur ; ascenseur construit pour le Titanic et qui
avait échappé à son mauvais sort à cause d'une grève des ouvriers d'un
verrier vénitien mécontents des frasques de leur patron avec!trois de
leurs femmes. La cabine d'ascenseur avait en vain attendu ses glaces
vénitiennes et pour finir, avait été livrée au chantier naval! le jour
même du naufrage du Titanic. Le contremaître chargé de
l'aménagement intérieur avait refusé la livraison, qui avait alors vogué
dans l'autre sens jusqu'à Venise ou le patron verrier, dépité, l'avait fait
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monté dans son vaporetto personnel, puis l'avait léguée à sa mort au
musée des ascenseurs.
Suivait l'exposition d'une multitude de systèmes de sécurité imaginés
pour amortir les chutes brutales, ainsi que la maquette d'un ascenseur
suspendu à un élastique, simulant l'élasticité des câbles, illustrant la
difficulté d'un arrêt précis au bout d'un grand trajet.
Pour sortir du grand hall, il suffisait de prendre un escalier mécanique
en montagnes russes qui vous menait en haut d'un jardin saisissant, en
espaliers sur 50 mètres de hauteur, avec une maquette au 1/10 d'un
ascenseur transportant alternativement un bout de la rivière d'en bas
avec péniche emprisonnée pour le coller à la rivière d'en haut.
Toujours en haut de la colline la grande tour et la grande roue d'un
ascenseur de mine, repeints par vengeance de fleurs aux couleurs
éclatantes.
On pouvait descendre la colline en péniche. La descente s'effectuait
dans un enchantement grandissant, en découvrant, derrière chaque
espalier une vingtaine de reproductions des statues des rues des
capitales de toute l'Europe.
On devait ces reproductions, deux cent cinquante six au total, au
mécénat d'un consortium pétrolier qui voulait montrer que le pétrole
pouvait aussi participer à la culture. En effet, les statues étaient faites
d'un polymère dérivé du pétrole. La sculpture était le résultat d'un
procédé entièrement automatique il suffisait de fournir quatre
photos d'un objet sous des angles différents. La machine analysait les
photos pour!déduire les cotes de la sculpture dans les trois dimensions.
Elle animait alors un un pistolet déposant à toute vitesse une pâte à
durcissement rapide. L'objet prenait alors forme, du bas vers le haut,
reproduisant fidèlement l'objet quadruplement photographié.
Le général turinois dirigeant encore la bataille du haut de son cheval
fauché en plein élan avait ainsi été reproduit en moins de soixante dix
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huit minutes, alors que le Zouave de l'Alma n'en avait pris que trente
deux.
Les statues avaient alors été plongées dans un bain de gelcoat blanc.
En fait, c'était la nuit que l'ensemble faisait le plus d'effet et rappelait
cette vision fugitive d'un bain de minuit à la lumière indécise d'un
lampadaire, les corps nus se détachaient blanchement de l'eau
noire, sans que l'on distingue autre chose, pas même le sable de la
plage, lui-même dans l'ombre de la jetée. Monde d'ivoire et d'ébène,
monde de statues vivantes et de néant de la nuit, vision intemporelle.
En sortant, Manach avait repensé au copain de Chaloco, l'aveugle. Il
essaya d'imaginer comment un aveugle pouvait se représenter ce qu'il
venait de voir. Lumières, perspectives changeantes. Il aurait faire
l'expérience de fermer les yeux dans l'ascenseur.
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9.Le musée du
rendement
L'aveugle avait aussi parlé d'un autre
musée, celui du rendement. Avec Chaloco
et son copain et puis Gravetou, ils
s'étaient amusés et avaient!! abouti à un
dialogue surréaliste, joyeuseté de la langue
française, heureusement intraduisible:
- Demandez-moi le rendement de la Tour
Eiffel
- Certainement ! Voilà: "Pouvez-vous me
dire quel est le rendement de la Tour
Eiffel ?"
- Comme vous le savez, la Tour Eiffel
rendit un grand service lorsqu'elle marqua de sa naissance l'exposition
universelle.
- Elle rendit Paris encore plus célèbre
- Sûrement, elle rend bien dans le paysage
- On peut dire qu'elle rend gai son ciel gris
- A-t-elle un bon rendement quand au nombre de visiteurs ?
- On s'en rend compte surtout aux vacances
- Quand tant d'enfants s'y rendent
- Pour çà, cette grande dame nous rend bien ce qu'on lui a donné
- D'en haut, elle rend bien Paris
- Qui le lui rend bien
!
En fait de rendement, Manach avait depuis toujours été sensible au
gaspillage, mais plus il vieillissait, plus il en comprenait la relativité. Il
avait eu l'impression, dans l'un de ces âges un peu radicalisant que
chacun vit au sortir de l'enfance, que l'activité humaine n'était qu'un
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /38 147
immense gaspillage. Alors qu'il suffisait sans doute qu'une petite partie
de cette activité soit rationalisée pour que tous les hommes mangent à
leur faim et soient heureux sous un toit familial. Aujourd'hui, il
comprenait que ce mouvement brownien, cette ruche désordonnée qui
s'ingénie à faire compliqué, avait donné des Tour Eiffel, des Titanic, des
Rimbaud, des artistes, des penseurs. Et, qu'au bout du compte, cette
agitation empêchait les portes du monde de se refermer sur un
bonheur immobile et trop étroit. Il dénonçait cependant avec force et
conviction la contrepartie de cet univers gaspilleur les hommes
vivent moins loin que le bout de leur nez et qui aboutissait trop
souvent à des guerres fratricides, à bafouer les dignités humaines. Il
résuma sa pensée d'une phrase: "Fallait-il vraiment Hiroshima pour
que l'on puisse vivre un jour de l'électricité nucléaire ?".
La queue aux guichet leur avait déjà semblé bien longue, mais Manach
et Gravetou, toujours bavards ne s'en étaient guère inquiété. Au bout
d'un certain temps, ils s'aperçurent que la queue n'avançait que très
doucement et qu'il leur faudrait encore longtemps avant de découvrir
ce nouveau lieu à la mode. Le Musée du Rendement. Personne n'aurait
parié un tel succès, pour une exposition si éphémère et faite au fil de
fer et au bout de celle. Et pourtant, on en était là : une
invraisemblable queue digne du Louvre, et qui n'avançait pas. Pour
conjurer le sort, ils en vinrent à parler du rendement de l'exposition.
Visiblement, elle n'avait pas le rendement d'un couloir de métro où il y
avait certes moins de chose à voir, à faire ou à penser. Le rendement en
nombre de visiteurs tenait plus de la percolation que de la turbine
hydroélectrique. La percolation, ça c'est un truc intéressant. Prenez un
sac de lentilles, des lentilles du Puy si vous voulez, mettez-les dans la
passoire, mettez la passoire sous le robinet, l'eau traverse. Comprimez
bien vos lentilles, l'eau passera toujours avec facilité. Mais prenez du
café, moulu bien fin, trop tassé, vous attendrez longtemps le jus comme
si le café était étanche. Et pourtant, au microscope, on pourrait vérifier
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /39 147
que les particules de café, aussi fines soit-elles, ne sont pas vraiment
collées les unes aux autres et qu'un petit lutin courageux et astucieux
pourrait bien s'infiltrer dans les interstices jusqu'à traverser toute la
couche de café. Le mystère, c'est que l'eau, elle, n'y arrive pas, manque
d'astuce ou de courage, les physiciens vous le diront. Prenez la place de
la Bastille, un soir du 14 Juillet, regardez ce groupe de joyeux drilles
qui s'en viennent à l'assaut de la colonne. Trop de monde, trop de
monde, le groupe se disloque, va, vient, recule, se perd, se retrouve.
Avant longtemps, ils renoncent, ils n'ont pas percolé. Les physiciens
vous diront pourquoi, qui ne dansent pas le 14 juillet, qui ne
connaissent des bals popu que les films de Renoir et leurs guinguettes
en bord de Marne.
La queue n'avançait qu'à tâtons. On tâtait, on tâtait sans y faire
attention les gens de devant et puis quand on sentait que les gens de
devant nous échappaient, alors on avait peur du vide, que l'on
remplissait aussitôt. Attention, le vide d'une queue est un pléonasme
impossible.
Le silence s'installa dans cette promiscuité provoquée! et stoīque,
planait un même slogan: "Transmissions - Traductions". Manach venait
de se l'inventer en pensant au rendement de l'exposition en termes de
transmission du savoir
- Oui, on devrait pouvoir mesurer le rapport entre l'état des
connaissances du visiteur moyen, avant l'exposition, et l'état de ses
connaissances, après.
Question tortueuse, en convint-il avec lui-même. Cependant, il
continua sa réflexion, car le rendement lui semblait aussi une histoire
de traduction. Manach se mit à penser tout haut en expliquant à
Gravetou que le mot rendement évoquait généralement un problème
d'énergie. On met du soleil d'un coté, on recueille de l'eau chaude de
l'autre coté.
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- Sur chaque carré de gazon d'un mètre de coté, le soleil apporte
chaque seconde que Dieu fait sans nuage quelque chose comme mille
Watts. Vous voyez, un petit radiateur. Le gazon va bien rendre. Mais
laissons à Dieu ce qui est Dieu et rendons aux hommes ce qu'ils ont
bâti - décidément, Manach était dans une phase métaphysique en verve
- et regardons combien de Watts les hommes vont pouvoir mettre dans
leur douche en construisant des cellules photo-voltaīques. Cent
cinquante petits Watts au mieux des technologies du jour. On aura
ainsi traduit le soleil en douches chaudes avec un rendement de quinze
pour cent.
Gravetou acquiesça en disant qu'il savait tout cela. Il accorda qu'il
fallait bien aborder les histoires de rendement par une référence
connue mais qu'il voulait parler du rendement autrement qu'en termes
d'énergie. Traduire un texte de l'allemand vers l'italien avait affaire avec
le rendement. On pouvait dire, au sens propre du terme qu'un texte
allemand pouvait être assez bien rendu en italien. Le rendement
s'intéressait ici à la qualité de la transmission des concepts exprimés
d'une langue dans l'autre. Un contre-sens, un faux sens, l'introduction
d'une ambiguīté, une altération conceptuelle, l'omission d'une nuance,
étaient autant de pertes dues à la traduction. C'était sans doute
difficilement mesurable, quoique !
Evidemment, Manach, en bon espérantiste, en vint à souligner le bon
rendement de la langue internationale en la matière. Nombre de fois, il
avait trouvé ou construit le mot juste pour s'exprimer en espéranto,
alors que la traduction vers l'anglais l'obligeait souvent à la périphrase,
à la référence au contexte, pour être sûr que le résultat serait compris
sans ambiguīté. Quant au rendement économique, il y avait
l'évidence, à comparer le temps nécessaire pour apprendre l'une ou
l'autre langue. Ils discutèrent sur les chiffres. Il fallait 150 heures pour
savoir parler l'espéranto contre 1500 heures pour savoir parler
l'anglais. Manach se rappela la dizaine d'heures de cours qui lui avait
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /41 147
seulement fallu pour lire, sans même l'aide d'un dictionnaire, la revue
espérantiste "El popola Chinio", écrite par des chinois. Il se rappela
que Tolstoī avait lui-même appris l'espéranto en quelques heures. Bien
sûr, il fallait un bon peu de pratique pour arriver à le parler
couramment. L'occasion fait le larron,... quand le larron se crée des
occasions.!
La queue à l'entrée devenait un peu moins bon enfant. On avait
l'impression qu'un trop grand nombre de privilégiés coupaient à cette
attente interminable, à voir tous ces gens, membre de sociétés savantes
ou amis des hommes politiques, s'avancer avec un carton à la main et
s'engouffrer dans le musée avec un air important. Tous ces gens-là
retardaient la queue d'autant. Manach et Gravetou s'échauffèrent un
peu sur le sujet. La liberté d'accès aux musées à l'heure de son choix
pouvait être un bon principe, mais en l'occurrence, le temps passé dans
la queue relativisait fortement cette liberté. Face au problème, ne
pouvait-on pas imaginer un système de réservation à distance de son
heure de visite. Les agences de voyages, le Minitel, Internet, le
téléphone font très bien l'affaire pour les théâtres. Les grandes
expositions devraient suivre. Sans doute avait-on jugé qu'une longue
attente contribuait au succès de l'affaire. Voilà bien une compromission
commerciale comme tant d'autres. "Messieurs les organisateurs, qui
méprisez tant vos visiteurs, encourrez notre mépris !".
Deux heures plus tard, toute bile évacuée, nos deux amis s'enfonçaient
dans les profondeurs du rendement.
"Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme" était la phrase
d'accueil.
L'exposition avait en fait été réalisée par tous les lycées techniques de
France, avec une économie de moyens étonnante. Le résultat avait
donné l'engouement que l'on sait. Une presse unanime à saluer les
réalisations, à découvrir absolument, etc...
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Ils laissèrent vite de coté le principe de Carnot dans son abstraite
nébuleuse, sous une cloche de verre, il y avait le manuscrit de
Monsieur Carnot, prince de la théorie lors de leur lointaines années de
potache. Ils voulaient voir du concret. Moteurs à vapeur, à explosion,
électriques, transmissions de forces...
La première oeuvre parlait d'Archimède. "Donnez-moi un levier et je
soulèverai le monde". La démonstration faisait travailler le public, qui
devait actionner une pompe pour remplir des cuves transparentes
posées sur les plateaux d'une balance. A chaque remplissage, à la
goutte près, il fallait faire monter exactement 100 kg de exactement un
mètre. En répétant l'opération une dizaine de fois, on pouvait voir que
la pompe avait débité plus des 1000 litres théoriquement nécessaires
avec une balance parfaite, dans le vide et sans frottement.
La démonstration suivante faisait la même chose, mais la balance était
remplacée par des vérins hydrauliques reliés entre eux par le vieux
principe des vases communicants. On proposait au public de deviner
l'importance relative des sources de frottement de ce système. En
appuyant sur une dizaine de boutons dans le bon ordre, on faisait
fonctionner un système fluidique dont le dernier maillon animait une
marionnette représentant Jack Lang en train d'applaudir sur fond de la
chanson des Beatles "Yellow submarine"
Plus loin, on travaillait encore. Il fallait accrocher des poids d'un kilo à
un mètre au dessus de différents types de ressorts. On mettait alors un
doigt sur la graduation jusqu'à laquelle on supposait que le poids
rebondirait. Une gâche déclenchait la chute le long d'un guide. Si le
poids rebondissait à la même hauteur que le doigt, on entendait un
énorme meuglement qui ravissait tous les enfants qui s'y essayaient.
On arrivait alors dans le domaine des transmissions, l'on comparait
toutes sortes de systèmes, à courroie sur deux roues de même diamètre,
et sur des roues de diamètre différents, à chaine avec des pignons de
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différents diamètres, à roues dentées s'entrainant l'une l'autre, à renvoi
d'angle, à flexible.
Le visiteur devait à chaque fois déclencher un mouvement qui lui
montrait clairement pourquoi lorsque l'on descend 100 kilos de
1!mètre d'un coté, on ne les remontent pas tout à fait de 1!mètre de
l'autre.
La récompense finale était l'accès à une salle ou le visiteur se voyait
complètement immergé dans un monde inextricable qui empruntait à
la mécanique d'un orgue, aux mécanisme d'une horloge, ou à un atelier
industriel du début du siècle. Arbres, pignons, chaines à godets,
moulins, balanciers à échappement, renvoyant le mouvement d'un mur
à l'autre, et du sol au plafond.
- Qu'est-ce que c'est que ce zimbrecque ?
Il fallait un oeil particulièrement attentif pour comprendre le
cheminement de l'effort que l'on devait fournir d'un coté pour obtenir
de l'autre un petit bonbon en même temps qu'un coucou sortait d'une
l'horloge suisse. Chaque transmetteur était équipé d'un petit levier
qu'il fallait actionner au bon moment pour le maintenir en tension. Il
fallait donc faire de nombreux allers et retours pour enfin bénéficier de
sa récompense.
Gravetou, dépité devant la queue des enfants qui voulaient s'y essayer,
eut l'idée d'unir les forces de chacun. Il proposa à chaque enfant de se
charger d'un levier et de ne le tirer que lorsqu'il pensait que c'était à
son tour de le faire. Il fallut plusieurs minutes de cris, d'explications et
d'impatience pour que chaque enfant comprenne son rôle et le rôle de
chacun des transmetteurs. Alors tout ce petit monde fut
prodigieusement récompensé de son intelligence collective. Ils
arrivèrent à obtenir plus d'une dragée par seconde, à leur grande joie
et au grand dépit du surveillant de la salle qui fut obligé de remplacer
deux fois le magasin de dragée.
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Manach, l'oeil toujours sagace, avait démonté par la pensée le parcours
complet de la force initiale et avait découvert un poids suspendu qui
n'avait pas d'action évidente sur le zimbrecque. Le poids était connecté
à un savant dispositif que l'on pouvait enclencher en tirant sur simple
bout de ficelle, allumant ainsi à l'autre bout de la pièce une petite
tuyère placée sous l'ouverture d'une petite montgolfière qui s'élevait
doucement en tirant un échappement d'horloger qui libérait la roue
motrice d'un orgue de barbarie. L'ensemble du dispositif ainsi
démuselé partait en cacophonie de grincements et de coups de gongs
qui s'ajoutaient à la mélodie barbare.
Ils passèrent alors dans le salon des techniques plus complexes.
Toujours avec 100 kilos descendant de 1 mètre d'un coté, le jeu était de
remonter 100 kg de l'autre et de mesurer la hauteur atteinte. Ici, la
transmission était faite par une turbine hydraulique dont la rotation
due à 100 litres d'eau descendante entrainait une autre turbine chargée
de remonter 100 litres d'eau. Là, le poids était suspendu à un fil
enroulé sur l'axe d'un générateur électrique, lui-même branché sur un
moteur en charge de remonter un poids identique suspendu lui aussi à
un fil enroulé sur son arbre. On avait réalisé le même montage, mais en
intercalant entre le moteur et le générateur un chargeur de batterie et
une batterie.
On avait eu l'heureuse idée de démontrer comparativement une boite
de vitesse de voiture et une boite de vitesse de moto, dont les rapports
étaient identiques. Chacun des ensembles étaient montés dans un
carter transparent et chacun pouvait pédaler devant l'un ou l'autre en
changeant les rapports. En sortie de chacune des boites, une petite
turbine faisait jaillir un jet d'eau dont la hauteur dépendait
évidemment de tous les ingrédients: le jarret, le rapport, le type de
boite.
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /45 147
Gravetou aurait bien voulu voir la transmission à couple constant,
inventée par Bertin, et basée sur l'élasticité d'une barre de torsion,
mais l'histoire des sciences et techniques semblait l'avoir oubliée.
Ils furent d'accord pour primer le moteur rectilinéaire, jolie trouvaille
pour générer de l'électricité en se passant d'un système bielle-
manivelle. Les lycéens avaient ressuscité une invention des années
soixante-dix. Un piston libre, c'est à dire sans lien avec une quelconque
manivelle, se déplace d'un bout à l'autre d'une chambre cylindrique
horizontale. D'un coté de la chambre, l'allumage provoque une
explosion qui pousse le piston à l'autre bout d'où il est renvoyé par un
ressort. Autour de la chambre, un bobinage crée un courant à chaque
fois que le piston effectue sa course. Le courant est d'autant plus grand
que la course est rapide.
Le prototype fonctionnait avec un bruit terrifiant de Kalachnikov qui
s'amplifiait dangereusement en quelques secondes au bout desquelles
il fallait arrêter le moteur. Au-delà de ce prototype, on pouvait penser
venir à bout de ces défauts et les premières mesures du rendement
permettaient d'être optimiste.
Manach suggéra qu'en symétrisant le système avec un autre piston
dans une autre chambre en prolongement de la première, les
vibrations se trouveraient en opposition de phase et pourraient peut-
être s'annuler les unes les autres.
Gravetou sentait cependant un problème du coté du ressort, qu'il
plaignait sincèrement. Mais tous deux saluèrent la réalisation.
La salle suivante était un manège pour modèle réduit, avec un pivot
central et un bras au bout duquel on pouvait accrocher divers engins.
Le but du jeu était qu'avec le même poids de combustible on fasse
faire un maximum de tours à un poids de 10!kg suspendu à un petit
parapente et entrainé à partir du sol par un engin sur un rail
circulaire.! Les résultats s'inscrivaient sur un tableau après chaque
série d'essais. Le carburant était mesuré au milligramme près. Les paris
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /46 147
étaient engagés. Ceux qui pariaient juste, et ils n'étaient guère
nombreux, avaient droit à deux entrées gratuites, mais cette-fois
interdites de pari.
Le tracteur sur rail pouvait recevoir différents types de motorisation.
Moteur diesel couplé à une hélice, avec différents types d'hélice ;
turbo-réacteurs et strato-réacteur miniatures, traficotés pour être le
moins bruyants possibles ; moteur à essence ou à gaz, avec différents
types de silencieux.
On quittait le manège pour comprendre pourquoi un hélicoptère avait
de grandes hélices, une voilure tournante comme on dit. Eh oui !
Pourquoi les petites hélices qui maintiennent un avion en l'air, ne
peuvent pas maintenir en l'air, à puissance égale, un poids immobile ?
Enfin le Musée du Rendement s'ouvrait sur le lac Komodo dont la rive
orientale avait été réservée au musée.
On pouvait monter dans un bateau à moteur électrique que l'on
pouvait accoupler à différents systèmes de propulsion. Le premier
système était évidemment une petite hélice à pas variable, qu'on
pouvait facilement remplacer par une grande hélice ou par une très
grande hélice. Pour faire encore plus grand, on pouvait remplacer
l'hélice par un système à une ou à deux palmes qui donnait aux
passagers l'étrange sensation d'être des Jonas dans le ventre d'une
baleine. Enfin, on pouvait coupler le moteur soit à une roue à aube, soit
à une paire d'avirons, par l'intermédiaire d'un automate
antropomorphe au faciès inquiétant de pirate. Un loch renseignait en
permanence sur la vitesse du bateau, un anémomètre et une girouette
donnaient aussi la vitesse du vent et sa direction.
Une yole de mer était équipée à demeure d'une hélice que l'on faisait
tourner en tirant sur deux poignée comme si on ramait avec de vrais
avirons, sur siège coulissant, s'il vous plaît !. Le même système équipait
une autre yole dont l'hélice était remplacé par deux palmes. La
troisième yole avait ses avirons traditionnels. Les trois embarcations
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /47 147
étaient à disposition des visiteurs sportifs qui se défiaient dans une
petite régate.
Enfin, une sorte de catamaran sans voile était équipé à l'avant d'une
éolienne, qui, face au vent, pouvait donner l'impression de tirer l'esquif
comme l'hélice d'un avion. En fait, l'éolienne était directement couplée
sur une hélice propulsive arrière, comme sur tous les bateaux à moteur.
Pour ceux qui savaient observer, c'était étrange de voir cet équipage
utiliser le vent pour avancer bout au vent. On convint qu'il n'y avait
rien de magique. Les bateaux à voile remontent bien au vent, de travers
certes, mais en remontant de bord à bord, ils progressent dans la
direction inverse de la force qui les propulse. Alors une voilure
tournante vaut bien une voilure fixe et qu'est-ce qu'une quille sinon la
pale d'une immense hélice.
C'était une idée que Manach avait eu depuis longtemps. On pouvait
tout à fait comprendre un bateau à voile comme l'association d'une
pale d'éolienne et d'une pale d'hélice qui, au lieu de tourner se
translateraient l'une dans l'air et l'autre dans l'eau. Cette façon de voir
lui avait permis d'en tirer quelques enseignements. Si la voile est une
immense pale d'éolienne, le pied de mat en est à peu près le centre de
rotation. Le bateau a donc une forte tendance à plonger vers l'avant. Le
maintien de l'équilibre longitudinal, quelque soit l'allure du bateau,
n'est pas une mince affaire si l'on veut toujours obtenir le rendement
maximum. Il fallait évidemment jouer sur les volumes immergés, sur la
répartition des masses, sur la place du pied de mat et sur les surfaces
relatives du foc et de la grand'voile. Restait la quille, ou la dérive. Prise
comme une pale d'hélice, on comprenait mieux son rôle dans la
propulsion du voilier. L'eau qui vient s'y appuyer, la pousse. La quille
cherche alors elle aussi à tourner, mais dans le sens contraire de
l'instinct de rotation de la voile. Manach avait alors compris
l'importance du dessin de cette quille qui participe non seulement à la
propulsion mais aussi à l'équilibre longitudinal du bateau. Cette
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /48 147
analyse lui avait permis de suggérer à l'architecte du bateau français de
l'America Cup quelques idées nouvelles. Il avait proposé que le dessin
de la quille soit dynamique, c'est à dire que l'on puisse le modifier en
course. Un bateau qui ne marcherait que sous une seule amure aurait,
pour un rendement maximal, une pale de quille dissymétrique, avec
une section inspirée de celle des ailes d'avion, avec un intrados et un
extrados. Il faut donc savoir inverser l'intrados et l'extrados à chaque
changement de bord. Les calculs montraient même qu'une telle quille
devait avoir une orientation légèrement différente de celle du bateau
pour mieux remonter au plus près. Il avait proposé un système inspiré
des rayons de vélos. En tendant les uns et en relâchant les autres, on
peut voiler ou dévoiler une roue. On pouvait imaginer facilement un
dispositif du même type pour voiler dans un sens ou dans l'autre une
quille creuse à enveloppe semi-rigide. On lui avait ri au nez et la France
avait perdu le défi de l'America Cup.
Dans la contemplation de cet étrange bateau, les visiteurs réagissaient
de façon amusante. Ça s'engueulait ferme, entre ceux qui comprenaient
et admettaient et ceux qui criaient à la tromperie en invoquant un
j'n'sais quel moteur caché.
- Le sens commun a de terribles oeillères, c'est pour cela qu'il est
commun, conclut sentencieusement Gravetou
Derrière eux, le long du bâtiment, on avait installé un aquarium de 40
mètres de long et de 10 centimètres de profondeur. Cette profondeur
était juste suffisante pour que deux maquettes de bateau d'environ un
mètre flottent sans racler le fond.!
Sur la deuxième maquette, au lieu de l'hélice habituelle, on avait monté
un rotor cycloīde à trois pales. Manach se souvint du contact qu'il avait
eu avec Monsieur Lipp, l'inventeur niçois du rotor Lipp, dérivé du
rotor Voigt-Schneider. Les pales montées sur ces rotors ont la
particularité de s'orienter cycliquement, reproduisant ainsi le
mouvement des queues de poisson. Lipp avait pour sa part trouver le
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /49 147
moyen de placer virtuellement le point de commande de l'orientation
des pales à l'extérieur du cercle décrit par l'axe des pales. Alors que le
rotor Voigt-Schneider était seulement utilisé pour la propulsion des
gros remorqueurs, le rotor Lipp pouvait tout à fait s'adapter sur des
vedettes rapides comme sur de gros navires. Il fut rempli d'aise de
pouvoir contempler cette micro-réalisation. Avec contentement, il
expliqua à son ami que la position du point de commande déterminait
l'amplitude du débattement des pales de part et d'autre de la direction
de progression du bateau. A faible allure, on distinguait bien l'ample
mouvement de godille de chacune des pales. A grande vitesse, le
mouvement se réduisait à un rapide frisson, sans le bruit ni la
cavitation que l'on pouvait observer sur la maquette d'à coté avec son
hélice classique. Manach se rappela qu'à l'époque, l'inventeur avait
réalisé un prototype entièrement mécanique. La maquette qu'ils
avaient sous les yeux étaient sans doute, elle aussi, à base d'un
complexe assemblage de pignons savamment déformés. Manach, pour
sa part, avait trouvé l'idée de remplacer la mécanique par un moteur
électrique sur chaque pale.
- Mais ! Les pales ne tournent pas, elles oscillent !
- Faux ! Mon cher. Par rapport à nous elles ne tournent pas, mais,
comme elles sont solidaires du rotor principal, elles tournent avec lui.
Il faut donc les faire tourner dans l'autre sens. Un tour pour un tour,
c'est la loi. Pendant la moitié d'un tour, la pale tourne plus vite et
pendant l'autre moitié, elle tourne plus lentement. C'est comme ça
qu'elle oscille. Le tout est de bien synchroniser l'avance et le retard
selon la position de la pale par rapport à la direction du bateau. Je
propose de placer dans le rotor principal un accéléromètre qui peut
donner sans se référer à l'extérieur la position angulaire du rotor
principal. Il suffit de lui asservir l'accélération ou le ralentissement des
moteurs électriques de chacune des pales !
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Manach fit aussi remarquer l'absence de gouvernail, en expliquant qu'il
suffisait de changer le pas des pales de façon collective pour que la
poussée change d'orientation. Lipp avait ainsi imaginé qu'avec un
rotor à l'avant et un rotor à l'arrière des gros navires, tous les
déplacements imaginables devenaient possibles : en avant, en arrière,
en translation latérale, en crabe. Fini, le casse-tête du vent et des
courants à l'approche d'un port ou d'un écueil. "Aller je veux, au
millimètre près", rêve de tous les commandants.
L'exposition se terminait par une tentative d'explication sur le
rendement d'un système conceptuel. Il ne s'agissait alors plus de
Joules, de calories perdues et de système physique. Il s'agissait de
transformations non physiques, ou le rendement peut s'exprimer en
termes d'efficacité et de complexité d'une chaine d'opérations sans
travail physique.! L'abstraction était intéressante, d'autant que
l'exemple choisi pour illustrer le propos portait sur la comparaison de
trois systèmes de traduction automatique. Les deux amis se
regardèrent, ravis que l'exposition offre un écho à leur conversation
précédente. Ce qu'ils virent les combla plus encore.
Le visiteur était invité à taper une phrase en français au clavier d'une
machine. Sur l'écran apparaissait plusieurs fenêtres. La première
affichait la même phrase en anglais, telle que traduite par le premier
système. Cette phrase anglaise était alors fournie à nouveau au système
pour une traduction dans l'autre sens. La comparaison entre la phrase
initiale et sa double traduction était parfois cocasse. La seconde fenêtre
montrait la même chose avec le deuxième système de traduction. Les
cocasseries n'étaient pas forcément les mêmes. La troisième avait le
bon goût de poser quelques questions pertinentes sur la phrase
fournie par le visiteur, avant d'afficher une traduction en espéranto et
sa re-traduction en français, étonnante de justesse, souvent mot pour
mot. Manach se souvint du projet hollandais auquel il s'était intéressé,
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /51 147
et qui avait justement pris l'espéranto comme langue pont pour passer
d'une langue à une autre. Il en avait le résultat sous les yeux.
"Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme", la phrase valait
d'être répété à la lumière de la transformation conceptuelle qui s'était
déroulée sous leur yeux. La perte se transformait-elle en chaleur, en
chaleur humaine peut-être ?
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /52 147
10.Univers sonore
Au lieu de l'artiste annoncé,
ce fut un garçon d'une
dizaine d'année qui l'aborda.
- C'est toi le drôle de
philosophe ?
Etonnant, cette façon de
classer les gens après
quelques phrases laissées au
coin d'un ordinateur. Manach
accusa le caractère réducteur
de l'appellation et, mi-
content, mi-raisin il finit par
sourire au gamin qui lui prit
la main.
De boulevards en ruelles, ils arrivèrent à une discrète maison. Le rez
de chaussée n'avait que deux pièces, l'entrée et la grande pièce. D'un
coté, on y remarquait une longue table de ferme en bois sombre à la
fois table de salle à manger et table de cuisine. Fernand Broc expliqua
qu'une cuisine fermée sentait la tristesse d'une ménagère solitaire
devant ses patates et son autocuiseur, et que la vie valait bien quelques
mauvaises odeurs et un évier débordant parfois de vaisselle sale. Ça
valait bien aussi qu'on s'attarde à tout moment autour d'une grande
table l'on trouve parfois des amis, parfois une rondelle de rosette et
son canon de rouge, parfois un roman policier ou une pelote de laine,
parfois l'ordinateur portable ou la déclaration de revenu, la carte au
1/25000 pour la prochaine ballade, la boite de peinture, la
télécommande ou le jeu de petits chevaux, les groseilles fraichement
cueillies du jardin. De l'autre coté, le chevalet et une peinture
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /53 147
esquissée, un fouilli d'objets incongrus, de toiles et de livres, des
fauteuils. Salon, salle à manger, bureau, l'un ou l'autre, l'un et l'autre.
En face, le jardin, parlons-en. En fait cette pièce à tout faire était plus
un atelier qu'autre chose, à voir cette grande baie vitrée qui s'ouvrait
sur le jardin et au-delà sur la ville. Fernand Broc parla du saule, qu'il
avait baptisé Ophélie, en référence à Shakespeare, et au féminin, pour
mieux lui suggérer la rivière qu'il aurait voulu avoir en bas du jardin, et
qu'il n'avait pas. Il avait planté ce saule en lui promettant toute l'eau
qu'il voudrait. Un saule vit près de l'eau, n'est-ce pas ! Alors, il avait
commencé par construire une petite fontaine sculptée en pierre
meunière, représentant vaguement un moteur au carter béant dont
émergeait un piston, le tout accolé à un radiateur d'où l'eau giclait par
le bouchon du haut, avant de retomber en trois cascades successives
jusqu'au fond d'un bac en forme de proue de bateau.
Fernand Broc expliqua que ces trois cascades avaient des hauteurs
différentes et qu'en écoutant bien, on pouvait distinguer trois univers
sonores différents par la hauteur du timbre et par la façon dont le son
montait à chaque fois que l'eau giclait du radiateur pendant quelques
secondes.
Cette fontaine était à l'origine de tout. Broc avait d'abord été peintre et
sculpteur, mais du jour où sa fontaine fut terminée, il découvrit les trois
murmures de cette source et décida de s'intéresser aux bruits de la
nature. Non pas des bruits, trop péjoratifs, sentant le gênant, le
vulgaire, mais des bruits. Eh oui, la langue française n'avait pas d'autre
mot : un son,! une note, non ! un bruit, le petit bruit de la souris qui
grignote, le sifflement du merle, le chant du rossignol, le bruissement
d'un drap dans le silence de la nuit, le fracas du tonnerre, le tumulte
des vagues, vous savez les vagues, écoutez-les. Cette vague qui monte en
silence, que son silence fait paraître encore plus haute au baigneur, si
haute qu'elle se prend de vertige et qu'elle retombe en s'enroulant,
toujours silencieuse et soudain se fracassant sur elle-même dans un
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /54 147
grondement sourd rehaussé par des milliers d'infimes détonations
aiguës de l'écume, bulles d'eau! éclatantes. Roulement d'une vague
malaxante, inexorable comme les tambours d'une armée en marche sur
le front et dont la note monte à mesure que la vague se rapproche du
baigneur. Et puis tendez encore l'oreille pour saisir l'onde sonore! à
l'approche du sable. Ce n'est plus de l'eau contre de l'eau, des bulles
contre des bulles, c'est de l'eau contre du sable dans l'eau. Rapidement
le son crisse par millions. Oui, un son peut crisser par million. Il n'a
pas fini de crisser, écoutez encore comme ce crissement se transforme
au moment même la vague, devenue simple lame d'eau, se retire
dans son océan. Ce n'est plus eau contre sable, mais sable contre sable,
crissement qui s'étouffe d'un grain de sable qui se roule sur d'autres
grains de sable, arrêtés dans l'instant.
Fernand Broc avait tout enregistré, tout écouté. Il avait branc sa
collection sur un oscilloscope, pour mieux voir tout ce qu'il n'arrivait
pas à entendre et chaque son laissait sur l'écran la trace de l'air qu'il
avait mis en mouvement. Le grincement de la porte, le claquement de
doigt, le grattement du stylo sur le papier, les pas de la voisine en
talons hauts dans l'escalier. Il s'était intéressé aussi à la voix humaine.
Non pas l'opéra la chanson française. Non, l'Opéra, le bâtiment,
avec un grand O, lorsque, à l'entracte, l'oreille encore chaude du
"Combien de fois au jour a succédé la nuit...", il était monté au dernier
étage du hall du Palais Garnier et avait soudain découvert le pépiement
d'une foule, qui s'élevait par confinements successifs depuis le rez-de-
chaussée, renforcé à chaque étage par le tissage des conversations des
foyers des balcons. Vous savez, ces conversations qu'on a envie d'avoir
de s'être trop contenu pendant tout un acte il fallait se taire et
réprimer ses réflexions, ces conversations retenues, la voix ni trop
haute, ni trop forte, ni trop enthousiaste - on est entre gens de bonne
compagnie, on ne s'épanche qu'avec discrétion - Fernand Broc, tout là-
haut, avait choisi de rester seul dans la saveur de ce qu'il venait
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /55 147
d'entendre. Mais ce son multicolore qui venait d'en dessous l'avait
submergé. Alors, il avait oublié Bellini et avait écouté le bruit des voix.
On croit saisir une phrase, non ! les mots ont été couverts par d'autres
mots. On est à la frontière entre le son du grand nombre et le son d'un
seul, on devine encore l'envolée d'une demi-phrase mais on cherche
en même temps l'harmonie des cinquante voix mêlées.
Fernand Broc était alors revenu plusieurs fois au Palais Garnier, avec
son enregistreur, non pour pirater quelque événement musical, mais
pour voler la fumée de bruits qui montait dans l'immense antichambre
de l'Opéra de Paris.
Après cette découverte, il en eut une autre plus prosaīque. Cette fois-ci,
le théâtre de ses bruits était un HLM, vous savez, ces cages d'escaliers
même le bruit de vos pas vous inquiète. En montant, il avait volé le
bruit de la rampe en fer et sa résonance quand on l'agite. Il visitait
alors un vieil ami peintre que son art n'arrivait pas trop à nourrir. Il
s'était assis, le regardant peindre, en silence. De l'appartement d'en
dessous montait une logorrhée, un flot de paroles criardes qu'une
femme devait jeter à son mari probablement, un flot qui ne
s'interrompait pas. Fernand Broc avait fait le rapprochement avec son
expérience du palais Garnier: on était encore où on pourrait presque
comprendre la phrase, ou un mot peut-être, mais la voix passe-muraille
abandonnait aux murs tout son sens et on ne percevait plus ici qu'un
murmure véhément, si tant est qu'un murmure puisse être véhément.
Le troisième endroit il vola des voix fut naturellement la cour d'une
école primaire, dont les stridences énervent les vieux qui veulent que
l'humanité meure avec eux.
Il eut encore un grand bonheur, quand Margot lui avait demandé de
garder son bambin de trois ou quatre ans le temps d'une course. Il
avait installé le gamin sur le tapis, avec une caisse de morceaux de bois
de toutes formes et de toutes tailles. Très vite, le gamin l'avait oublié et
s'était absorbé dans ses constructions, qu'il ponctuait de séries
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /56 147
d'onomatopées avec une virtuosité sidérante. Concert de vroom, pich,
tarrra, tarrra tratra, berk, chochoun, brrrrrrrrrr rrrr rrrrr rrrr, tiiiifuug,
blog, bzzzz, bzzz, sur tous les tons, dans tous les rythmes, souvent dans
des dialogues endiablés entre planchettes, cubes et baguettes.
Envoûtement dont Fernand eut du mal à se sortir quand il pensa à
enregistrer ce moment béni. Dans sa précipitation pour attraper au vol
ces merveilleuses langues d'enfants, il fit une fausse manip qui lui fit
manquer tout un passage, puis jura à l'étouffée quand il constata qu'il
était en train d'enregistrer en effaçant du même coup le bruit d'un sac
plastique prisonnier d'un arbre et que le vent luttait pour lui enlever.
En réécoutant le bout de concert sauvé, il confirma son impression de
richesse syntaxique et sémantique constamment renouvelée. Il avait
compté, après analyse sur son oscilloscope, jusqu'à douze phonèmes
en deux secondes. Au delà de toute science, il avait aussi noté
l'harmonie qui se dégageait de cette improvisation spontanée. On
aurait pu dire qu'il n'y avait pas une note fausse ni une faute de
rythme, il en avait été frappé, à tel point qu'il emprunta l'ordinateur
d'un ami pour y regarder de plus près. L'analyse spectrale des
fréquences émises par notre virtuose révélait que la hauteur des sons
prononcés n'avait rien à voir avoir les rapports mathématiques qui
peuvent exister entre les différentes notes de notre musique d'adulte.
L'enfant se jouait un univers sonore qui n'avait rien à voir avec le demi
ou le quart de ton, avec un tempo à soixante à la noire ou une mesure à
douze-huit.
Troublé par cette découverte, il en profita pour étudier la collection des
bruits naturels qu'il avait déjà engrangé. Il découvrit que la nature ne
savait pas vraiment la musique et qu'en général elle savait produire des
sons agréables sans être passé par le conservatoire.
En fait, son analyse était erronée, il l'apprit plus tard lorsqu'un
chercheur, qui avait travaillé sur la modélisation du vivant, lui avait
montré, sur des exemples concrets, que la nature avait elle aussi ses
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /57 147
propres lois, par exemple pour déterminer l'angle que fait une branche
avec un tronc, puis l'angle que fait une nouvelle pousse sur cette
branche avec la branche mère, et donc, que si un arbre a l'air beau,
c'est qu'on peut le mettre en équation, n'en déplaise aux tenants de
l'essence divine de la nature.
Pour ses sons naturels, il aurait fallu qu'il pousse plus loin son
investigation. Il aurait fini par trouver les séries mathématiques
correspondant à chacun des bruits qu'il avait enregistré, y compris
bien sûr les onomatopées angéliques du gamin ou la logorrhée de la
voisine du dessous.
!
Par la suite, Fernand s'était acheté son propre ordinateur et les gadgets
qui doivent aller avec, autant pour analyser les bruits, que pour les
transformer ou en fabriquer de toutes pièces. Il avait eu du mal à faire
comprendre au marchand que ce n'était pas d'un clavier de cinquante
quatre notes dont il avait besoin, mais d'un truc à changer des bruits,
des bouts de bruit ou des bouts de n'importe quel truc en bruits. Les
quatre premiers marchands l'avaient regardé avec ce qu'il avait appelé
"un air inintelligent", en précisant toutefois que c'était la première fois
qu'il voyait des gens avoir cette tête là. Il s'était dit que notre mariage
avec la gamme dodécaphonique pouvait durer encore longtemps, sans
doute jusqu'à la mort de l'humanité, bel exemple de fidélité.
De fil en aiguille, il s'était retrouvé à l'IRCAM, mais, n'étant ni
chercheur ni musicien, il se sentait un peu comme un ostréiculteur
devant un stand du salon des Composants et de l'Informatique,
attendant que l'hôtesse ait le dos tourné pour lui faucher un
prospectus. De stand en stand, il avait pu glaner quelques pages, en
anglais, ben voyons ! Il en était ressorti avec une émouvante envie de
souffler dans un des tuyaux du grand orgue moderne de plein air qui
lui faisait face et que l'on appelle Beaubourg. Contrairement à
beaucoup, il trouvait que cette bâtisse avait largement gagné sa place
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /58 147
comme oeuvre d'architecture. Son impertinence, à deux pas d'une
Seine historique, avait le mérite de libérer le siècle vers de nouvelles
formes et de nouveau matériaux. Fernand Broc regrettait seulement
qu'à la suite du Centre Pompidou on se soit crût permis d'édifier ces
horribles choses qui composeront encore pour longtemps le paysage
zacquifié de nos banlieues. Passer cette ère de libération de la laideur,
les architectes s'étaient ressaisis et avaient garder le droit des formes et
des matériaux. La Pyramide du Louvre, l'Arche de la Défense doivent
sans doute beaucoup plus qu'on ne le pense au Centre Beaubourg.
Fernand Broc eut envie de demander à Manach si dans une vie
antérieure, entendons une de ses précédentes carrières, il n'avait pas
été architecte, mais Manach, éternel bavard en avance d'une idée, lui
raconta qu'il avait fait l'Ecole d'architecture plutôt que les beaux arts
parce que son amie du moment était elle-même fille d'architecte et
qu'il s'était alors projeté dans ce style de vie un peu tape à l'oeil qu'il
avait entrevu au cours d'un coktèle offert par son architecte de père. Il
avait retiré de son passage à Archi l'envie des voyages dans les capitales
du monde entier.
!
Pour en revenir au bruit, Fernand finit par trouver un Mac, avec le
programme, les fils, les boites et qui devait plus ou moins faire l'affaire.
Ça marcha du premier coup, il n'en crût pas ses oreilles. Son copain
ingénieur lui avait tellement raconté ses galères avec son PC qu'il
s'attendait au pire.
Etonnant ! Juste à causer au microphone, et le signal électrique de
votre voix se rue sur l'écran. Ah ! Eh ! Ih ! Oh ! Hue ! Ploum Ploum Tra
la la. Génial, copier-coller, une touche-un son. En avant la musique !
T'appuie sur une touche, la machine te répète! "Oh !", t'appuie sur une
autre touche, ça fait "Ploom".
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Sous le charme, il avait donné à sa nouvelle machine le nom de
Cicéron, pour simplement l'inscrire dans l'histoire de l'humanité,
comme il disait.
Fernand passa la nuit à transférer sa collection de sons dans la
mémoire de son Mac. Pour couronner scatologiquement sa découverte
et rejoindre son lit dans une béate béatitude, sur le coup de six heures
douze, il avait programmé son Cicéron de telle façon qu'en appuyant
sur la touche "w", ce soit un bruit de chasse d'eau qui se fasse
entendre.
Il se réveilla vers midi, dégrisé, un peu abattu devant cette étrange
chose qui lui ouvrait un immense domaine avec une facilité
déconcertante. Lui qui avait passer trop longtemps dans la minutie
d'un coup de pinceau appliqué, précautionneux, dans l'angoisse d'un
coup de marteau de trop sur un granit imprévisible ou sur une pierre
de Rognes trop fragile, il trouvait presque indécent qu'on puisse
fabriquer une pièce de bruits aussi facilement, qu'on puisse recopier
un motif à l'infini, marier trente voix, trente bruits, effacer un effet
discordant, reprendre une séquence un peu trop plate, prolonger une
finale dans un decrescendo réverbéré, et puis non, au contraire dans
un crescendo exponentiel jusqu'à la stridence. Haendel, si tu entendais
ça ! Fugues de rape à bois sur un marbre ; motets des vents, chaque
son élémentaire provient d'un enregistrement pris à deux ou trois
centimètres d'un tapis d'herbe effleuré par le foehn, ou pris par un
microphone tapi dans un cyprès secoué par le mistral ; symphonie dite
"la concrète du canal", montage sur les bruits que l'on peut entendre
au passage d'une écluse ; impression sonore d'un port de plaisance
dans la tempête, avec en continuo le roulement hoqueteux d'un
ventilateur déglingué. Y aura-t-il un jour une acamédie des bruits en
face de l'académie française ou en face de la musique académique ?
Fernand Broc n'en avait pas fini. L'assemblage de bruits, harmonieux
ou non - selon le point de vue, selon l'auditeur, on peut donner de
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /60 147
"l'harmonieuseté d'une pièce bruitale" des appréciations assez
diverses, il en avait fait l'expérience - l'assemblage de bruits, disait-il,
avait grand intérêt, mais le laissait sur sa faim, autant que les sources
sonores étaient réelles, concrètes. Il se disait qu'au-delà de ces chants
d'oiseaux, ces klaxons, cet oeil vert couinant dans le vieux poste à
galène quand on cherche l'accord, ces bruits de menuiserie, les pas sur
le gravier, ces quatre gamins qui s'amusent à taper du pied dans les
flaques, au-delà, on devait bien trouver d'autres sonorités inédites de la
nature ou de l'homme.
L'ordinateur lui avait montrer qu'un son pouvait exister sous forme de
courbes, de chiffres, de zéros et de uns. Il en déduisit, un peu
hâtivement sans doute, que toute série de zéros et de uns, d'où qu'elle
provienne, devait avoir une représentation sonore. Il s'essaya à
imaginer le résultat, mais son cerveau refusa obstinément de lui
chanter une quelconque mélodie. Tout au plus avait-il l'intuition que,
sans précaution, on devait aboutir immanquablement à un univers
sonore totalement gris, aussi gris que la teinte qu'il obtenait
généralement en mélangeant toutes les couleurs de sa palette lorsqu'il
avait fini un tableau. Un flot de fréquences sonores ainsi constitué
devait être tout à fait ennuyeux, ou tout à fait déagréable, ou au mieux,
hypnotique comme celui de la Seine filmée du Pont-Neuf sans que
jamais le cadrage n'atteigne un quai ou la passerelle des Arts.
!
Fernand Broc s'était donc mis en quête de zéros et de uns déjà
organisés pour d'autres tâches que celles de faire du bruit, en se disant
que quelque chose de beau et d'harmonieux, réduit en zéros et en uns
pouvait peut-être, par une magie mathématique à découvrir, se
retraduire en un ensemble sonore ayant aussi du caractère.
Manach se demandait bien Broc allait en arriver dans ce chemin de
la découverte sonore qu'il racontait avec passion.
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /61 147
- La magie, disait Fernand Broc, elle est déjà partout, à foison, il suffit
d'écouter.
Cette magie s'installa de manière un peu inattendue. Les deux hommes
s'étaient assis à la grande table, dans la maison. Fernand avait servi
deux verres de vin. Alors il trinqua sur un poème dont les sonorités
flottaient entre douceur et bizarreries, de méandres paisibles en crue
impérieuse. Puis, du fond de la grande pièce, une voix d'enfant, l'enfant
qui avait conduit Manach jusqu'ici, poursuivit le poème:
!
Ornamis sin la cherizuj'
per pompa vest'
maj' estas nun kaj iras li
al edzigfest'
!
Kiel longa pinglo, chiu branch'
per blanka vind'
kushadas nun en flora ing'
ja ghis la pint'
!
Li estis bela sub la prujn'
en vintra vent':
li belas nun milfoje pli
pro flora tent'
!
Dum vintro estis lia bel'
de l'vivo bild'
kaj same kiel ombro, nur
ventenc', malmild'.
!
Se nun ne estas ombra shajn'
li, sed simbol'
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /62 147
de charm, beleco, de vivem'
kaj de petol'.
!
Edzigfest' kaj sunveter';
pro la promes',
somerknabin' atendas al
fianckares'
!
Guido Gezelle
Traduit du flamand par Hector Vermuyten
!
Manach n'avait pas reconnu tout de suite l'origine du poème, bercé par
la musique des mots. Très vite cependant, les sonorités chaudes de
l'espéranto l'avait rebranché. Il faut dire que la bonne poésie en
espéranto est comme la bonne poésie dans toute langue. Elle demande
une complète maîtrise de la langue et de la culture. Manach parlait
couramment l'espéranto, mais n'avait jamais plongé dans l'abondante
littérature poétique originale ou en traduction que l'on pouvait chez
les espérantistes.
Après un moment de silence, comme à l'église, Fernand se remit à
parler de ses recherches sur le son. La métaphore de la poésie dans
une langue étrangère était intéressante. Un poème peut avoir une
beauté dans une langue, sa traduction peut en avoir une autre. D'où
son idée d'essayer une traduction un peu spéciale certes mais tentante.
Un processus de création ne peut guère passer que par une succession
d'essais/erreurs. On essaie, on regarde ou on écoute ; c'est mauvais, on
recommence différemment, au pifomètre, on voit ; c'est bon, on garde,
on s'en resservira ailleurs, etc... Heuristiquement vôtre, dites-vous ! Au
pif, c'est ça !
Le premier essai fut fait à l'aide des "sanglots longs des violons...." A
chaque lettre correspondait un bruit différent. Fernand Broc avait mis
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /63 147
au point plusieurs palettes de relations entre bruits et lettres. Quant à
la durée de chaque bruit, il avait imaginé plusieurs méthodes dont la
première lui apparut d'évidence. La durée du bruit devait avoir affaire
avec la place de la lettre dans le vers. Ainsi, on devrait récupérer
quelque chose ayant à voir avec la prosodie. Une autre fut de relier la
durée de la note à la place qu'occupait la lettre correspondante dans
l'alphabet.
Bref, il eut bientôt une cinquantaine de traductions bruitales -
bruitiques, bruitantes, bruissantes, bruiteuses ou bruitiennes, comme
vous voudrez -! de son poème. Le résultat était certes amusant, parfois
cocasse, mais le laissa sur sa faim. Il eut alors l'idée, pour voir, ou plutôt
pour entendre, de travailler directement sur la suite de zéros et de uns
telle que l'ordinateur avait digéré le poème original. Les cacophonies
qui en résultèrent furent décourageantes, allant du silence total au
sifflement quasiment continu, du roulement de tambour à la clochette
infernale de l'enfant de choeur.
De dépit en dépit, il chercha longtemps, jusqu'à numériser du
Beethoven, changeant les rythmes en hauteurs de note, la double-
croches devenant un la, la noire un do, etc.. et les notes devenant
rythmes. Après quelques aménagements mathématiques, il réussit à
sortir une symphonie qui nécessitait que l'auditeur soit
particulièrement en forme pour l'écouter de bout en bout.
Il en était à chercher toute sorte de données informatiques, dont le
seul critère de choix était que ces données soient les zéros et les uns
d'oeuvres construites. Il avait numérisé des photos d'arbres et avait
obtenu un univers sonore presque répétitif, presque, parce que chaque
répétition se faisait avec de surprenantes variations. Bien sûr, il avait
pensé à Vermeer, mais curieusement, il n'avait pas réussi à traduire
autrement que de façon ennuyeuse sa célèbre lumière.
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /64 147
Son morceau favori était cependant sa traduction des murmures
multicolores du hall du Palais Garnier, en attendant ceux du Palais
Brogniard dont il savourait déjà le son de l'argent volé.
Manach n'en pouvait plus, saturé de créations. Certes, il cherchait une
nouvelle musique de ballet, mais là, il avait l'impression que c'était à
lui de fournir le ballet à la musique. Fernand Broc commençait déjà à
lui demander si la notation chorégraphique avait un codage propre à
être digérée par sa machine. Non ? Et si on équipait chaque danseur
d'un système qui le situerait automatiquement sur la scène, chaque
position déclenchant une phrase sonore particulière ?
C'en était trop, il fit celui qui allait manquer un rendez-vous, assura
que tout cela était vraiment trop soudain, qu'il lui fallait d'abord
assimiler cette nouveauté et qu'il reviendrait bientôt avec des idées
plus précises sur ce qu'il recherchait.
Dehors, il se perdit, monta dans le premier tramway qu'il rencontra et
qui fort heureusement passait rue des Ecoles. Rentré au collège de
France, il s'affala sur son lit et ne se réveilla que vers deux heures du
matin transi de froid.
!
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /65 147
11.L’homme en marche pour la complexité
Brusquement, Manach bondit de son fauteuil, alla tout droit vers sa
bibliothèque et prit sans hésiter un petit livre grossit par sa reliure de
plein cuir cramoisi. Il suspendit le temps, debout, feuilletant le livre
comme à la recherche d’un trésor qu’il savait enfoui dans ces pages.
Gravetou n’osait interrompre la saveur
du moment. Il ne voyait du livre que la
reliure qui lui parut artisanale. Il nota
dans la bibliothèque une dizaine de
dos du même art, identifiables à leurs
trois bourrelets et aux écritures d’or
grossièrement déposées.
C’étaient sans doute les livres
fétiches de Manach. Sa curiosité
l’emporta. Il se leva lui aussi et
s’approcha du mur couvert de livres.
Les dos reliés inspiraient comme un
respect, tel qu’il osait à peine lire les
titres et les auteurs.
Manach se mit à lire à haute voix: L’homme est en marche vers la
complexité. D’aussi loin qu’on le connaisse, l’homme est parti de
l’assemblage de quelques molécules, d’une paramécie troublante de
simplicité. De quelques neurones agencés, par mégarde selon les uns,
par transcendance diront les autres... Manach s’interrompit et
commenta: “disons, par mégarde de la transcendance. J’aime à penser
qu’un jour la transcendance s’ennuyait, regardait ailleurs et qu’alors,
sans y prendre garde, par mégarde, elle inventa le sens. Elle qui était
sur une infinie ligne droite, de toute éternité, par mégarde, elle y mit
un point, sur cette droite, le trouva joli, trouva que ce point rompait la
monotonie de l’éternel infini.
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /66 147
La transcendance n’aurait eu qu’un seul point, sur cette droite, le mal
n’aurait pas été fait. Un point, ça n’a qu’un diamètre infiniment petit.
De l’infiniment petit à l’infiniment grand, la transcendance restait
après tout complètement propriétaire. Un seul point n’était pas gênant.
Le zéro et l’infini n’ont ni l’un ni l’autre de représentation. Essayez
donc de faire quelque chose de concret à partir du néant ou à partir de
l’infini. Rien à faire, vous avez dans la tête une sorte de dissonnance
gênante. Vous avez beau tourner la chose en tous les sens, le zéro et
l’infini appartiennent à la transcendance et à personne d’autre.
La transcendance l’avait trouvé joli, son point sur sa droite. Tellement
joli, ce contrepoint de l’éternité, que, par mégarde toujours, la
transcendance en avait posé un autre, un autre point. Diable, le mal
était fait. Eh oui, parce que, entre les deux points, vous imaginez...
Entre deux points, il y a quelque chose qui n’est plus de l’infini. Il y a
une distance. On va de celui-ci à celui-là et de celui-là à celui-ci. Dieu,
par mégarde, avait inventé le sens.
S’en était-il rendu compte tout de suite, des conséquences de
l’invention du point ? Sans doute pas. Sinon, il n’aurait pas été jusqu’à
mettre un point hors de son infinie ligne droite. Trois points, trois
points non alignés, Monsieur Dieu, qu’est-ce que ça fait ? Dieu, qui
avait encore l’éternité pour lui, réfléchit. C’était nouveau. On ne
pouvait pas répondre n’importe quoi, il y allait de sa crédibilité. On ne
s’intitule pas Transcendance sans en assurer la majesté et bien sûr
l’infaillibilité. Quoique, en n’y prenant pas garde... Oui, Monsieur Dieu,
vous avez raison, trois points non alignés définissent une surface. Dieu
immédiatement rajouta, pour montrer qu’il était plus intelligent : et
quatre points forment un volume. Par extrapolation, dans l’infiniment
petit d’un instant d’éternité, la Transcendance découvrit l’ampleur de
la mégarde. Elle venait de créer notre univers.
Première dimension le sens ; deuxième dimension, la surface ;
troisième dimension le volume. En fait, quelque chose le chatouillait.
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /67 147
Installé dans son éternité, Dieu faisait un petit blocage. Mais sa
foncière honnêteté intellectuelle lui fit rendre grâce. Maintenant qu’il
avait inventé le point A et le point B, la logique s’imposait. On ne peut
être en même temps en A et en B, sauf à confondre les deux points
qu’il venait justement de dissocier. Sachant bien qu’il faudrait toujours
un certain temps pour aller d’ici à là, Dieu se résolut à regret à
découper son éternité.
Passé le premier instant de colère après lui-même, puis d’abattement,
son déterminisme essentiel - par essence, Dieu est déterministe - lui fit
entrevoir un univers plutôt sympa. Sûrement beaucoup de misère, avec
du bonheur en contrepartie. Il avait fallu choisir : hors du train de
l’éternité, on a rien sans rien.
Bref, Dieu, avec ses quatre dimensions, avait très vite compris que la
création de la paramécie était inéluctable.
Manach semblait ravi de son histoire et souriait aux anges. Il rajouta,
avec un humour prosaīque: “voilà ce que c’est que l’oisiveté. Quand on
n’a pas à faire la vaisselle, on s’ennuie, et puis on pense ! Le big-bang,
c’est ça, l’univers étouffait de trop d’ordre, il fallait bien que ça éclate”
Il reprit alors sa lecture à haute voix.
“De quelques neurones agencés, par mégarde selon les uns, par
transcendance diront les autres, on en était arrivé à combien de
milliards et rien ne permettait de dire aujourd’hui que ce nombre
cesserait un jour d’augmenter. Il y a toujours des paramécies, mais
combien d’autres espèces se sont bâties, milliers d’années par milliers
d’années, pour un jour arriver à l’espèce humaine, sans parler du règne
végétal,
Incorrigible, il s’interrompit à nouveau.
- En fait, on spécule sur des millions d’années en arrière, à partir des
indices que l’on a aujourd’hui. Moi, j’ai plutôt envie de spéculer sur un
million d’années en avant. On ne le fait pas parce qu’on a le vertige.
C’est vrai que tous les futurologues tombent de haut très
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /68 147
régulièrement. Mai 68, c’était évident, après, bien sûr. La folie de
Staline, d’Hitler, de Pol Pot et de bien d’autres, on aurait aimé la
prévoir.
Il se redressa, l’affirmation péremptoire à la bouche : "Mais on peut la
prévoir. C’est encore une question de vertige, mais pas du même. Le
vertige du pouvoir prend chez tous ceux qui l’ont. Donnez-moi un
levier et je soulèverai le monde. Qui n’en a pas envie. Donnez à
n’importe qui des mégatonnes de décision, vous le verrez bientôt
comme un enfant au volant d’un 38 tonnes: heureux, mais ô combien
dangereux.
C’est clair, chaque fois qu’un pouvoir existera sans contre-pouvoir, il y
aura catastrophe.
Voyez-vous, quand je vote, je me détermine pour la solution je
pense que le contre-pouvoir sera le moins faible. Un pouvoir éclairé est
toujours mieux que l’aveuglement du pouvoir.
Mais, ce n’est pas de ce futur là dont je veux parler. Celui qui m’amuse,
c’est le futur de l’humanité dans mille ans, dans dix, cent mille ans,
dans un million d’années et plus. Je veux rêver. Et pour celà, je trace
un trait d’aussi loin que l’on spécule sur le passé, jusqu’à aujourd’hui,
et je le prolonge, sans honte, sans peur et sans vertige.
De l’atome à la paramécie, j’ai déjà fait un bout de chemin. De la
paramécie à l’homme, d’accident génétique en accident génétique,
voilà une autre étape. Aujourd’hui, le problème semble se compliquer,
parce que le facteur hasard génétique tombe dans l’océan de la
conscience humaine. Jusqu’à quand celle-ci va-t-elle protéger
l’évolution naturelle ? Cent ans, mille ans, plus... ? Viendra bien un
moment quelques savants fous, embrayés par quelque Mac Namara
ou Thatcher, pour ne citer que ceux que beaucoup ont cru
raisonnables, balayant les contre-pouvoirs, s’imagineront les pères d’un
homme nouveau, inusable, à la mémoire sans défaillance, à la logique
radicale.
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Gageons que nous resterons sur la droite de l’évolution,tout se sera
passé selon le bon vieux principe de la pérennité de l’espèce. L’espèce
humaine est comme toute autre espèce animale. Elle apprécie plus ou
moins consciemment les ressources de son territoire et s’y adapte. Les
futurologues se trompent quand ils pensent que globalement l’homme
peut réagir avec toute sa conscience pour traverser ses vicissitudes.
Globalement, l’homme réagit dans un inconscient collectif dont la
composante la plus forte est la pérennisation de l’espèce.
On peut bien sûr imaginer des scénarios catastrophes, allumées par les
hommes eux-mêmes, ou venant d’ailleurs. Par exemple, un laboratoire
clandestin du pôle sud, travaillant à la mise au point de bactéries
tueuses ou d’un nouveau virus d’Ebola, peut échapper au contrôle de
ses apprentis sorciers et sauter la barrière du continent antarctique. En
mille ans, des occasions ne manqueront pas.
Dix mille ans plus tard, l’humanité aura peut-être rendu la terre
invivable, au point que l’égoisme de certains poussera à des solutions
eugénistes.
Les cent mille hommes les plus riches auront quant à eux affrété une
flotte spatiale qui s’abîmera dans l’espace.
Cent mille ans plus tard, la terre aura eu dix occasions d’exploser ou de
fondre. Seuls quelques cancrelats auront survécus, relançant
l’évolution sur de nouveaux chemins. Il faudra alors encore des
millions d’années pour que de nouveau l’équivalent d’une conscience
humaine habite la terre.
En fait, Manach récitait le catalogue des BD de science-fiction.
Quelque part en lui-même, épris d’idéal, il imaginait cependant le
scénario du paradis sur terre, tous les hommes, sans aucune
exception, pourraient se persuader de leur immortalité, et y arriver
dans toute la plénitude de leur conscience, permettant ainsi à la
transcendance de reprendre ses quatre dimensions et de continuer
l’éternité comme avant.
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12.M o n o p o l y
Quand il entra dans le salon, les trois
adolescents jouaient au monopoly.
La télévision était allumée et n’avait
pas l’air de les gêner. Etonnante,
cette faculté d’avoir vue sur le
monde et insouciance à la fois. On
relativise, on s’habitue. Les
cosmonautes aussi ont vue sur le
monde. Mais combien de temps
passent-ils le nez collé au hublot ?
La télé ressassait les éternels déficits
publics. Laurent, qui avait le dos
tourné à l’écran, tout en échangeant
ses maisons et ses hôtels sur je ne sais plus quelle rue de Paris, lança sa
réflexion du moment. “Le mec qui s’achète sa maison, quand il
emprunte, il gagne vingt ans. Ça vaut le coup de la payer un peu plus
cher. Mais l’Etat, quand il s’achète un hôpital, il a le fric en poche:
chaque année, il a de quoi s’en payer mille, des hôpitaux. S’il
emprunte, c’est qu’il est mauvais. Il contracte des emprunts perpétuels
dont il remboursera perpétuellement les intérêts. C’est comme si moi,
j’empruntais pour acheter un bouquin.
Les trois autres garçons coupèrent court à son discours en lui
demandant de finir de jouer. L’heure n’était pas à l’une de leurs
discussions sans fin pour refaire le monde. Quant à Manach, il apprécia
le commentaire en silence, et imagina les réponses que les politiques
auraient pu faire à cette réflexion. Impossible, un Etat ne peut pas vivre
sans dettes, etc... Pour relancer le débat, il questionna les jeunes.
“Savez-vous quel est l’Etat qui a la plus grosse dette du monde ?”. Les
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /71 147
réponses fusèrent: “Celui qui a le plus gros zizi”, “le Mexique”, la
Russie, l’Inde. Ils s’étonnèrent d’apprendre que les Etats-Unis avaient
une dette colossale. Laurent apprécia.Avec une dette en dollars, c’est
eux les plus à l’aise. Les dettes des pays d’Afrique sont aussi en dollars.
A ce petit jeu c’est évidemment le pays le plus riche qui gagne, il se
rembourse avec les dettes des autres. Le système de la dette, c’est le
système de l’éternelle dépendance. Quand les paysans se sont endettés
pour acheter leurs tracteurs, il ont voté leur misère. C’est pareil avec le
tiers-monde. Si tous les pays d’Afrique décidaient d’un seul coup de ne
plus payer leurs dettes en dollars mais en produits de chez eux, tous les
banquiers de la terre seraient mal. "Monsieur le veau d’or, épargnez-
nous ça. Facile, répondit-il, achetez donc l’amitié des dirigeants
africains, de peur qu’ils n’osent.
Manach apprécia ce condensé d’économie mondiale, qui fut bien sûr
taxé par les autres de procès d’intention, de raisonnement de terroriste.
Le monde tournait bien comme ça et eux jouait au Monopoly.
!
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13.Service national
La télé changea de sujet avec à propos.
Un beau légionnaire - c’est toujours
beau un légionnaire- saluait avec toute
l’intensité et toute la force d’une armée
invincible. Laurette balbutia qu’un
homme en uniforme la faisait toujours
craquer. C’est vrai, le prestige de
l’uniforme. Etonnant, serait-il
génétique, tellement on sent la
profondeur de cet atavisme!? Quel est
donc ce ressort qui vibre devant ce sergent- chef impeccablement
sanglé dans son treillis, devant ces dix huit pompons rouges aligné sur
le pont de la corvette et dont le col bleu fasseye au vent, devant un
casoar qui valse dans le salon du château, devant l’alignement rythmé
de vingt bicornes descendant les Champs Elysées sans l’étalage même
d’un soupçon de l’intelligence enserrée dans le feutre du couvre-chef.
Manach se souvint d’un ancien directeur de l’Ecole Polytechnique qui
avait écrit un livre, jamais paru, s’interrogeant sur les pensées du
bicorne muet entre l’Etoile et l’obélisque. Il racontait qu’il avait fallu
hospitaliser l’un des élèves toujours épris de rectitude et
malheureusement dénué du sens du rythme. L’élève n’avait pas résisté
au calvaire mental qui s’était emparé de lui au départ de l’Etoile, dans
l’angoisse de ne pas marcher au pas. Au Rond-Point des Champs, il
avait fini par perdre la cadence. Sa marche à contre-temps avait semé la
panique sous les autres bicornes qu’il s’était mis à regarder d’un air
égaré. Une grosse voix du rang de derrière s’était alors élevée en
martelant “défi sur dété égale un moins theta - défi sur dété égale un
moins théta - défi sur dété...”. Curieusement, l’équation lui avait un
moment occupé l’esprit, le vidant de toute angoisse. Il s’était alors
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remis à marcher droit et au pas. Il avait qu’on ne remarqua pas ce
crime à une diversion: l’une des demoiselles de l’Ecole avait rattrapé in
extremis son chapeau - qui n’a pas deux cornes - qui s’envolait au vent
fripon. Les caméras avait immortalisé cet incident, qu’on avait revu le
soir au journal télévisé.
Manach revint à sa question de l’universalité du prestige de l’uniforme,
sans trouver de réponse satisfaisante. Sécurité bien ordonnée
commence par soi-même. Sacrifie-toi, il en restera toujours quelque
chose. Mon père, ce héros au sourire si doux. Engagez-vous, rengagez-
vous qu’y disaient. Tous pareils, c’est déjà plus un inconnu, rapport à sa
flamme On avait joué aux formules, mais on avait tourné en rond.
L’axiome était resté là, en suspend : “Quand même, c’est beau un
uniforme !”.
Bien sûr les jeunes tournèrent vite autour du service militaire qui était
devenu service national et qui penchait vers plus rien du tout. Le
philosophe de service rappela que l’homme est imparfait, mais que
dans son imperfection, il avait quand même réussi à baliser le chemin.
Des garde-fous, au sens propre, comme au sens figuré, il en avait
inventé. La Justice, la Police, l’Armée. Maux nécessaires pour certains,
biens enrichissants pour d’autres.
Encore fallait-il savoir de quels fous se garder. De la folie de son voisin
de quartier, des fous de la région d’à coté, des illuminés de tout poils,
des désespérés d’une cause, du Frankenstein d’un pays lointain.
L’Histoire fourmille d’exemples édifiants et de solutions aberrantes.
Encore fallait-il définir ce que c’est qu’un pays, une nation, un Etat,
une patrie, par les jours qui courent et qui courront de plus en plus
vite dans la mondialisation de l’économie. Défendre son beefsteak ou
son identité. Quelle identité, derrière identité, il y a idée ; derrière, il y
a encore idéologie.
A dix huit ans, vous dites quoi ? On dit rien, on fait ce qu’on nous dit !
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /74 147
Manach parla de la diversité des hommes. Justement, dix-huit ans, c’est
l’âge où les préjugés n’existent pas, ou, s’ils existent, ils s’effacent face à
la réalité. Alors, quelques semaines, quelques mois ensemble, avec
d’autres, avec d’autres qu’on a pas choisi, ça pourrait être fait pour la
sentir, cette diversité.
En jouant aux cartes toute la journée, comme leur grands frères ?
Evidemment non. Sans trop se creuser, on peut en trouver des choses à
faire, quand on est jeune et qu’une structure aussi adulte que celle de
l’armée est toute prête à vous supporter - moyennant bien
évidemment une petite révolution interne de notre grande muette -
Par exemple, à dix-huit ans, on sait déjà trop de choses ou pas assez. Le
partage du savoir, vous connaissez. Dites à un jeune qui sait lire
d’apprendre à lire à un autre jeune qui ne sait pas lire, pourquoi ne le
ferait-il pas si c’est là son service à la nation ?
Dites à un jeune qui sait ce qu’est la citoyenneté de la faire découvrir à
son tour à ceux qui ne le savent pas, pourquoi ne le ferait-il pas si c’est
là son service à la nation ?
Dites à un jeune de trouver les moyens pour que chaque Français se
sente solidaire de tous face à un envahisseur, face à une catastrophe
naturelle, pour que le jour venu, les planqués et les collaborateurs n’en
puisse plus de honte. Et à propos de catastrophes, on peut imaginer
que les Services de secours s'appuient sur les appelés du Service
civique national (quelle belle mission pédagogique !) pour imaginer et
mettre à jour la liste des dangers locaux et les moyens possibles pour
traiter les préjudices dans l'urgence.
Dites à un jeune de se joindre à un chantier d’urgence où, même en
payant, l’Etat est impuissant.
Ils iront, leurs aînés ont obéi à bien d’autre conneries pendant leur
service.
Manach termina son envolée par un splendide “Des cavernes aux
casernes, l’homme à fait un grand pas. En avant !” Hier, on formait
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /75 147
dans les casernes des soldats citoyens, aujourd’hui, gardons les
casernes pour former des citoyens soldats.
Des soldats et quelques chars, quelques navires, quelques avions pour
garder les fous, certes, mais aussi des humanistes pour fortifier les
faibles, des chefs de chantiers pour faire face aux grandes détresses.
C’est ainsi que l’homme doit sortir de ses casernes.
Les adolescents ponctuèrent le discours par un “trois hôtels rue
Lecourbe, ça te va ?”
Dégrisé, Manach zappa. La télé, fidèle à elle-même se faisait une
concurrence stupide. Colombo contre Nestor Burma. Palette, le
magazine de la Cinq les départagea, même si c’était pour voir les
détails d’un superbe tableau sur une mauvaise télé. Il pensa que si le
cinéma avait été deux fois moins cher, il aurait fait l’effort d’une
lumineuse salle obscure, mais à ce prix, en plus pour un film américain
issu d’une pub outrancière, il se refusait d’engraisser trop souvent les
monopoles de distribution.
!
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /76 147
14.La fontaine
Gravetou lui avait donné rendez-vous
devant la Fontaine au Cirque. L’endroit était
bien choisi. La placette était ombragée d’un
tilleul et de quatre arbres dont le nom lui
échappait. Il regretta que les paysagistes
n’aient pas eu l’idée d’une petite étiquette
discrète qui pourrait renseigner, éduquer le
passant. Un arbre, c’était quelque chose de
trop vivant. Il fallait savoir son nom, sa terre
natale, que sais-je. Manach se souvint de son
adolescence, quand il partait avec de minuscules plaques de cuivre sur
lesquelles il avait gravé, à l’aide de cire et d’acide, les noms qu’il
voulaient donner aux quelques arbres qu’il aimait dans la campagne de
sa ville natale. On baptisait bien les bateaux, alors pourquoi ne pas
baptiser les arbres dont certains pourraient servir à faire les bateaux ?
Il imagina le service des espaces verts donnant un nom à chaque
arbre : le cornu, l’oublié, le tendre, l’orme au chat, le pointu de la place
Diogène. Ouest-France parlerait de la maladie du troué, ou de l’érable
du chemin de l’Ecossais. Chacun pourrait ainsi lui rendre visite. Peut-
être que la tendre sollicitude des habitants du quartier l’aiderait à
vaincre sa maladie. Enfin pour ceux qui pensent que les arbres ont
aussi une âme.
Il avisa le banc qui faisait face à la fontaine et s’y installa pour savourer
son avance au rendez-vous. Il s’étonna avec bonheur que la placette ne
soit pas envahie par des tables de bistrot. Deux ou trois tables pour
manger dehors, ç’aurait été bien. Mais, profit oblige, on sait que de
deux ou trois tables sympathiques, on en passe à deux ou trois
douzaines, qui auraient défiguré le lieu et obligé le flâneur à un chemin
sali.
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La Fontaine au Cirque portait bien son nom. L’eau jaillissait de l’oreille
d’un clown au large sourire. Le jet accrochait, au rythme du
balancement, une forme féminine suspendue à un trapèze volant. De
l’autre coté, un éléphant s’aspergeait le dos de belle façon. Le jet
tombait sur une sorte de selle qui étalait l’eau en une large corolle. Le
film d’eau ainsi produit englobait l’éléphant et retombait dans le bac
en forme de piste.
Sculpter l’eau, les hommes l’ont toujours rêvé. Sculptures autour de
l’eau, quels étaient-ils dans les jardins suspendus de Babylone ? Pont
du Gard, oeuvre pour l’eau. L’ont-ils revendiqué, le grandiose de
l’ouvrage ? Ou bien l’ont-ils simplement compris comme le seul
ouvrage d’une nécessité ? Jeux d’eaux de Versailles, Manach aurait bien
donné dix ans de sa vie pour une soirée d’été à la Cour, parmi les
odeurs de ceux qui savaient ne point se laver, pour vérifier que les
femmes étaient belles et pleines d’esprit et les hommes lourds et
grossiers. Il se souvint aussi de la Fontaine de Saint Eustache, dont il
se demandait toujours si l’architecte avait fait exprès, ou si la physique
des fluides avait tout simplement imposé ses droits. Regardez-là cette
descente d’eau, qui se casse quatre ou cinq fois chaque seconde, à
l’horizontale, formant ainsi des bandes noire et eau qui tombent
comme un store à grandes lamelles, avec un clap-clap-clap-
clap...régulier et insistant.
La Fontaine au Cirque, c’était son bonheur d’aujourd’hui, là, seul avec
les bruits de l’eau et la trapéziste au balancement éternel dans l’attente
des mains de son partenaire. Manach avait tout d’abord cru que
l’artiste n’avait pas créé le second trapèze, mais il le découvrit par
hasard, ébauché dans la pierre noircie par l’eau quotidienne qui le
frappait. C’est vrai, au cirque, on voit d’abord le vif argent des corps en
catapulte. Ce n’est qu’après que l’on s’extasie sur la force des porteurs.
Manach se lassa. Au coin de la place, un photographe affichait en
vitrine appareils photo et caméscopes. Il pensa que depuis bientôt
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /78 147
trente ans que l’on disposait d’une cellule incorporée, la technologie
n’avait pas franchement évoluée, si ce n’était qu’il n’est plus besoin
d’être intelligent pour faire une photo correctement exposée. Il se
demanda combien d’années il faudrait encore qu’il attende avant de
voir un petit truc à tout faire, photos numériques autant que
caméscope et loupe et jumelle à la fois. Ben oui, une cible CCD avec
une définition de plusieurs milliers de points en hauteur et en largeur.
Il suffit d’en montrer seulement une partie pour faire un
agrandissement qui peut se multiplier avec celui de l’objectif. Et puis,
la mémoire, on sait déjà avoir tout le film des Enfants du Paradis dans
le creux de sa main. Trente photos, ou trente six mille photos, est la
différence ? En plus, on pourra évidemment les effacer, les trier, les
copier. Un écran plat de dix centimètres, ça va bien pour viser et
vérifier qu’on va faire une belle photo comme on les aime. Avoir tout
son temps de gâcher la pellicule virtuelle pour garder le meilleur
souvenir de la Fontaine au Cirque. C’était son rêve.
Bien sûr, quand on a l’écran, on peut y mettre la télé et tout ce robinet
d’eau tiède qui peut dégouliner du réseau internet. Du coup, le gadget
fait aussi ordinateur, réveil matin, téléphone, dictaphone et
visiophone...Elémentaire !. Qu’on y rajoute le positionnement par
satellite et alors il sera facile d’avoir sous les yeux la carte du quartier et
la direction dans laquelle il faut aller pour trouver la plus proche
boulangerie ouverte à cette heure. Après ça, on pourra peut-être!
souffler, jusqu’à ce que de nouveau Nimbus nous ouvrent de nouveaux
horizons. Le virtuel, mon cher....
Mais combien de gadgets imparfaits faudra-t-il qu’il achète, qu’il casse
et qu’il jette avant d’avoir en main un pareil trésor. Il ricana en lui-
même. Sa télé avait rendu l’âme depuis deux ans déjà et il en était
heureux. Sinon il se contentait d’appareils photo jetables. Il regardait
les photos en sortant de chez le marchand, puis les mettaient dans un
tiroir. Il ne les regarderait sans doute plus jamais.
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15.Tapis volant sur deux roues
Gravetou arriva, menant avec un naturel étonnant une énorme
moto carénée, avec casque stéréo, microphone et le toutim. Ça
frimait un max. Manach en fut tout interloqué. Jamais il n’avait pu
imaginer que Gravetou sacrifia à cette coûteuse sensation.
Gravetou savait vivre et évita
d'inviter trop vite son copain à
grimper sur le siège arrière. Il
gara l’engin, retira son casque
et vint s’asseoir sur le banc. Il
expliqua que l’occasion avait
fait le larron, et que depuis
quelque temps, à voir passer
ces êtres étranges sur leur
moto qui n’était plus tout à
fait une moto, il avait voulu
savoir ce qui pouvait bien se
passer à l’intérieur d’un
casque et sur un fauteuil posé sur deux roues seulement et qui
avait le culot de ressembler à une Rolls ou une Bentley. Il parla de
saine jalousie, pour bien la distinguer de la vaine jalousie pour la
femme du copain ou de la jalousie dangereuse qui conduit tout
droit à de dommageable excès. Bref, il avait vendu la deuxième
voiture. Sarah avait été d’accord, à la seule condition qu’elle puisse
aussi la piloter seule, histoire de faire hurler de désir tous ceux qui
verraient passer ses cheveux fous débridés et flottant derrière son
casque. Une Walkyrie, fille de Wotan, femme presque libre, sortant
d’une BD d’Hugo Prat.
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Gravetou parla ainsi de son nouveau couple. Manach se laissa
apprivoisé. On le retrouva juché sur la selle arrière, avec
l’impression d’être dans un avion d’entre les deux guerres et de
ressembler à Snoopy. En ville, il sentit l’envie de certains,
l’indifférence feinte des autres. Mais il ne s’arrêta pas à cela. L’air
libre, le fait de voir tout d’un peu plus haut, la vue dégagée vers les
étages des maisons, il sentait une autre ville, une autre façon de
compter le temps.
La route pour Vendartois était sinueuse, bordées de quelques
falaises, rivière en contre-bas. Pourquoi parler, pourquoi penser ?
Un état second s’installe, on flotte à travers un monde dont la
réalité prend un jour de virtualité. Tout en douceur, tout en courbe
à la gravité droite, le coeur irrépressiblement à l’aplomb de la tête,
pas une vertèbre qui ne se sente tirée vers la droite ou la gauche,
pas un genou qui fuit. Et presque quatre cents kilos qui tiennent
sur deux fois cinq centimètres carrés. Magique. Jamais les mêmes
les centimètres carrés ! Et un simple cerveau de petit homme pour
faire la magie. Magie du voyage, tapis volant, le roi n’est plus mon
cousin, je suis ailleurs.
!
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16. Le drône
Tapis volant pour tapis volant,
Gravetou voulait montrer autre chose.
Il avait entendu Manach pester contre
l’infernal bruit des petits avions qui
réveillent toute une campagne sur des
kilomètres. Ils arrivèrent à un champ
qui avait pris l’allure d’un minuscule
aérodrome de campagne. Près d’une
vieille ferme, un engin, ni ULM, ni
avion. Une maquette de trois mètres d’envergure: juste une cellule
pour le pilote, hyper vitrée, deux paires d’ailes en moustache et sur
l’arrière, en V assez prononcé, deux volets sur chaque aile, deux
hélices au dessus derrière et trois roues.
Gravetou expliqua que les volets étaient électriques et commandés
par un ordinateur. Dans la version grandeur nature, le pilote
disposerait d’un petit manche qui en plus pourrait tourner autour
de sa verticale, remplaçant ainsi les palonniers. Le pommeau du
manche ressemblait vaguement un avion. En bougeant ce petit
avion, on faisait bouger le grand de la même manière. Les
mouvements du manche étaient analysés par l’ordinateur, qui se
chargeait de commander les volets comme il fallait. En vol, en
lâchant le manche, on permettait à l’ordinateur de recaler l’assiette
de l’avion sans problème.
Le moteur était un moteur orbital à deux temps d’un rapport
poids puissance exceptionnel, complètement insonorisé, faisant
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /82 147
office de générateur électrique, les hélices étant alors entraînées
par des moteurs électriques.
L’écran de l’ordinateur montrait tout : la radio, la cartographie, les
paramètres du vol. Il était placé à la hauteur supposée des yeux du
pilote de telle sorte qu’à l’atterrissage, la piste réelle vienne se
confondre au bout du couloir virtuel de descente, à condition que
les deux extrémités de la piste aient été préalablement géocodées
dans la machine. Le décollage, le pilotage et l’atterrissage
pouvaient être automatiques et programmés, à condition que les
terrains d’atterrissage et de décollage dispose d’une balise GPS
différentielle. Gravetou pesta contre le Pentagone et les puissants
groupes d’intérêt flairant l’odeur de beaucoup d’argent, qui
cryptaient les émissions satellites nécessaires aux systèmes de
positionnement en obligeant ainsi à l'installation d'une coûteuse
balise au sol. .
L'essai devait se passer sans pilote. On avait remplacé la main du
pilote par une tringlerie télécommandée par radio et les yeux du
pilote par une caméra. On avait bien pensé à deux caméras en
stéréoscopie, mais sachant qu’en avion tout se passe plutôt loin
des yeux, on avait conclu que la vision en relief n’était pas très
significative et qu'une seule caméra suffirait.
Gravetou raconta que l’engin avait été conçu par quatre copains,
un spécialiste des matériaux composites, un gars qui avait fait Sup-
Aero, un informaticien fou et un bricoleur de naissance qui, après
sa dix-huitième maquette, avait eu envie d'une réalité plus forte.
Un papa qui aimait bien son fi-fils avait sponsorisé l’affaire en
offrant l’atelier et les matières. Il lui avait seulement interdit de
fabriquer un truc dans lequel on pourrait mettre un homme, en
songeant avec raison que son fils aurait pu faire les dramatiques
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /83 147
frais de ses inventions. Le fi-fils avait passer outre en fabriquant
une maquette vraiment très grande pour une maquette.
Une première batterie de vols d’essai en ligne droite avait déjà eu
lieu, sous télécommande à partir du sol. L’engin avait volé
plusieurs fois une cinquantaine de mètres, confirmant ce que l’on
savait déjà après passage en soufflerie.
Une seconde batterie de test en vol télécommandé avait donné lieu
à quelques bidouillages. L’équipe avait déjà une grosse fierté.
L’informaticien commençait à respirer. Surtout que les essais
avaient eu lieu quelques jours après le raté d’Ariane 5 qu’on
supposait dû au système informatique de guidage.
Aujourd’hui, c’était l’essai en automatique programmé. Les
bidouilleurs de garage s’étaient fait prêté une balise GPS
différentielle, qui permettait d’avoir une localisation précise à
vingt centimètre près.
On conduisit le l'engin à un bout du terrain, afin qu’il en géocode
la position dans son ordinateur, puis à l’autre bout pour en faire
de même. Ensuite on programma un décollage, un premier point
cible, virtuel, à trois cent mètres de hauteur - on avait décidé de
garder le système métrique, en laissant les pieds et les noeuds aux
masochistes qui perdurent et persistent dans leur anachronisme -
oui, je sais, les noeuds et les degrés d’une sphère de très
exactement quarante mille kilomètres de circonférence ont
quelque chose à voir ensemble. Et après ? - Arrivé au premier
point on vire à gauche vers un deuxième point, à toujours à trois
cent mètres de hauteur et à un kilomètre de là, puis encore à
gauche, puis encore à gauche. Si tout se passe à peu près bien,
Alfred (pour Camus ou pour Vigny, on ne sait plus), devrait se
trouver dans l’axe défini par les deux points préalablement
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /84 147
géocodés. On programme donc l’atterrissage là, selon les
contraintes imposées par notre informaticien fou. En cas, il a
prévu qu’on puisse reprendre l’affaire en télécommande manuelle
depuis le sol.
Voilà, on est comme à la NASA, sans le cent de mecs devant leur
cent d'ordinateurs, leur directeur de ceci, leur chef exécutive de
cela. Cinq mille mecs, et pourtant ils sont pragmatiques. Mais, ne
soyons pas jaloux et regardons.
Point fixe, tout baigne. Tout baigne ? Vous entendez ? Non.
Incroyable, à peine un ronronnement. Vrai qu’on peut faire des
moteurs silencieux !
Allez Alfred, c’est à toi, à toi tout seul. Le drone s’ébranle. Ah !
petit sifflement des hélices, qui diminue au fur et à mesure que
Alfred prend de la vitesse. On pourrait peut-être redessiner les
hélices, comme celle des sous-marins ? “Demain, demain !” On
comprend “tais-toi, tais-toi ! Savoures plutôt cet instant unique !”
Oui, Alfred décolle, tout droit, oui Alfred monte, vire, tire une belle
ligne droite, revire, belle ligne droite, revire encore. C’est
l’approche. Alfred descend, il titube, oh, il titube encore, aie, ça y
est, il est stabilisé. Arrondi final, l’informaticien fou a même pensé
à ça.
Chapeau, et tout en silence. Le silence, y-en a plus. Il n’y a que
quatre hommes qui hurlent leur bonheur. Et Manach et Gravetou
subjugués. Ont-ils compris qu’il n’a fallu que deux années de loisir
pour sortir d’un garage un truc qui pourrait mettre à la retraite
tous les commandants de bord. Sauf que les gens n’aiment pas
mourir seuls quand ils montent dans un avion. Ils sont plus
rassurés quand ils savent que le pilote mourra avec eux des
conneries qu’il aura pu faire. La machine aura beau être mille fois
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /85 147
plus performante que l’homme, on préférera toujours mieux
mourir sous la conduite d’un homme que par l’inadvertance d’une
machine, fut-elle programmée par un homme.
“On fait des métros sans conducteur, rétorquèrent-ils, des
téléphériques sans accompagnateurs, on fera bientôt des bagnoles
entièrement automatiques. Et c’est autrement plus coton à faire
une bagnole entièrement automatique qui devra se mêler au flot
des autres bagnoles, automatiques ou encore conduites par des
abrutis.
Manach leur demanda s’ils feraient le voyage inaugural d’un avion
de ligne tout automatique. La réponse ne fut pas franche. Ils
bottèrent en touche en prétendant que les problèmes étaient avec
les aéroports surchargés de trafic et la navigation sur les taxi-ways,
sans parler de la complexité des gadgets à mettre en oeuvre dans
les gros avions. En tous cas, on pourrait commencer par les avions
cargos, l’aéropostale, des trucs comme ça et peu à peu convaincre
les uns et les autres que le voyage en avion automatisé, si ça n’est
pas pour nous, ce sera peut-être pour les petits-enfants de nos
petits-enfants.
!
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17.Décollage vertical
Au repas qui suivit, pétillant de champagne, de cocasseries, de
bons mots et de nouvelles élucubrations, ils eurent droit à la
nouvelle théorie de Gravetou. Il partait du fait qu’un avion allant
de Toulouse à Paris mettait cinq à dix minutes pour décoller à
partir de la fermeture des portes, sans parler du décollage avec
Paris dans le dos, qui augmentait d’autant le trajet. Le même avion
perdait aussi au moins dix minutes dans sa phase d’approche à
l’atterrissage, comparé à la trajectoire la plus tendue possible que
l’on pouvait imaginer avec un décollage vertical et un atterrissage
tout aussi vertical, avec un freinage concentré sur le dernier
kilomètre. Au bas mot, on devait gagner un bon tiers du temps de
porte d’aéroport à porte d’aéroport.
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Décollage vertical, Gravetou s’était fait allumé, c’est le cas de le
dire. On le traita de fusée à poudre, de tous les loupés de l’histoire,
et d’autres bonnes raisons technologiques. Gravetou calma sa
petite foule en implorant son droit à l’utopie. D’abord, coupez tous
les moteurs d’un Airbus ou d’un Boeing, ça l’étonnerait qu’on
retrouve un passager vivant après dix minutes. Les gros porteurs
sont des fers à repasser et ne planent pas plus que vous et moi. On
a donc droit au fer à repasser. Il suffit simplement de lui garantir la
même fiabilité que les gros avions d’aujourd’hui. Quitte à faire un
fer à repasser, autant le faire intelligemment. Intelligemment donc,
il lança son assistance sur le problème: “quelle forme donneriez-
vous à un truc qui optimise la dépense d’énergie et le temps de
parcours entre deux champs de blé sacrifiés à la cause de l’aviation
nouvelle et distants de mille kilomètres - même problème avec une
distance de trois cent kilomètres ?”
Nos cinq larrons, pour qui projeter le futur était une seconde
nature, prirent la pose de ceux qui cherchent et qui pensent, qui le
poing sous le menton, qui l’index animé d’un mouvement
hélicoidal dans sa chevelure ébouriffée, qui affalé sur sa chaise, le
corps tout en biais, tête à l’avenant, bouche entr’ouverte, la main
tapotant le bord de la table et le regard vague comme si les yeux
étaient ailleurs que dans les orbites. Manach, lui, se leva pour faire
les cent pas, comme à son habitude lorsque son cerveau
bouillonnait.
Trop dur pour une fin de repas. Ça séchait un max. Gravetou en
profita pour dire qu’un tuyau et deux ailes, comme les avions
d’aujourd’hui, obligeaient à des structures drôlement complexes et
sûrement plus lourdes que la simple structure que l'on pourrait
imaginer nécessaire pour supporter quelques centaines de
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /88 147
passagers assis dans de confortables sièges. Pensant à l'inconfort
des bétaillères actuelles, il digressa un moment.
"Jamais, expliqua-t-il avec un brin de colère rentrée, vous
n'entendrez un riche actionnaire oisif, un chef d'agence
imbuvable, un patron arrogant, un directeur râleur, se plaindre de
la promiscuité des avions de ligne. On murmure sur le quart
d'heure de retard, sur l'incompétence supposée des responsables
d'aéroport. Mais on ne dit rien quand les genoux cognent contre le
siège de devant, contre l'impossibilité d'ouvrir son journal. Pensez
donc que les patrons les plus snobs qui pensent que la surface de
leur bureau est symbole de leur supériorité, s'entassent sans un
murmure au moins deux fois par semaine dans une de ces
bétaillères volantes. Ces chefs râleurs se résignent à se mettre en
tas parce que, d'après les ingénieurs, d'après tout le monde, un
avion doit être un tuyau avec deux ailes. C'est comme ça. Il est
donc normal que l'on entasse les gens dans le tuyau le plus étroit
possible, pour que les ailes puissent faire leur travail. Mais,
quelqu'un a-t-il pensé que le tuyau pouvait lui aussi participer à la
sustentation ? Qu'on l'élargisse en lui donnant un fond plat, et on
aura moins besoin des ailes. Et dans cette nouvelle largeur, on
pourra alors mettre des fauteuils comme au cinéma et non plus
comme dans un train de banlieue.
Gravetou rajouta qu'il fallait être fêlé pour imaginer qu’il serait
intéressant de dépasser le mur du son sur des trajets de moins
d'une heure et qu'on pouvait donc se dispenser de fabriquer des
engins supersoniques.
Il proposa sa solution. Intuitivement, il pensait que le volume qui
résulterait de cette approche serait un truc un peu plus épais
qu’un homme debout, occupant une place à mi-chemin entre une
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /89 147
ellipse et un rectangle pas trop allongé, l’ellipse devant, le
rectangle derrière, avec sans doute quelques subtilités
aérodynamiques. A neuf cent kilomètres à l’heure, on peine à
imaginer le courant d’air comme on le fait en passant sa main par
la fenêtre de la voiture à cent cinquante kilomètre à l’heure. On
savait simplement que le courant d’air est très froid, mais que l’air
y est fort rare. L’ordinateur nous dirait à tous les coups qu’il vaut
mieux aller chercher son chemin le plus vite possible le plus haut
possible, reste encore un zeste d’oxygène, à supposer que les
moteurs en ait besoin. Bon disons qu’il faudrait sans doute être au
moins trois fois plus long que large. Allons même jusqu’à prendre
le tuyau des avions de maintenant, sans les ailes, et mettons le
dessous plat au lieu d’être rond.
Reste cependant à voir le début et la fin du voyage. Pour faire
simple, on dit qu’on met trois moteurs de chaque coté, qui
peuvent pousser verticalement et pivoter progressivement vers la
poussée horizontale. On les mettra sur trois plans différents pour
éviter que le premier souffle dans les bronches du second et le
second dans le troisième. Bien sûr, c’est pas réaliste qu’un moteur
pousse ses dix tonnes à l’arrêt aussi bien qu’en avalant de l’air à
trois cent kilomètres à l’heure, mais on trouvera le trouvera le truc
un jour, sûrement.
On décolle tout droit vers le haut, pour éviter de polluer les
voisins. Une minute plus tard, on va tout schuss vers le haut et vers
là-bas. Au bout, on fait comme les canards, on transforme l’énergie
cinétique en une énergie potentielle qui servira à freiner la
descente qu’on amortira en remettant les moteurs à pousser
verticalement au tout dernier moment.
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L’ordinateur a tout fait, évidemment. Notre vaisseau se pose
comme une fleur sur l’embase du terminal 3 d’un petit aérogare
provincial. On peut en mettre partout des petits aérogares comme
ça, ça ne prend pas de place, ça ne fait du bruit qu’à un tout petit
endroit J’ouvre la porte, la passerelle fait trois mètres, je suis dans
le hall et j’embrasse mes petits-enfants.
Que dit l’ordinateur ? A voir... La moue dubitative des autres le
dissuada d’insister.
Gravetou exposa alors un truc qui le turlupinait. Un avion tient en
l’air parce qu’il avance. Mais il avance grâce à la poussée de son
moteur, qui est inférieure à son poids. Si l’on veut décoller
verticalement, il faudra bien une poussée plus forte que le poids
de ce que l’on veut maintenir en l’air.
“Laisse tomber. On te fera une maquette, c’est promis”. Et ils se
mirent à chanter, à quatre voix, un truc marrant.
!
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /91 147
18.Apprendre à apprendre
Il revint avec un air satisfait, brandissant le journal du jour.
- Ils l'ont fait. J'y croyais pas !
Fébrilement, il chiffonnait le journal à la recherche de la bonne
page.
- Là !
C'était le courrier des lecteurs, une lettre assez courte, un peu
rebelle, l'on proposait tout simplement de virer les Etats Unis
de l'ONU, vu qu'ils traînaient
des pieds à payer leur écot, vu
qu'ils s'entêtaient à refuser de
voir le machin dirigé par
quelqu'un de favorable aux 4/5
de la planète dont ils ne
faisaient pas partie, à savoir les
pays pauvres. Bref, qu'ils y
restent, dans leur égoīsme de
nantis. On pouvait
raisonnablement espérer que la
pauvreté du monde se
débrouille au moins aussi bien
avec eux que sans eux.
Manach commenta.
- J'ai envoyé mon truc il y a au moins deux mois. Je ne pensais pas
qu'il ferait suite à quelque chose d'un peu polémique. Il faut
croire que je ne suis pas le seul à être exaspéré par le
comportement du pouvoir américain.
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /92 147
Les autres n'insistèrent pas. Ils connaissaient les idées de Manach
sur ce genre de question, la Banque mondiale, qui n'était qu'une
banque, c'est à dire tout sauf un organisme philantrope, copain-
copain avec le FMI, le Fouet Monétaire des Inpécunieux et tutti-
quanti.
Manach rajouta que quelques mois auparavant, il avait déjà envoyé
un courrier disant qu'un peu d'inflation, ça pouvait être une
solution à tous nos maux, au contraire des discours des gros
barons de l'économie qui, du haut de leur componction, agitaient
le spectre du franc faible et de la hausse des prix. Manach, qui
avait une méfiance congénitale des experts de tous poils, disaient
qu'une hausse tranquille des prix devait être un bon régulateur
pour que peu à peu chaque chose et en particulier chaque plus-
value travailleuse soit payée à un prix plus juste. A vouloir juguler
les prix, on interdit à tous ces gens dont le travail est pénible et
mal payé, d'améliorer peu à peu leur difficile condition. En suivant
les économistes pontifiants, c'était plutôt l'inverse qui se passait.
Ils avaient leur enseigne: "Au bonheur des boursicoteurs". Belle
enseigne pour une rente de situation. L'Etat qui vendait toutes ses
actions ne risquait plus de s'enrichir. Il devenait pauvre avec les
pauvres.
- L'Etat-Saint Vincent de Paul, vous connaissez. C'était avant la
révolution !
Un coupé Mercédès décapoté passa, en les éclaboussant de
musique. Trois nymphes et un bellâtre riaient en franchissant
allègrement le feu au rouge.
La BMW qui suivait à folle allure, elle aussi remplie de nouvelle
noblesse, passa aussi au rouge. Au milieu du carrefour, tout ce
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /93 147
beau monde perdit ses privilèges en s'emplafonnant sur un vieux
bus moldave.
- Y aurait-il parfois une justice immanente ?
- Pour un 4 août, il fallait le faire.
On était bien un 4 août. Etait-il annonciateur d'une vraie
révolution ?
!
Ils auraient bien voulu faire les badauds d'un spectacle aussi live
que celui-là, mais Chaloco devait parler à la conférence des
recteurs d'académie.
Son sujet était somme toute banal: "Apprendre à apprendre -
Ecole alternative". Qui n'avait pas dans sa tête un rêve d'une autre
école. Et pourquoi lui, qui n'avait rien pour plaire à des recteurs
d'académie.
En fait, c'était le hasard. En mai dernier, il avait fait une randonnée
en Vanoise. Le mauvais temps l'avait bloqué au refuge Peclet. Il
avait retrouvé là un ancien compagnon de course en montagne. De
fil en aiguille, ils avaient parler du passé jusqu'au présent.
Aujourd'hui, cet ancien ami était devenu l'un des penseurs de
l'Education Nationale. Ceux qui l'accompagnaient étaient des
collègues tout aussi penseurs. A tuer le mauvais temps, autour
d'un vin chaud, on en vint à parler bien évidemment de l'école.
Curieusement, contrairement aux technocrates de tous poils qui
sont sûrs de leur savoir et ne savent que parler, ces sympathiques
penseurs étaient aussi des écouteurs. Et Chaloco avait quelque
chose à dire sur le sujet. Il rappela comment, dans les classes
rurales les enfants de niveaux différents sont mélangés, on
observait des comportements assez naturels qui semblaient être
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /94 147
l'explication des bons résultats obtenus dans le cursus primaire et
encore par la suite.
D'un coté, les plus jeunes avaient constamment sous les yeux
l'exemple de leurs aînés. De l'autre, les aînés avaient une évidente
facilité à faire participer les plus jeunes à certaines de leurs
activités. Comme l'instituteur ne peut s'occuper de tous les
niveaux à la fois, il s'arrange pour deux choses. D'abord, plutôt que
d'enseigner un savoir, il apprend aux enfants comment faire pour
acquérir le savoir. En plus, il délègue souvent sa mission aux élèves
les plus grands, en leur disant: si tu as bien assimilé ce que tu as
appris, tu dois être capable de l'apprendre à ton jeune camarade.
Les plus âgés apprenaient aux plus jeunes, et cela se faisait bien,
compte tenu de la proximité de leur langage. Au bout du compte,
en fin de primaire, tous les enfants sont fins prêts pour la suite : ils
savent comment on apprend et leurs acquis sont vigoureux.
Chaloco rajoutait qu'il y trouvait un autre avantage et non des
moindres. Ces enfants ont appris à transmettre leur savoir. Ils ne
seront ni avares ni rapaces. Ils seront pédagogues et participeront
naturellement à la dissémination du savoir. Si tous les enfants
suivaient ce chemin, le monde finirait bien par être un peu moins
imbécile, le savoir mieux partagé et les gens plus proches.
Cette constatation avait conduit Chaloco à inventer un slogan:
"Apprendre à apprendre", aux deux sens du terme, rajoutait-il
avant de s'expliquer.
Mettre en place de bons mécanismes d'apprentissage très tôt dans
la vie, c'est éviter de recourir au système d'apprentissage par essai-
erreur, qui pompe beaucoup d'énergie et qui conduit à mettre en
place dans la tête des mécanismes complexes pour comprendre et
utiliser des concepts simples. Commencer par apprendre à
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /95 147
apprendre, c'est à dire mettre en place les mécanismes et les
méthodes d'apprentissage, c'est mettre en place un fondement que
l'on gardera toute sa vie. On pourrait presque se passer de l'école,
puisque chacun saurait trouver les moyens de savoir ce qu'il veut,
quand il veut. On pourrait alors avoir des écoles conçues pour
répondre à une vraie motivation de savoir. Et les jeunes, ça a
tellement envie de savoir, ça veut tellement savoir se débrouiller
dans la vie, ça veut tellement savoir former son jugement.
- "Au moins, laissons l'enfant choisir librement son entrée en
lecture et en calcul, c'est son premier acte responsable. La
motivation fera le reste. C'est ça, apprendre à apprendre"
L'autre aspect de son slogan "apprendre à apprendre" paraissait à
Chaloco tout aussi important.
- Comprendre et assimiler sont deux choses différentes.
Aujourd'hui, ce sont les examens qui vérifient la bonne
assimilation, et c'est toujours le professeur qui corrige. On tourne
en rond. Le professeur enseigne, l'élève apprend, le professeur
vérifie. Le cercle est bouclé, certes. Mais c'est un maillon stérile.
est la chaîne de la connaissance si chaque maillon n'est pas
pénétré par le maillon voisin ?
Chaloco proposait que, pour chaque élève, l'enseignement reçu
soit répercuté. "Tu as compris, alors fais-le comprendre à un autre
et montre ainsi que tu n'as pas compris pour rien."
Il cita l'exemple d'une université zambienne qui avait mis en place
un système intéressant.
A la base, des modules d'enseignement, c'est à dire un cours sur
un sujet très précis, aux frontières amont et aval parfaitement
définies, c'est à dire les connaissances indispensables pour suivre
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /96 147
le cours et les connaissances supplémentaires qu'il permet
d'acquérir.
Le module est enseigné initialement à deux élèves. Pour réussir le
module, chaque élève doit avoir subi avec succès le contrôle final,
avoir enseigné à son tour le module à deux autres élèves et avoir
été l'un des trois notateurs du contrôle final de six autres élèves.
Le mécanisme paraissait un peu utopique, mais Chaloco en
détailla les avantages. Des modules de difficultés progressives et
un petit nombre d'élèves, ça va dans le bon sens, non !
Un enseignement bien retransmis est un enseignement bien reçu.
Et le fait d'être notateur développe la responsabilité. L'échec ne
prend pas l'importance d'un redoublement. Les élèves doués
progressent vite alors que les autres progressent à leur rythme et
peuvent maintenir leur motivation.
Et le professeur ?
Au début, il se sent un peu moins fier. Il ne règne plus par son
savoir sur une large masse d'élèves. Mais son rôle est plus noble,
plus humain. Il est en assistance technique. Bien sûr, il initie les
enseignements, il vérifie que l'enseignement se diffuse sans erreur
ni omission, il aide dans les difficultés, il oriente les élèves entre
les différents modules.
Chaloco imaginait généraliser le système : des modules très courts
en maternelle, dix minutes, une heure peut-être, quelques heures
en primaire, quelques jours au collège, quelques semaines au
lycée, quelques mois en faculté.
Au delà du bac, ou dans certaines filières parallèles, il imaginait
même un système très libre de création de modules
d'enseignement dépassant largement le cadre de l'université. Il
proposait que n'importe qui puisse proposer un module
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /97 147
d'enseignement, sous réserve de le déposer devant un organisme
de protection de la propriété intellectuelle : un titre, un
mnémonique, les mots clés, les références, les branchements sur
d'autres matières, les niveaux requis pour suivre le module, le
résumé, le support de cours, les moyens matériels nécessaires.
Pour être reconnu, l'initiateur du module devait alors enseigner
son module à une première fournée d'élèves, puis assurer
l'assistance technique pour au moins une vingtaine d'élèves.
Chaloco avait même pensé à la suite: ce module pourrait alors être
vendu aux élèves demandeurs, et disséminé selon la loi du marché.
Un élève ayant réussi le module peut à son tour le vendre, c'est à
dire l'enseigner, en versant les droit d'auteur demandés par le
déposant.
Bien sûr, la communauté technique, scientifique, intellectuelle
pourrait avoir droit de regard sur le module et en sortir une
analyse critique argumentée dans la revue de liaison de la
spécialité.
- C'est important, non ! qu'en marge de l'université officielle,
chacun puisse enseigner ce qu'il pense savoir. C'est important
pour le pluralisme des points de vue de la connaissance, à charge
pour chacun et pour la science officielle d'être critique vis à vis de
ces enseignements parallèles qui peuvent parfaitement compléter
l'enseignement conventionnel.
Les trois éducatocrates avaient écouté Chaloco avec moultes
hochements de tête. Ils comprenaient ce rêveur enflammé par ses
idées. Le coup des modules à dissémination! libre, flottant dans la
société civile, il fallait oser. C'était comme soulever les jupes de
cette grande et vieille dame qu'était l'Education Nationale. Mais le
slogan "Apprendre à apprendre" valait d'être retenu. C'est ainsi
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /98 147
qu'ils eurent l'idée d'inviter Chaloco à la prochaine conférence
des recteurs d'académie.
Le mauvais temps avait continué. La montagne était fermée, faisait
relâche. On repartit pour un nouveau vin chaud, qui aida à rester
dans l'utopie éducative. Chacun s'imagina riche d'avoir breveté
des tas de modules. En maternelle, on promettait la musique, la
danse, la perception de l'autre, en primaire, c'était les choses de la
vie et même déjà on imagina un module sur la responsabilité de
l'homme dans la société. Dans le secondaire, on activa des
modules à contenu artistique, corporel et civique, voire
philosophique. Pour le lycée, on se disputa sur ce qu'il était
souhaitable qu'un bachelier d'aujourd'hui ait dans la tête pour
vivre sa vie d'homme. En gros, on assistait au clivage habituel, les
doigts crochus contre les baba-cools, l'ordre contre la fantaisie.
Après, on s'aperçut qu'il fallait aussi éduquer les parents, qui
deviennent parents sans avoir jamais su ce qu'est un bébé, cette
petite chose fragile qui recevra toujours trop tôt sa première baffe
pour n'avoir pas su ce qu'on ne lui a pas appris. On suggéra aussi
des modules spéciaux, de philosophie par exemple, pour les
candidats aux élections et d'autres! pour les élus.
Pour le reste, on pouvait faire confiance aux caciques en place. Il
serait toujours plus important d'apprendre comme maintenant
que d'apprendre comme pour plus tard. Les éducatocrates avaient
suggéré de ne pas aborder ce dernier point devant les recteurs, qui
avaient leur susceptibilité et risquaient de prendre pour eux la
critique, ce en quoi ils auraient eu raison. Tout au plus, Chaloco fut
autorisé à préciser que son slogan "apprendre à apprendre" était
valable à tout âge.
!
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19.Col à ski sous la lune
Le mauvais temps s'était levé avec à
propos dans la nuit. A trois heures
du matin, le gardien du refuge
réveilla tout son monde. A quatre
heures, ils étaient une dizaine, les skis
aux pieds, la frontale sur le bonnet, les doigt gourds, frissonnant et
encore endormis. Le froid avait repris ses droits. La neige crissait
sous le ski, signe d'un manteau de neige légère en surface et dure
en profondeur.
La première heure, ils avaient senti le poids des sacs. La deuxième
heure, ils n'y pensaient plus, à leur sac, submergés par l'effort de la
montée au col et subjugués par un blanc qui n'appartient qu'à
ceux qui se lèvent tôt dans la montagne une nuit de pleine lune.
Blanc de lune sur la neige,! neige blanche sous la lune, lune
blanche sur la neige, lune la blanche sur une neige. Vous aurez
beau tourner la chose en tous les sens, jamais les mots ne sauront
dire la sensation de cette nocturne ascension.
Conversion après conversion, dans une pente de plus en plus
raide, de plus en plus technique, il avaient atteint le col, recevant
alors le soleil et le vent en pleine face, découvrant le vertige d'un
autre versant encore plus impressionnant. Le plus audacieux
s'était lancé, quatre virages sautés, dix mètres de dérapage pour
éviter la roche et enfin tout schuss. Le moins téméraire avait
suivre. Demi-chute, demi-rétablissement, demi-chute, tombera-
tombera pas. Il avait fini par chuter là, dans une neige molle et
profonde qui l'avait retenu fort à propos. Le tout avait été de se
libérer du sac à dos qui le coinçait la tête en bas, de remettre les
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /100 147
skis d'aplomb et le bonhomme par dessus. Enfin, le coeur encore
battant, il avait pu rejoindre les autres.
Il n'était pas dix heures du matin lorsqu'il s'attablèrent au
restaurant d'en bas pour manger la raclette de leur vie, face à une
montagne qui riait de les voir heureux.
Là, ils s'étaient séparés, rendez-vous pris pour apprendre à
apprendre à quelques recteurs d'académie.
On était là, quatre mois plus tard. Chaloco avait étalé ses
transparents. Le sujet avait beaucoup moins de chaleur que deux
mille trois cents mètres plus haut. Mais les recteurs suivaient en
hochant la tête. Un hochement de tête vertical, qui voulait tout
dire. Le hochement de tête, de la part d'un intellectuel, ça veut
sûrement dire non. Chez un autre, ça sonne plutôt l'incrédulité
atterrée ou rigolote. Mais un hochement de tête vertical, chez un
intellectuel, allez savoir.
Le débat qui avait suivi avait permis à la plupart de rebondir les
uns sur les autres. C'était l'époque, et pas seulement chez les
recteurs:
- Permettez-moi, cher collègue, de rebondir sur votre propos. Je
me sens en effet interpellé par cette façon de voir les choses.
A force de rebondir, l'idée s'était bien dégonflée. Elle avait
certainement fait un bout de chemin dans la tête des élites de la
nation enseignante, mais, sauf guerre mondiale ou! révolution, elle
ne risquait pas de dépasser d'ici longtemps les corporatismes dans
lesquels s'engluait la France enseignante.
!
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /101 147
20. La MIR
En sortant de la MIR,
Manach était tombé sur
Chaloco
- Toi aussi tu distingues
profit et utilité sociale.
- Attends-moi au bistrot,
j'en ai pas pour longtemps
Chaloco entra au 12 rue des rentiers ou siégeaient les bureaux de
la MIR.
Le bistrot, l'Annexe, comme on aurait pu le dire, était resté un
bistrot à l'ancienne que les MIRistes affectionnaient.
En attendant son ami, il se prit à réfléchir autour du mot MIR.
Curieux mot. En France, il sert de nettoyant. On se mire, on
s'admire. La mire c'est aussi ce qu'il y a au bout du fusil. Les
russes en avaient baptisé un de leur satellite, parce que, en russe,
mir signifie à la fois la paix et le monde. Vu l'état du monde
aujourd'hui, la synonymie ne lui apparaissait pas comme évidente.
La MIR, c'était pas si mal comme anagramme. Mutuelle
d'Investissement à Risque. Il en avait été un des fondateurs. A
l'époque, ça n'était pas évident de lancer l'idée que tant qu'à faire
de placer ses économies, mieux valait le faire avec conscience. Il
avait toujours été choqué qu'on puisse confier de l'argent à un
banquier et en toucher les dividendes sans s'intéresser au circuit
de cet argent. Doigts crochus, rapaces, spéculateurs sans scrupules,
ne prêtant qu'aux riches. Pauvre argent, de quelles manipulations
es-tu complice ? Alors, il avait décider la transparence pour son
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /102 147
argent. Quelques copains un peu juristes sur les bord et la MIR
était née. Ceux qui viennent avec un projet rencontrent ceux qui
viennent avec de l'argent. Je lui prête, parce que son projet me
plaît. A quatre, ils avaient mis au point l'outil. Avec un Minitel, on
pouvait tout savoir des projets à la recherche d'un soutien
financier. Le promoteur du projet annonçait le montant de son
besoin et devait attendre que les épargnants cotisent à hauteur de
ce montant. Il pouvait ensuite disposer du crédit, sous réserve
d'un bilan annuel conforme aux exigences de la MIR incluant le
mode de rémunération des actionnaires de l'entreprise. Bien sûr,
le système ne s'adresse qu'à de petites structures pour des projets
limités dans le temps et dans le budget. Les risques sont limités et
mutualisés entre les épargnants.
Tout pouvait se passer par Minitel, dans la transparence la plus
complète et de façon très simple et automatique. Quand un projet
était proposé, on pouvait savoir à tout moment combien
d'épargnants avaient déjà donné à la cagnotte. Alors, on pouvait
donner un petit coup de pouce pour qu'elle arrive au montant fixé
pour ouvrir le crédit. Le promoteur pouvait ainsi mieux rameuter
ses relations et ses amis pour ce coup de pouce de départ, sans
que chacun se sente l'obligé de l'autre. On levait le voile de
l'anonymat, c'est tout. Dès le début et toujours aujourd'hui,
prêteurs et emprunteurs se rencontrent souvent, simplement par
amitié, par intérêt pour le projet.
La première année, de bouche à oreille, quatre projets avaient
réussi à convaincre une vingtaine de petits prêteurs. Sept années
plus tard, la MIR pouvait prétendre avoir été à l'origine de plus de
deux mille emplois, au travers d'une centaine de projets dont
seulement trois avaient capoté. La sélection s'était faite d'elle-
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /103 147
même. Des chômeurs qui reprennent le collier, des idées sociales,
des projets humanitaires, des réalisations humanistes. Un peu une
banque des non-riches, comme on commence à en voir un peu
partout. Manach avait foi en cette économie parallèle et de
proximité. Un jour peut-être, on pourrait laisser les riches jouer
entre eux. Il gageait que le jeu ne durerait pas longtemps et
tournerait à l'aigre, car au jeu des riches, il faut des pauvres !
!
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21.L'avantage d'une lentille
Chaloco revint.
- Tu connais la MIR depuis longtemps ?
- Internet, mon vieux. Il y a un an, je suis
tombé un peu par hasard sur le site de la
MIR. J'avais gagné trois sou sur un brevet.
Alors j'ai décidé que ces gains devaient
servir aux brevets des autres. Et à la MIR,
on trouve de plus en plus de petits inventeurs. J'espère bien en
profiter à mon tour un prochain jour. Un truc que j'ai appelé le
LIROA: une Lentille d'Inspection des Rivières et Ouvrages d'Art.
Il raconta qu'il avait au Canada des bûcherons étrangement
outillés. Ils utilisent un ballon dirigeable. Au lieu de la forme
habituelle, le ballon ressemble à une soucoupe volante, une lentille
d'une vingtaine de mètres de diamètre. La lentille a un trou au
milieu. Dans le trou, une turbine verticale permet de faire monter
et descendre la lentille à volonté. Le volume du dirigeable est
calculé pour maintenir en l'air la lentille, sa turbine et la nacelle
avec un homme à bord. Un grutier, quoi, sauf que la grue n'est pas
posée par terre. Le grutier prend l'arbre au lasso, et le bucheron à
terre coupe le pied. Quand c'est fait, le grutier fait donner la
turbine et la soucoupe volante emmène le sapin par en haut
jusqu'à l'aire d'émondage.
Chaloco projetait, avec l'aide d'une petite boite du Midi spécialisée
dans ce genre de truc, mais en plus petit, de fabriquer une petite
soucoupe gonflable à rotor central, télécommandée et sous
laquelle serait accrochée une ou deux petites caméras orientables.
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /105 147
De quoi voir de plus près des berges innacessibles, des piles de
ponts ou des façades de cathédrales. Si on couple les deux
caméras, ça permet des relevés stéréoscopiques.
Il pensait aussi à faire un système équivalent monté sur une petite
chambre à air flottante télécommandée. Pour le moteur, il pensait
mettre au centre un rotor Lipp électrique pour faire office à la fois
de propulseur et de gouvernail. Quant aux caméras, on peut les
mettre au-dessus ou immergées, éventuellement au bout d'un
cable.
- Tu ne connais pas le rotor Lipp ? C'est une façon très
intéressante de reproduire la propulsion d'un poisson, ou de faire
de la godille. Un coup pour chasser l'eau vers l'arrière par la
gauche, un coup pour chasser l'eau vers l'arrière par la droite, avec
à chaque fois un brin de translation. Le rotor Lipp, ce sont
plusieurs queues de poisson verticales fixées à un plateau tournant
horizontal. Ni bruit, ni cavitation. Beaucoup d'avantages sur
l'hélice. Dommage qu'on ignore cette invention, elle a de
l'élégance.
Chaloco était très sensible à l'élégance des solutions. Dans tous les
domaines.
!
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22.Désert arrosé
Chaloco se souvint d'un
autre projet, qui avait
atterri à la MIR. Mais le
risque relevait plus de la
roulette que d'une saine
utopie.
Le gars, - il s'appelait
Proudhon, Georges, se
rappelait-il, - avait voulu
créer un microclimat dans
une région aride et proche de la mer. Son principe était simple. Il
fallait amener la pluie. Cette idée faisait rire tout le monde,
presque tout le monde. La pluie est un don du ciel, et le ciel ne se
gouverne pas. C'est presqu'un blasphème, un défi babélien. La
destinée de l'Homme est liée au temps qu'il fait, qu'on se le dise.
"Que les vents te soient favorables".
Mais Proudhon avait sans doute voulu défier le destin. Un peu
seulement, dans un petit coin du monde. Il ne prétendait pas faire
refleurir tous les déserts, mais juste là, un jour, une année
comme tant d'autres, on avait vu mourir de faim.
L'eau, il savait la trouver, en grande quantité. Les océans sont
pour ça. Mais que peut-on faire avec l'eau salée ? Il répondait que
si le soleil avait mis l'eau dans l'océan, il savait aussi l'enlever.
Combien de million de mètres cubes en reprend-il chaque jour
par simple évaporation ? Et comme le soleil ne sait pas mettre
toute cette eau, il fait pleuvoir là où il l'a trouvée, dans l'océan.
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /107 147
Proudhon supposait qu'une humidité tropicale devait régner en
mer, au bord des terres les plus chaudes et qu'une loi naturelle
maintenait cette humidité, cette eau douce, au-dessus de l'eau,
sans jamais être attirée par la terre. Alors, il eut l'idée saugrenue
d'immenses ventilateurs, qui obligeraient ces masses d'air à lécher
la terre derrière eux.
Imaginez ! Une première ligne de dix ventilateurs de cinquante
mètres de haut, puis derrière, un kilomètre plus loin, encore, dix
autres ventilateurs aussi gros, et puis encore dix autres, plus loin. A
force, peut-être que la terre serait moins chaude là qu'ailleurs, plus
attirante pour un peu d'air humide, de plus en plus attirante ?
Pour renforcer cette attirance, il avait même penser à faire du
froid, un immense réfrigérateur, qui arracherait des calories au
ciel. Il construirait le premier caloduc météorologique, un pipe-
line d'au moins cent kilomètres de long, qui irait chauffer la mer.
Mais pour toutes ces idées, il ne s'était pas trouvé un seul
scientifique qui osa le cautionner, ni seul seul émir pétrolier qui
tenta l'aventure de se payer des jardins d'Eden sur le sable désolé.
Son idée, c'était du vent, lui avait-on ri au nez.
Le projet un peu pharaonique avait sombré. L'utopie n'avait pas
trouvé suffisamment de parrains riches et désintéressés. Il aurait
en effet fallu un pompage d'eau plusieurs mètres cube à la
seconde, avec l'aqueduc et le système de vaporisation en
conséquence, pour que le processus puisse s'amorcer.
Il ne se découragea pas.
"L'eau de mer, c'est de l'eau", disait-il, le front têtu. Et l'eau, nos
petits-enfants en auront tous besoin. La prochaine guerre sera la
guerre de l'eau, prophètisait-il.
Il proposa une nouvelle idée, qui eut plus de chances.
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /108 147
Puisqu'on ne pouvait amener l'eau douce, pourquoi ne pas
amener l'eau de mer par une conduite jusqu'à 100 km à l'intérieur
du désert. Là, l'eau serait répartie sur une étendue plate tout en
longueur, dans des bacs d'une centaine de mètres de coté et de
quelques centimètres de profondeur. Cela faisait une bande
d'évaporation sur le principe des marais salants, sur une centaine
de mètres de large et plusieurs kilomètres de long. L'eau évaporée
devait alors créer une couche d'air humide allant en s'élargissant,
tandis que le sel retombait très vite dans la bande d'évaporation. A
la fin de chaque nuit, l'eau évaporée viendrait alors se condenser
sur une bande de terre beaucoup plus large que la bande
d'évaporation et donc sur des terres non salées.
Peu à peu, la végétation reprendrait ses droits autour de cette
bande d'évaporation. Dix ans plus tard, on pourrait planter des
arbres et arrêter le pompage de l'eau de mer.
Après avoir vainement cherché un site d'accueil au-dessous du
niveau de la mer, qui aurait permis de siphonner la mer, il avait
trouvé un coin de désert quelque part du coté de la corne de
l'Afrique, à une trentaine de mètres au-dessus du niveau de la mer.
Cette fois, l'émir pétrolier, qui avait le culte du tuyau, s'était dit
qu'il pouvait gaspiller son argent à un nouveau jeu. Il s'était pris à
rêver de voir le monde entier visiter les nouveaux jardins
suspendus de Babylone.
Proudhon avait voulu que l'énergie de pompage soit fournie par
une station marémotrice, pour démontrer que l'eau n'a rien à
devoir au pétrole. Mais cette idée avait multiplié par deux son coût.
Pour l'aqueduc, qui devait être à l'abri de la corrosion de l'eau
salée et subir de forts écarts de température entre le jour et la nuit,
il avait prévu de mettre en parallèle une dizaine de tuyaux de
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /109 147
trente centimètres de diamètre plutôt qu'un seul tuyau de un
mètre de section, réduisant d'autant les problèmes de pression et
d'étanchéité. Mais le plus fou de l'histoire était qu'il avait réussi à
convaincre un industriel de construire une unité mobile
d'extrusion, qui aurait produit et posé le tuyau tout en avançant.
A la mise en eau du premier tuyau, celui-ci explosa. Le tuyau se
comportait comme un capteur solaire, chauffant l'eau jusqu'à la
rendre bouillante. La vapeur produite transformait le tuyau en
cocotte minute.
Loin de se décourager, il plaça dans les points hauts des turbines à
vapeur qui libéraient celle-ci tout en produisant de l'électricité.
Enfin l'affaire semblait viable. Ce fut un moment d'intense
émotion, quand tous ceux qui avait fini par croire à ce truc insensé
s'étaient retrouvés pour voir l'eau salée déboucher dans le premier
marais. C'était absolument étonnant de voir cette eau presque
bouillante se répandre sur ce sol plat et disparaître comme par
enchantement, évaporée, au sens propre du terme.
Le premier vent de sable vint troubler la satisfaction générale.
Certes, on avait pris soin de construire la zone d'évaporation sur
un plateau caillouteux, mais le sable venait de loin et s'installait
toujours un peu. En quelques minutes, le bac disparaissait sous
une petite pellicule de sable mouillé. Quand cela arrivait, il fallait
dérouter les conduites qui allaient se déverser plus loin. Le sable
pouvait alors sécher puis s'envoler à nouveau. A la fin de la
tempête, il fallait alors passer un immense aspirateur pour enlever
le gros du sable.
Dès la première année, les hommes furent débordés et l'idée
généreuse faillit s'ensabler. Malgré les pare-vents, des dunes se
formaient, ensevelissaient l'ouvrage puis avançaient menaçantes
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /110 147
vers les bacs. On commençait à baisser les bras lorsque l'on
découvrit, à cinq cent mètres de quelques pousses d'une
végétation nouvelle. Alors, toute sa fougue retrouvée face à ce petit
miracle, Georges Proudhon relança tout son monde, en martelant
que la nature lui donnait raison, et qu'il fallait encore se battre
pour que cette végétation nouvelle devienne à son tour un rempart
contre le fléau du désert. A coup sûr, il ne faudrait pas longtemps
pour que le sable comprenne qu'ici n'était plus sa place. De fait,
après une nouvelle année, on avait vu verdir ici puis là, de plus en
plus et de plus en plus loin. Le vent ne charriait plus autant de
sable. Certains bacs commençaient à rester propres. Il fallut
encore une autre année pour que l'on commença à ressentir une
espèce de moiteur, de chaleur tropicale.
Mais le système commençait à vieillir de toute part. Sans cesse, il
fallait réparer quelque chose et la zone d'évaporation restait un
enfer de vapeur d'eau et de sel qui obligeait les hommes à
travailler en combinaison. La ferraille avait été proscrite au
maximum, les machines étaient sous cloche, mais entre sable et sel
brûlants, il était dur de lutter.
Il fallut encore faire face pendant plusieurs années. La lassitude et
le doute s'installaient. D'aucuns étaient sûrs qu'il était maintenant
possible d'arrêter le pompage, car la végétation semblait avoir pris
le relai. Les scientifiques avaient calculé et recalculé les échanges
entre la terre et le ciel et maintenaient sans faillir que l'équilibre
naturel était encore loin. L'ambiance était beaucoup trop tendue.
Il aurait fallu renouveler les équipes, mais...
Et puis, un jour, la pluie arriva. Bêtement, comme une pluie. On se
saoula, jusqu'à la nuit.
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /111 147
La deuxième pluie n'arriva que six mois plus tard. Un orage,
diluvien, qui se répéta trois jours de suite en fin d'après-midi,
comme sous les tropiques. On s'y attendait un peu, mais cela
rendait perplexe. On trouvait maintenant de la végétation jusqu'à
douze kilomètres de là, mais on présumait encore que le seuil
critique d'auto-entretien du micro climat n'était pas atteint. En
arrêtant le pompage maintenant, il y avait de fortes chances que le
désert reprenne ses droits.
Mais déjà, on avait semé, sans labourer, pour voir. Et la première
récolte avait eu lieu, maigrichonne, mais quand même. Alors, un
par un, les tuyaux s'étaient taris, les orages avaient grondé de plus
en plus souvent, faisant ici et là plus de dégâts que de bien. Bon an
mal an, on en vint à voir refleurir le désert sur plus de cent
kilomètres carrés. Aujourd'hui, avec une météo épouvantablement
capricieuse, passant sans prévenir du trop chaud trop sec au trop
mouillé trop trempé, au régime de la mini-tornade systématique,
aucune culture n'est fiable. Seul un des nouveaux colons a trouvé
la solution:
- la culture sous-abri, mon vieux ! Des serres hyper solides et
même des immeubles. L'eau vient toujours du ciel. Il a construit
des grandes citernes. D'une tornade à l'autre, il ne s'en tire pas
trop mal.
En tous cas, la MIR ne lui a pas filé un radis. Il ne semblait pas
raisonnable d'encourager la construction d'une ville en plein
désert. Il y a d'autres déserts habitables, c'est ceux qu'il faudrait
repeupler.
!
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /112 147
23. Question
d'heure
Manach débarqua à l'annexe
avec un air ironique qui
annonçait une nouvelle
trouvaille. Du coup, les trois
autres avaient arrêté leur
chamaillerie géographique
comme on peut en avoir
souvent, quelque chose du
genre : "Il y a trois dentelles
à Montmirail, ou alors tu as
fait les caves de Gigondas
avant d'y monter !".
A peine assis, Manach
déballa sa trouvaille, qui n'en
était pas vraiment une, au moins pour les anglais. Mais, en France,
il fallait bien en reconnaître la rareté. Une règle, de facture récente.
- Regardez, le système métrique n'est pas encore pour tout le
monde.
La règle faisait un pied de long et était graduée en dixièmes et en
seizièmes de pouce.
Et Manach de rappeler que le système métrique était
officiellement en France, sous la Convention et avait subsisté
jusqu'à nos jours.
- Comme quoi, l'élan révolutionnaire pouvait avoir du bon. Mais, si
le système métrique a traversé les âges, le calendrier lui n'a durer
que huit ans !
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /113 147
- Quel calendrier ?
Manach prit un docte ton, caricature d'historien sur un plateau TV.
- On pourrait penser que l'élan de la révolution française était le
bon, puisqu'une commission avait été sagement composée par la
Convention, d'un mathématicien, d'un éducateur, d'un astronome
et tenez vous bien, d'un poète. Quel gouvernement d'aujourd'hui
oserait légiférer sur les mots d'un poète ? On ne légifère plus
qu'aux bruits sinistres des francs, des écus, des euros ou des
dollars sonnants et trébuchants, ou alors lorsque la rue est en
fureur.
Bref, ces gens inspirés avaient choisi de compter l'année en douze
mois de trois décades et cinq ou six jours de liesse. Ces six jours
avaient de fort beaux noms: Vertu, Génie, Travail, Opinion,
Récompense et pour les années bissextiles, la Sans-cullotide !
On pourrait peut-être les reprendre pour les 6 jours cyclistes de
Paris, ou pour faire la fête, tout simplement.
Chaque jour vaudrait alors dix heures de cent minutes, ayant
chacune cent secondes. Une seconde "conventionnaire" ne ferait
plus que 0,864 de nos stupides secondes, une minute
conventionnaire durerait environ une minute et demie de notre
stupide minute de soixante de nos stupides secondes, et une heure
conventionnaire ne serait plus vraiment une heure, mais
l'intervalle entre deux biberons d'un nouveau-né.
Eh oui !, les français ont cependant vécu douze ans avec ce
système qui malheureusement a trépassé dans une guillotine
qui passait par là.
Maintenant l'informatique a délivré l'homme du souci des calculs
sur les choux et les carottes que sont les heures, les minutes et les
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /114 147
secondes, que certains anciens (je parierais pour des anglais)
avaient cru bon de diviser en soixante parties
On pourrait aller plus loin et supprimer les semaines et les mois
au profit des décades. Une semaine de dix jours, qui défierait Dieu,
qui n'en donna que sept, ça ferait 36 décades dans l'année, pour
mieux connaître les constellations de la nuit:
le bouvier, le dragon, les chiens de chasse, le corbeau, le dragon,
Hercules, le serpent, l'écu, , la coupe, la licorne, le lynx, la girafe, le
cocher, Orion, la poupe, le grand chien, le lièvre, Eridan,
Ophiucus, l'hydre, le triangle, la baleine, Cassiopée, Persée,
Andromède, Pégase, Céphée, le cygne, le dauphin, l'aigle, la
lyre...sans compter les Cancer et autres Scorpion.
- Il est savant dis-donc !! ironisa Gravetou
Manach continua:
- Pour les jours, il y a encore les trois planètes que les anciens
n'avaient vus. C'est pour celà qu'ils s'étaient arrêtés à sept. Après
le dimanche, on pourrait avoir Uranudi, Neptudi et Plutodi.
!
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /115 147
24.Astromologie
Chaloco, qui consultait
parfois un astrologue,
montra son intérêt, malgré
la volée de quolibets que
ses rationalistes d'amis lui
envoyaient à chaque fois
qu'il mettait Neptune et
Jupiter en scène. Il avait un
curieux système de défense:
- Eh oui ! On voit bien des
hommes politiques visiter les voyants. Ils doivent leur être utile.
Alors moi, je fais pareil !! Et puis, l'astrologie, vous n'y connaissez
rien.
- Tu vas tout nous dire, on te promet d'écouter.
L'ironie pointait chez les autres.
- La terre est ronde, et elle tourne. Il y a donc un soir et un matin.
Il y a aussi des pôles où il fait froid et un milieu où il fait chaud. La
terre penche, d'un solstice à l'autre. - Joli mot, le solstice, hein. Il y
a donc un hiver et un été. On a bien de la chance d'avoir cette
variété. Songez-donc, une terre plate, face au soleil, il fait jour tout
le temps, il fait beau tout le temps, ni trop chaud, ni trop froid.
Tous à recevoir le même soleil de la même façon. Le paradis, quel
ennui, mon Dieu.
Adam et Eve y ont mis bon ordre. Faut varier, la richesse vient de
la diversité. Alors, avec la terre qui tourne pas droit, un soleil, une
lune des planètes et des étoiles, on est pas mal.
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /116 147
- Ouais ! et alors !
- T'es née quand ?
Chaloco interrogeait Isabelle
- le 3 avril 1974
- Où ?
- Tu veux aussi l'acte de naissance de ma grand-mère ? à Malmoè
- A Malmoè, ce jour-là, on devait commencer à sentir le printemps,
non ? Les gens sont content, à Malmoè. Les arbres sont en fleurs,
les petits oiseaux chantent, les filles sont jolies, on a envie
d'embrasser les grand-mères. C'est ça le printemps ! Tu ne connaît
pas ta chance, tu es née à une saison où les gens sont heureux. Les
six premiers mois de ta vie ont été marqués par le soleil. Le pauvre
vieux qu'est en octobre, là-bas, à Malmoè, il aura fallu qu'il
combatte la longue nuit boréale, qu'il s'emmitouffle pendant les
six premiers mois de sa vie. Vous ne trouvez pas que ça peut
marquer un môme pour la vie, le nombre de fois il a pu avoir
les fesses au soleil pendant les premiers mois de sa vie ?
- Rapport avec la choucroute ?
- Le rapport avec l'astrologie, j'y viens. A quelle heure tu es née ?
- à sept heures, je crois. Et alors ?
- Eh bien, tu as ouvert les yeux pour la première fois en même
temps que le jour, en même temps que presque tout le monde se
lève. Naître à huit heures du soir, c'est pas pareil. On ouvre les
yeux quand les gens vont se coucher, quand il fait nuit. Il faut
sûrement un certain temps au bébé pour comprendre que le jour,
c'est pas la nuit.
Alors, moi, quand je vais chez l'astrologue, elle me demande je
suis né, le jour et l'heure. C'est pas forcément une mauvaise
question de demander à quelqu'un les conditions dans lesquelles
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /117 147
il a vu le jour pour la première fois. J'ai un peu l'impression que si
on classait les gens selon qu'ils sont le matin ou le soir et selon
qu'il sont nés au chaud ou au froid, on pourrait trouver quelques
ressemblances de caractère.
L'astrologie, elle, est pour brouiller les cartes, un peu comme les
médecins parlaient latins. Les astrologues sont des poètes
cosmiques. Ils en rajoutent une bonne dose. Alors vous
comprenez, comme Jupiter est en Balance, c'est normal que que
vous ayez un petit coup de déprime. Ça s'arrangera, vous verrez.
En fait, la clé est très simple. La position des étoiles est une façon
de savoir l'heure et le jour d'un événement. L'astrologue vous
demande le lieu, c'est à dire la latitude et la longitude, et le jour et
l'heure de votre naissance. Il vous parle alors du ciel que vous
aviez au dessus de la tête au moment de votre naissance, mais c'est
sa poétique à lui. On ne parle plus de latitude, de saisons, mais
d'horoscope. C'est la même chose, mais en plus poétique, et ça
souffre sans doute plus d'approximation. Les astrologues sont
donc ces gens qui ont acquis une espèce de langage, qui au cours
des siècles a pris son autonomie. Et pour eux, vous faites partie
d'un lot aux contours un peu vagues, identifié sur des siècles de
pratique. Les astrologues ne trompent pas trop les gens. Ils vous
parlent d'horoscope pour éviter de vous dire des choses plus
triviales, que vous êtes au chaud ou au froid, quand votre
entourage était normalement réveillé ou endormi. Un peu de
psychologie, un peu de science tout à fait incertaine, et l'astrologue
vous met un miroir sous les yeux. A vous de voir !
Les auditeurs de Chaloco avaient écouté jusqu'au bout. La
démonstration ne leur paraissait pas convaincante. Tout au plus
pouvait-elle excuser Chaloco de sa marotte. L'astrologue en
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /118 147
question était peut-être jolie femme ! Ca valait sans doute mieux
qu'un confesseur.
- En tout cas, pour les hommes politiques, tu repasseras. Ce n'est
pas parce que la cinquième république est née en été qu'elle a du
caractère !
Gravetou les fit revenir sur terre
- Pour en revenir aux Conventionnaires. Imaginons que leur
système ait survécu : si les navigateurs avaient fini par s'y rallier, ce
dont je doute, au vu de leur esprit corporatif, et qu'au lieu de
compter en milles et en noeuds, ils aient divisé le cercle selon ce
système, c'est à dire en dix heures conventionnaires, adieu les
angles de 60 degrés, bonjour les angles de 83,33 minutes
révolutionnaires !
Mais alors, le mille serait devenu quelque chose comme 400 mètres
et des pouillièmes. On pouvait laisser tomber les pouillièmes pour
se retrouver avec une mesure ronde pour autant que le mètre
conserve sa valeur.
A ce moment, la pression aurait été forte pour convertir aussi les
anglais au système métrique avant que leurs pouces et leur pieds
ne s'emparent des aviateurs.
Manach voulut conclure
- Mais le mal fut fait, les anglais gardèrent leurs grands pieds. S'en
donnent-ils donc maintenant du mal incurgiter cet indispensable
système métrique.
Les pouces et les livres ont la vie dure, plus dure encore que notre
ancien franc; les balances des supermarchés anglais ont beau avoir
une face graduée en livres et l'autre en grammes, la ménagère
connait toujours le poids de ses légumes en livres; et cette règle
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /119 147
proclame toujours son pied et ses pouces : Bon courage Messieurs
les Anglais !
Bref, laissons les anglais pour faire maintenant confiance à
l'informatique pour que les instruments de navigation des avions
et des bateaux puissent, au gré des pilotes, afficher des mètres, des
yards, des pieds, des années-lumières. Le jour ces traducteurs
s'installeront dans les cabines de pilotage et dans les QG des
militaires, je ne donne pas cinquante années avant que les
navigateurs ne se mettent eux-aussi au système métrique, tout
simplement parce qu'il vaut mieux faire simple que compliqué
quand les satellites remplacent avantageusement les étoiles.
Pour ce qui est de compter le temps, gageons que l'invention de la
Convention restera au musée, à moins que tout à coup les chinois
ne s'en emparent et l'imposent manu-militari.
Manach arrêta bursquement son discours, en fouillant
frénétiquement dans son sac:
- J'ai pas fini, j'ai pas fini !
Il extirpa un vieux mécanisme d'horloge remonté dans une
enceinte de résine transparente, avec un balancier qui battait son
aller-retour en quatre cent trente deux millièmes de secondes.
L'échappement entraînait à chaque coup de balancier un barillet
de cinq roues codeuses à dix positions.
- Pour ma part, je me suis contenté de fabriquer une horloge à dix
doigts que j'offre à ma belle Isabelle, histoire de lui donner des
rendez-vous révolutionnaires.
Attention ! Les heures ne sont plus des heures. J'ai appelé les
dizièmes de jour des Locos, en pensant aux trains qui rythment la
journée des garde-barrières. Les dizièmes de locos, qui font 24
minutes, je les appelle des sonnets, ça me rappelle les clochers qui
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /120 147
sonnent la demi-heure. Chaque sonnet vaut dix vers si tu es poète,
dix sabliers si tu es cuisinier, dix "tout de suite" qui valent bien les
"j'en ai pour deux minutes" qu'on perd à tout bout de champ.
Il embrassa Isabelle qui lui demanda la calculette programmable
qui devait aller avec.
- Sois tranquille, il ne s'agit que de notre heure à nous deux tout
seuls.
Gravetou, un peu éberlué, eut cependant l'idée taquine de
demander comment il fallait faire pour passer de l'heure d'été à
l'heure d'hiver.
Manach saisit la balle au bond:
- Nos conventionnaires étaient certainement près des choses de la
terre et donc du soleil. Ils ne se seraient certainement pas fourvoyé
dans nos histoires à dormir debout. Le soleil au plus haut au
milieu d'un jour de vingt quatre heures, c'est à midi. Pour une fois
les frontières peuvent servir à quelque chose. Pour chaque pays, on
se met à la l'heure la plus proche du soleil et l'on en parle plus.
Mais tout ça n'est qu'une question de convention, avec un petit c.
Rien n'empêche que l'été, on commence à travailler à sept heures
et à huit en hiver, ou l'inverse.! Chaque groupe peut donner ses
rendez-vous à l'heure qui lui semble la mieux adaptée à son
fonctionnement.
Je donne rendez-vous à mes vaches à sept heures et je mange la
soupe à midi.est le problème ? Certainement pas au fond d'un
puit de pétrole !
Chaloco qui n’était jamais en mal de théorie, imagina que
l’amusement des hommes avec les dates et les heures avait
quelque chose de freudien. La manipulation du temps devait leur
donner l’impression d’une prise sur leur destin, sur le moment de
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /121 147
leur mort peut-être. En tout cas, cela ressemblait fort à une
régression et, comme des enfants, les techno-politiques
s’amusaient avec un jouet extraordinaire. Songez donc à tous les
raisonnements et gestes, accomplis sur leur ordre, de l’Atlantique
à l’Oural. Un jouet de plus d’un milliard de pendules, réveils,
montres, horloges, carillons, horloges parlantes, hommes de radio,
ordinateurs. Et seulement quelques techno-politiques pour agiter
le soleil en tous sens autour de la terre.
Gravetou! avait forcément quelque chose à dire.
- Il y a une fonction sociale cachée à ces heures saisonnières. D'un
coté, on peut mesurer la capacité d'un peuple à s'adapter, à se
conformer à des règles fluctuantes. Un peuple qui ne s'adapte pas
est un peuple rouillé et un peuple qui s'adapte trop est un peuple
servile. De l'autre coté, au nombre de voix qui s'élève, on peut
mesurer la vigueur et la liberté.
Manach réagit:
- La liberté est un bien trop précieux pour être mêlée à des choses
futiles.
- Tu as raison. Cependant, la futilité a un coût. sont les
horloges publiques d'antan. Lentement, ce petit service public
disparaît de nos places, de nos gares, de nos clochers. Même les
bijoutiers n'osent plus afficher l'heure. Une heure exacte, exacte
comme on en veut aujourd'hui, dérapage informatique, c'est trop
cher. Tiens, voilà un truc à proposer aux lycées techniques.
Fabriquer des heures oeuvres d'art, pour meubler les rues, les
frontons des écoles, les fontaines. Des heures sympas, avec des
nains de jardins, avec des doigts de pieds et de mains, avec des
roues de locomotives. Des heures qui ne servent à rien, comme
cette roue dentée de l'horloge astronomique de la cathédrale de
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /122 147
Strasbourg qui se paye le luxe de faire un tour en 25.806 ans, oui
vingt cinq mille huit cent six ans, sur une démultiplication de
9.451.512. L'horloge de Jean Baptiste Schwilgué devrait être au
programme des écoles. Histoire, mathématique, mécanique,
astronomie, philosophie, religion et j'en passe sont trop bien
concentrées là, dans ce monument de l'intelligence humaine.
J'attends les informaticiens au coin du bois. On ne doit guère en
trouver beaucoup capables d'un programme, basé sur une battue
d'une seconde, qui puisse reproduire avec la même exactitude et la
même pérennité - déjà plus de 300 ans -! le comput ecclésiastique
tout autant que la précession des équinoxes et les éclipses.
On en vint à parler des stupides programmeurs qui avait oublié
qu'un siècle, ça se termine au bout de cent ans. L'affaire allait
mettre du piquant dans le monde moderne, quelques cascades de
conséquences difficilement prévisibles et pourtant évidentes. Mais
le futur n'est que le trop plein des évidences qui nous ont
échappé.
Manach en profita pour émettre son avis sur le changement de
millénaire, que certains voulaient entre le 31 décembre 1999 et le
1er janvier 2000, alors que les autres, moins pressés sans doute,
attendraient le 1er janvier pour souhaiter bon millénaire à leur
amis.
- La confusion vient de ce foutu problème d’heure, qui n’est en
fait qu’un problème sémantique.
"Ça va me prendre deux heures à partir de dix huit heures".
L'heure signifie autant une durée, donc quelque chose de relatif,
qu’une échéance absolue dans la journée.
Le millénaire est aussi confus.
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /123 147
Le siècle l’est moins, car on a pris l’habitude que le XIXème siècle
ait commencé non pas en 1900 mais en 1801 et le XXème, un
siècle plus tard.
Manach trouvait que la confusion était sympathique car elle
permettrait de fêter une première fois l’arrivée de l’année magique
2000 et un an plus tard, l’arrivée du millénaire magique, troisième
du nom.
Le réveillon suivant, celui du 1er janvier 2002, serait encore sous
l’effet des deux précédents. Il faudrait alors s’attendre, au réveillon
de 2002 à 2003, à une énorme vague de déprime. Pour lutter
contre, il serait avisé que les techno-politiques lance une réforme
du calendrier, histoire de maintenir la pression du temps.
- Oh ! les enfants, il est minuit, on ferme.
A parler du temps, ils ne l'avaient pas vu s'écoulé. Le patron
fermait l'annexe.
Le jour qui suivit, à son réveil, Manach se sentit bien à cette heure
et décida d’y rester un peu plus longtemps. Il attendit ainsi qu’il
soit 6h78 pour se lever. Diantre ! déjà 7h18 !
!
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /124 147
25.Ordinater les choses
De la terrasse, on dominait la ville. D'ici,
elle était belle. Les toits formaient une
mosaīque irrégulière aux tons clairs,
soulignée comme un vitrail par les trouées
sombres des avenues et des jardins
intérieurs. Plus le regard s'éloignait et plus
le vitrail se fondait en pastels de plus en
plus sombres, jusqu'à la barre calcaire claire
des collines du sud.
L'heure était à la contemplation. Les trois
amis savouraient cette calme fin de journée, lorsque soudain
Manach crut voir une fumée noire s'échapper d'un parc, puis une
autre, s'échappant du parc voisin, puis une troisième. En bon
scientifique, il fit part de son observation, en ajoutant que cette air
de fumée n'en était pas un. En l'absence de vent, une fumée aurait
s'élever droite. Là, les trois fumées s'était rejointes et
semblaient être balayées dans un sens et puis dans l'autre, par un
vent mystérieux, sans jamais s'élever.
A l'évidence, c'était un vol d'étourneaux, qui, quelques instants
plus tard vint passionner leur regard. Le vol de ces milliers
d'oiseaux n'était qu'une incessante recomposition qui avait
quelque chose d'incroyablement mathématique. Comme un
essaim de frelons, comme un banc de sardines, chaque animal
avait son entité propre que l'on pouvait isoler de ses congénères,
mais en même temps avait une vie si réglée sur son groupe que ce
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /125 147
dernier pouvait apparaître lui-même comme un être vivant à part
entière.
Le vol d'étourneau passait et repassait sous leur yeux, tantôt
compact, ramassé sur lui-même jusqu'à obscurcir le ciel, tantôt
distendu en une longue mantille flottant dans l'air et comme
poussée par le vent. Cette forme, ce volume pourrait-on presque
dire, était hypnotique, tant cet incessant changement avait la force
de son homogénéité. Pas un volatile qui ne soit à égale distance
des autres, pas une irrégularité dans ce brouillard d'oiseaux, et
pourtant, au bout du compte, une forme au déplacement imprévu,
chaotique, mais aux contours toujours aussi précis.
Manach s'imagina un instant être Dieu, distribuant les moustiques
au dessus de la ville, de telle sorte que les mouvements du vol
d'étourneau soient orientés vers des figures de voltige, des figures
de transformation topologiques un anneau se transforme en un
huit, se recompose en un disque, se trouant à nouveau pour
devenir un cylindre, se fondant en un long serpentin bientôt
hélicoīdal avant de prendre la forme d'un énorme pneu. Mais
l'imaginaire de Manach en eut bientôt assez de la géométrie pure.
Du pneu, il imagina une roue, puis un vélo. Eh oui ! Un vélo
d'étourneau, si c'est un rêve divin, pourquoi pas. Sur le vélo, un
homme, non, une femme, comme celle dont il gardait la vision
fugace, cette chinoise à Tien-Tsin, sur son vélo, hiératique,
ramenant! le pan de sa robe de soie grège à la poignée du vélo
qu'elle conduisait comme une princesse, dans une espèce
d'intemporalité.
Gravetou interrompit le rêve divin. Lui aussi était frappé par le
comportement de l'essaim. Il prétendit qu'il se faisait fort, à partir
de deux ou trois photos d'un vol d'étourneaux, de déterminer la
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /126 147
physiologie de ces volatiles qui se déplaçaient l'un par rapport à
l'autre avec tant de discipline et tant de réflexes. Il savait que
l'homme avait besoin de plus d'un dixième de seconde pour réagir.
Visiblement, l'étourneau en demandait moins. Il compara
mentalement un essaim de coureurs à pied, de ces milliers que
l'on peut voir au départ de Marseille-Cassis, de Paris-Versailles ou
du Marathon de New York et le vol qu'il avait devant lui.
La constante de temps n'était assurément pas la même.
L'étourneau avait dans sa tête un circuit court et l'homme un
circuit long. Manach et Chaloco renchérirent avec humour:
- Toi, dans ta tête, tu dois avoir un drôle de circuit ?
Gravetou aimait être charrié, ça lui donnait l'impression d'être
écouté. Il en rajouta.
- Je vais vous le programmer, moi, le modèle de poursuite entre
plusieurs étourneaux.
De fait, le lendemain matin, il appela ses amis d'un air triomphant.
Sur son Mac, il avait programmé la représentation d'un essaim en
trois dimensions. Ses deux amis se rendirent à l'évidence. Sur
l'écran, ils pouvaient voir un ensemble de petits points qui
ressemblait à s'y méprendre au vol d'étourneaux qu'ils avaient
observé la veille.
Gravetou avait été plus loin dans son programme. Il avait
paramétré un ensemble de choses : des limites, des murs comme il
disait, des portes que l'on pouvait ouvrir ou fermer, des actions sur
le comportement de certains de ces petits points mobiles. Il
proposa des applications précises.
- Regardez !
En trois coups de souris, il dessina quelque chose
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /127 147
- ça, c'est l'avenue des champs Elysées, ça, c'est l'Etoile et ça, la
Concorde.
Il programma l'existence de deux cents petits points avec un
comportement précis et lança le programme. Au bout de quelques
instants, les petits points s'organisèrent d'eux-mêmes. On les vit
qui montaient et redescendaient les Champs Elysées, en tournant
autour de l'Arc de Triomphe et de l'Obélisque de la Concorde.
Gravetou, avec une satisfaction modeste, se mit à imiter Léon
Zitrone commentant la dernière étape du Tour de France. Il fallait
bien le reconnaître, on avait l'impression que chacun de ces petits
points pouvait être un coureur cycliste.
Gravetou proposa encore quelque chose qui ressemblait à la Salle
Pleyel. Les petits points voulaient figurer des spectateurs qui se
pressaient à l'entrée pour rentrer, puis s'installaient à l'intérieur.
Gravetou cria:
- Au feu !
On vit alors les petits points essayer de sortir au plus vite.
- Intéressant non ! Et tout ceci à l'aide de quelques équations
toutes bêtes. Quelle tristesse de voir que, nous aussi les hommes,
nous pouvons être réduits à quelques équations mathématiques !
Et je ne vous parle pas de l'application de mon gadget à la voiture.
Prévoir les queues à un rond-point, voir comment se produisent
les encombrements dans un centre-ville, détecter les incidents sur
une autoroute.
On pouvait penser que tout cela avait déjà été traité par les
chercheurs du Ministère des transports, ou par les services chargés
de la sécurité des grands stades. Il n'empêche, c'était marrant de
voir des petites choses tout à fait virtuelles se comporter comme
vous et moi. Ne sommes-nous pas peu de choses, dès lors qu'on
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /128 147
peut réduire une partie de nous-mêmes en quelques sigles
mathématiques ?
Gravetou, qui n'était pas avare de ses idées, empaqueta son
programme, chercha sur Internet un serveur qui traitait de ce
genre de problèmes et livra le tout avec un petit mot d'explication.
Quelques mois plus tard, il reçut un message lui annonçant qu'il
était cité dans une publication internationale. Un certain
professeur Landru, de l'Université de Montréal, l'invitait à
présenter son histoire à ses étudiants.
En fait Gravetou adorait ces jeux physico-mathématiques. Depuis
qu'il avait chez lui un ordinateur assez puissant pour traiter les
problèmes du coté des particules élémentaires plutôt que de façon
macroscopique et probabiliste, il s'amusait à modéliser toutes
sortes de trucs. Le dernier en date l'avait bien contenté.
Il avait réussi à modéliser un match de badminton. D'abord, la
trajectoire du volant, qui pouvait partir à trois cent kilomètres à
l'heure au moment de la frappe de la raquette, et qui, huit ou dix
mètres et une demi-seconde plus loin, n'était plus qu'à une
quarantaine de kilomètres à l'heure. Là, c'était le cas le plus
simple, un smash en ligne droite, à peine incurvée vers le bas, à
peine parabolique. L'équation générale de la trajectoire était
autrement plus compliquée. On pouvait en déduire l'intelligence
du cerveau des joueurs: quelques centièmes de secondes pour
analyser la position du joueur adverse, la position de son coude et
de son poignet, feintes comprises, puis la trajectoire commençante
du volant. De là, décider d'engager tout son corps, jambes et bras
et le reste pour donner la réplique. Modéliser la trajectoire du
bonhomme, c'était encore autre chose. C'est fou ce que l'on peut
faire sur un terrain d'un peu plus de six mètres au carré pendant
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /129 147
un match de badminton. La raquette doit aller dans tous les coins,
la main aussi, et le bras et le torse et les jambes, le tout en une
demi-seconde, rappelez-vous.
Alors, comment faire pour prendre de vitesse l'adversaire, pour
que le volant soit dans un coin du terrain avant que l'adversaire
n'y soit. C'est la clé du badminton. N'espérez pas battre votre
adversaire d'un smash en extension à trois cent kilomètres à
l'heure, vous n'y arriverez pas. S'il est aussi bon que vous, le volant
vous reviendra avant même que vous ayez retouché terre. Essayez
un amorti, le volant sera plus lent et votre adversaire aura le temps
d'aller le cueillir dès son entrée dans son terrain. Votre cerveau n'a
qu'une chose à faire, en dehors de gérer vos jambes et votre
poignet. Gérer le temps, calculer combien de temps l'adversaire
mettra pour aller vous allez envoyer le volant et combien de
temps mettra le volant à aller aussi. Jeu grandiose, il vous
faut des réflexes monstrueux, des jambes de marathonien de la
course en arrière, des cuisses d'escrimeur pour savoir se fendre,
une détente de trampolineur car on frappe en sautant - et l'on
frappe souvent - , un poignet de badmintonneur, parce que je ne
connais que le badminton pour exiger autant d'un poignet, et une
tête qui tient à la fois d'un virtuose du piano et d'un général de la
guerre des étoiles.
Bref, modéliser tout ça, Gravetou y était arrivé. Suite de quoi, il
s'était précipité au club près de chez lui, avec son ordinateur
portable et quelques bonnes bières pour régaler les joueurs. Leur
dopant, aux joueurs, même les meilleurs, c'était la bière, quoiqu'en
puisse penser les médecins sportifs.
Il montrait l'ordinateur jouant contre lui-même et commentait,
coup après coup. Il montrait qu'à ce coup, l'ordinateur avait choisi
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /130 147
d'envoyer le volant plutôt qu'ici parce que le joueur d'en face
aurait beaucoup plus de Watts à dépenser pour être dans une
bonne position de frappe du volant en retour, et donc, qu'on
augmentait ainsi les chances d'un volant un peu raté qui donnerait
l'avantage au coup suivant. Les bons joueurs s'étonnaient souvent
du choix de l'ordinateur, mais finissaient par convenir, chiffres à
l'appui que la tactique de la machine était la bonne. Après une
séance de travaux pratiques, les sceptiques finissaient toujours par
se rendre à l'évidence. En un an, les progrès des meilleurs furent
spectaculaires. Le truc finit par se savoir. Du coup, pour ne pas
être en reste, un groupe de chercheurs en éducation physique se
mit à analyser les matches des chinois et des indonésiens à l'aide
d'un système de deux caméras vidéo synchronisées. La vision
stéréoscopique ainsi obtenue permettait à un ordinateur de
déterminer les trajectoires du volant, des raquettes et des joueurs
et de vérifier le modèle réalisé par notre ami Gravetou.
!
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /131 147
26.L'autre monde derrière la porte
Ils avaient passé l'après-midi dans le rayon des BD de science
fiction. Manach aimait bien ce monde un peu trouble, que lui avait
appris son oncle, l'ancien propriétaire de l'immeuble, libraire de
son état, et qui avait vendu ici même les premiers albums illustrés,
avant même les premiers Tintin et autres Pieds Nickelés. Pour lui,
un ouvrage de science-fiction était une sorte de traité
philosophique. Au premier degré, on n'y comprend pas
grand'chose, mais c'est plus divertissant que de se plonger dans
Kant. Au second degré, on peut y faire de l'ethnologie. Les
conditions de vie, l'habillement, la façon de parler, les lieux de vie,
les lieux d'actions, sont les caricatures de l'homme d'aujourd'hui
dont l'auteur est un bon observateur. Au troisième degré, il suffit
de quelques clés pour comprendre que les fantasmes mis en scène
dans la SF sont l'illustration de visions philosophiques ou
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /132 147
métaphysiques. Platon, Aristote et les autres sont ré-écrits façon
XXème siècle.
Manach cita le bébé monstre du film "Alien", sorti du ventre d'un
homme, comme d'une mère porteuse.
- De Jules Verne au cinéma avec effets spéciaux, le chemin de la
SF a été considérable. C'était Gravetou qui enchaînait
- Ce chemin peut aller encore beaucoup plus loin. Il! rejoindra
sûrement le chemin de la philosophie de façon plus radicale et
plus explicite.!
Pour lui, il ne faisait aucun doute que les mondes virtuels que l'on
construisait déjà dans les jeux video évolueraient jusqu'à montrer
un monde antropomorphe. Sans même se mettre un casque sur la
tête, en ouvrant simplement une porte on pourrait pénétrer dans
un monde en trois dimensions, un monde holographique virtuel,
un monde parallèle, en quelque sorte. On se trouverait au milieu
d'êtres semblables à des humains, ayant entre eux des rapports
semblables à ceux que nous avons. Gravetou pensaient que les
puissances de calcul et les futures technologies des ordinateurs
pourraient un jour manipuler à toute vitesse des concepts et des
ensembles de concepts, des trucs du genre fractales, équations qui
permettent de représenter quelque chose qui ressemble à une
montagne, à un lac, à un arbre ou à la peau d'Isabelle, sans en
avoir l'exacte réalité, mais suffisamment proche pour que l'illusion
soit parfaite.
Il y croyait déjà, à la création d'une Isabelle immatérielle, dont le
comportement pourrait être semblable au comportement de la
vraie Isabelle, fruit d'une théorie du chaos, composante d'un
monde aussi probabiliste que le notre. Puisque l'on sait déjà
modéliser des choses aussi complexe que des arbres, nul doute
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /133 147
doute qu'un jour on modélise le comportement d'une mouche,
d'un pigeon, d'un chimpanzé et monstruosité suprême, un
homme.
Il s'imagina, entrant dans un de ces mondes parallèles, aux accents
d'un monde véritable, plein de bruits, de formes et de couleurs,
plein d'êtres visibles mais cependant immatériels. Il aurait la joie
d'inverser le monde. Dans le monde d'aujourd'hui, on ne voit ni
ne sent les fantômes. Peut-être existent-ils, peut-être pas. Allez
savoir. Mais là dans son monde virtuel, il serait lui le fantôme, dont
ces êtres virtuels ignoreraient l'existence. Pour eux, il ne serait rien
d'autre qu'un non-être, se déplaçant sans bruit, sans odeur, sans
forme ni couleur. Il pourrait être là, sans qu'aucun des êtres
virtuels, là, devant lui, autour de lui, en soit le moins du monde
incommodé. Et comme un fantôme, il pourrait assister à leurs
mouvements, à leur débats, à leurs ébats, à leur querelles, à leur
guerre. Dans ce monde, il y jouerait! au passager clandestin, au
voyeur, au passe-muraille, au passe-homme. Non seulement, il
pourrait passer au travers de ces êtres holographiques, mais plus
encore. C'était une horrible découverte ! Il pourrait lire dans les
pensées de ces êtres virtuels, savoir comme ils s'aiment ou comme
ils se détestent.
Gravetou ajouta cependant qu'il doutait un peu de la capacité des
programmeurs à réaliser un monde totalement
anthropomorphique, mais que l'imagination des hommes aidant,
ces mondes virtuels pourraient être ceux des frissons garantis,
parmi des créatures inédites. Il imagina par exemple des créatures
énormes, non pas composées de molécules assemblées! comme
nous pouvons l'être, mais résultat d'un assemblage informe,
invertébré, comme une mère de vinaigre ou comme du kéfir, ou
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /134 147
comme un nuage de sauterelle. Créature capable de mémoire,
d'analyse et de réactions et d'actions. Créature dont on devine la
vie et l'intelligence et le besoin de communiquer. Voilà sans doute
un des mondes virtuels facilement fractalisés et chaotisés dans
lesquels on pourra se trouver rien qu'en ouvrant une porte. Mais
qui sait, l'imagination et le talent des hommes réels ne pourront-
ils pas construire aussi pour le plaisir, ô blasphème, des hommes à
notre image ?
A l'appui de ses idées, Gravetou se rappela "Le lapin blanc", une
BD pour enfant rêveur qui l'avait enchanté.!
Quant à ses compagnons, cette vision du futur les laissa froids,
comme si, en l'écoutant, ils avaient feuilleté sans comprendre une
BD de science fiction. Il y avait une espèce d'interdit. Halte là, il
est interdit d'imaginer. Ils refusaient sans doute de regarder la vie
par dessus la rambarde des jours, par peur du vertige sans! doute.
A l'évocation des mondes virtuels, Manach s'était pour sa part
remémoré une expérience bien réelle, dans laquelle des
chercheurs avaient réussi à faire sortir une voix du milieu d'une
pièce, il n'y avait personne. Encore une histoire de fantôme.
Imaginez-vous tranquillement assis à lire dans le silence d'un
salon d'un vieux manoir écossais, quand soudain une voix
s'adresse à vous. Vous levez les yeux, mais vous ne voyez personne,
et la voix continue "Aùdu bone Hamlet. Mi estas la spirito de via
patro, kondamnita vagadi en la nokto...". Personne ! Vous vous
levez, vous changez de place et la voix semble toujours venir du
centre de la pièce. Fantôme, rêve ? Non. La technique, toujours la
technique. Ici, c'est le mariage de quelques ondes ultrasonores que
l'on fait se rencontrer au centre la pièce, en faisant en sorte que les
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /135 147
fréquences hautes s'opposant entre elles produisent des
fréquences basses que l'on sait alors entendre.
Chaloco prophétisa à son tour :
- la machine risque un jour d'inventer des trucs que notre auto-
censure consciente ou inconsciente nous interdit d'inventer. La
machine prendra l'information, la comparera à ce qu'elle connaît
et constituera sa propre base, selon ses propres filtres, avec tous les
risques de prendre comme vraies des informations fausses.
Il se trouvera toujours un apprenti sorcier pour faire de la
politique avec cette machine.
!
Pérégrinages (1988-1998) - http://ertia2.free.fr - page /136 147
27.La cave
Manach connaissait le gérant de la librairie, qui avait succédé à son
oncle. Il lui avait parlé de la cave du magasin, l'on pouvait
encore trouver des tas de choses. Le détour pouvait valoir la peine.
Ils demandèrent la clé et plongèrent dans les sous-sols.
C'était vrai, la caverne tenait quelques promesses : près de l'entrée,
des bouquins, des piles d'invendus, mais plus ils avançaient, plus
ils avaient l'impression de remonter dans le temps. Le magasin du
dessus n'avait pas toujours été une librairie. Ils trouvèrent des
traces de vieux tissus, puis des fauteuils, recouverts de ces mêmes
tissus, puis des meubles, une machine à carder, le tout en grand
foutoir.
!Soudain, ils furent plongé dans le noir.
Après quelques instants d'une réflexion infinie, Manach avait fini
par sortir le premier ses conclusions.
- Intéressant le noir, non ?
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Ils n'avaient pas bougé, jugeant inutile de s'affairer à n'importe
quoi, à s'empêtrer dans le bric-à-brac de cette cave. La lumière
finirait bien pas revenir.
- La nuit, il fait noir, mais on dort. En cas d'insomnie, la nuit est
bonne compagne, on peut subir sans crainte le noir, demain il fait
toujours jour.
Une minute passa. La lumière ne revenait pas. Les yeux
s'agrandissaient, avec ce drôle de réflexe: plus on ne voit rien, plus
on écarquille, ça finit presque par faire mal.
Mais là, pas un photon ne semblait errer dans la pièce. On pouvait
mettre ses yeux dans la poche, sans rien changer. Si la lumière ne
revenait pas, il faudrait procéder des autres sens.
D'abord se souvenir de la configuration des lieux. Une cave
immense, au fond de laquelle ils s'étaient un peu enfouis. Des
murs, sans fenêtre évidemment, une porte, des tables, des chaises,
des armoires, des dossiers, des outils, des bouts de trucs, comme
dans toutes les caves, entassés, ou détassés. Détassés, oui, pourquoi
pas ! Si la langue française avait visité plus souvent les caves et les
greniers, elle y serait venue, à détasser ; mais sans doute avait-elle
peur du noir.
La quête du souvenir des lieux les avaient tenu un instant
immobiles, mais, machinalement, dans leur recherche exaspérée
de la moindre géométrie, ils avaient, l'un et l'autre, légèrement
tourné sur eux-mêmes. Et maintenant, à tâtons, ils avaient
l'impression d'être dans une autre pièce que celle dans laquelle ils
étaient.
Ils commençaient à se situer à l'aveugle, humant le moindre
courant d'air, la petite différence de température, palpant les
épaisseurs de poussière, la rugosité des surfaces verticales. Drôle
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d'effet que de ne plus confondre une porte d'armoire avec un mur,
la porte qui résonne sous les doigts, le mur placide, acide aussi,
non, salé, de cette invisible couche de salpêtre propre aux caves
qui respirent directement la roche sur le mur du fond.
Ils tournaient en rond lorsque quelques photons surgirent enfin.
La source lumineuse semblait microscopique, mais, dans ce grand
noir, elle s'imposait comme le tramway au bout de la rue, qu'on
attends depuis de longues minutes.
Et ces photons rebondissants laissaient enfin deviner les ombres
de la pièce. Manach atteignit le premier le point lumineux. Un trou
de deux millimètres à peine, dans une paroi mince, à hauteur
d'homme. Il y colla l'oeil, pour apercevoir comme un grand
hangar, assez éclairé pour se laisser discerner dans tous ses détails.
Il fut frappé par la coloration de la scène. Ni gris, ni noir, ni blanc,
enfin trop peu.
Il décolla l'oeil, laissant la place à Gravetout et se replongea dans
la prison noire des yeux .
Cette nouvelle plongée dans l'absence déclencha chez Manach une
question intérieure quasi métaphysique.
- Comment peut-on voir tant de choses au même instant par un
malheureux trou de deux millimètres ? Comment pouvait-on, de
l'autre coté de ce petit trou voir la plénitude de la cave voisine, qui
semblait bien plus grande que la leur.
Il y avait des millions et des millions de pigments colorés, et
Manach, de ce coté-ci du trou, pouvait les voir tous d'un seul coup
d'oeil. Comment l'image de ce brouhaha multicolore pouvait-elle
s'engouffrer totalement dans un tout petit trou.
- Magie des trous de serrure, métaphysique indiscrète, commenta
Gravetout.
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Il n'était pas plus avancé. Il se rappelait bien les franges
d'interférence provoquées par deux trous d'épingles devant une
lumière monochromatique, il se rappelait les montages
holographiques, la photo, tout simplement. Non, vraiment, non. Il
refusait qu'une pellicule soit impressionnée en un instant par des
milliards de photons traversant l'objectif.
- Imagine que la pellicule ait une définition infinie, que la scène
soit l'univers, éclairé monstrueusement et que l'objectif soit tout
petit. Tout le monde ne pas passer en même temps dans ce petit
trou !
- Tout le monde, non, mais beaucoup plus que ce que ta frêle
intelligence des choses n'est capable de voir.
- Ouais ! le cantique des quantiques. Il s'en rappela quelques
bribes. Il y avait une explication. Dommage ! Il aurait bien aimé
que ce fut inexplicable. Avoir sous les yeux du tangible et savourer
l'impuissance de la science, c'est donner de l'espoir au futur.
Loupé ! monsieur Futur, trouvez autre chose pour assouvir les
passions goulues des scientifiques.
!
La lumière revint, bêtement.
Machinalement, leur regard fit le tour de la pièce, comme pour
vérifier que le bric à brac qui les entourait n'avait pas changer de
place, ou ne s'était pas mué en décors monstrueux.
A cette idée, Manach sourit.
- A la faveur du noir, une armée de scorpions aurait pu surgir du
dessous de l'armoire.
Gravetout répondit sentencieusement:
- Une panne de lumière, et l'on devient comme un enfant la proie
d'un imaginaire invraisemblable.
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Manach, qui voyait toujours le coté intellectuel des choses, ne
voulut pas être en reste.
- Une panne de lumière dans la pensée, et la bêtise prend le
dessus, dans notre pauvre petit cerveau peureux. La pensée
humaine manque singulièrement d'éclairage, souvent même, elle
se construit sur l'ombre des choses. Monsieur Futur, vous avez
encore beaucoup à faire, pour que les hommes sachent distinguer
les concepts de leurs ombres.
!
Comme pour répondre à l'apostrophe, ce fut le passé qui fit signe.
Un livre trainait sous un meuble. Platon, la caverne de Platon.
- Ça fait un bail qu'un esprit éclairé a essayé de dire aux hommes
de se méfier d'expliquer les ombres par les ombres. A voir le
monde aujourd'hui, et ses cohortes de maux dûs à la stupidité
humaine, Platon n'a guère été écouté.
!
Au dessus de Platon, dans l'armoire, ils découvrirent une
collection de copies de brevets des années soixante, tous relatifs
aux semi-conducteurs. A coté, un cahier manuscrit exposait
diverses notes sur des applications possibles des brevets. Lues
trente plus tard, ces notes pouvaient prêter à sourire, saugrenues
ou irréalistes. Ils avaient devant eux le cahier de quelqu'un qui
avait rêvé.
Une page les fit rêver, eux aussi:
L'auteur se demandait si l'on saurait un jour faire des cellules
photo-électriques directives. Bien sûr, avec un objectif optique, on
sait concentrer un faisceau. Mais il pensait que l'on pouvait y
arriver différemment. On sait orienter des cristaux liquides,
pourquoi ne saurait-on pas faire en sorte qu'un assemblage de
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molécules ne détecte que les photons provenant d'une direction
déterminée, que l'on saurait aussi commander. Un Volt sur la face
droite et la cellule ne voit qu'à 30 degrés à droite. Un demi-Volt la
cellule ne voit qu'à 15 degrés, zéro Volt, elle ne voit que droit
devant elle, etc... En organisant un rapide balayage de droite à
gauche et de haut en bas, il devrait être possible de reconstituer
une image de la scène balayée, et cela, sans l'aide d'un objectif
optique. D'une autre manière, on pourrait disposer côte à côte un
grand nombre d'éléments dont la directivité serait réglée droit
devant au centre et de plus en plus décalée vers l'extérieur.
Chaque élément fournirait un signal électrique correspondant à
une petite parcelle de la scène, que l'on pourrait reconstituer
comme une mosaïque. L'excursion entre les directivités les plus
éloignées du "droit devant" serait l'angle de champ, l'équivalent de
la focale d'un objectif. Voilà d'un coup réglés tous les problèmes
de mise au point, de téléobjectif, d'aberration chromatique,
d'obturateur. L'électronique se charge de tout. A nous les
appareils de photo ultra plats, les télescopes de poche, les caméras
simples.
Manach et Gravetout n'avaient pas tout compris, mais ils saluèrent
ce rêveur qui voulait ébranler l'optique traditionnelle.
- En tous cas, il ne s'était pas trop trompé. Si on ne fabrique pas
encore des semi-conducteurs directifs, on fabrique des matrices de
micro-miroirs orientables qui devraient bien sonner le glas des
lentilles traditionnelles.
!
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28.Sextant d'époque
Après la cave, ils visitèrent le grenier.
L'immeuble et ses quatre étages avait
plus de trois cent cinquante ans. Ce
devait être une fière bâtisse, quand il
est né, à l'âge de Molière. Le grenier
était bien d'époque. Son sol en terre
battue en témoignait. Les trois
lucarnes diffusait cette lumière qui
n'appartient qu'aux greniers, aux
vrais greniers, aux greniers séculaires. Lumière cassée par la
prochaine armoire, par le paravent plié, par l'abat-jour posé sur un
rideau lourd de la poussière des ans. Manach sentit cette odeur de
l'inerte, cette odeur qui n'a pas sa place il y a de la vie.
L'odeur du rêve, l'odeur de l'histoire, qui impose le respect.
L'odeur qui semble dire: "Visiteur, ne fais-ici de bruit, prend garde
de déranger le passé". Il lui semblait que la notion du temps qui
passe s'était abolie, que son temps se changeait en sérénité.
Gravetout semblait pétrifié. En fait, il sentait confusément qu'il
fallait accorder à son ami le respect de son pélérinage.
Il tendit l'oreille. Le désert du grenier ne lui répondit pas. Seuls
les bruits de la ville qui montaient jusque par on sait quel
dédale du toit le ramenèrent à sa réalité.! De cette maison vieille
de bientôt quatre siècles, il entendait en écouter les racines. Et
c'est au grenier qu'il entendait les trouver.
Il osa traverser le temps, sous une table, derrière une commode,
parmi les coffres. Là-bas, l'angle d'une boite en bois dépassait sous
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une bibliothèque de vieux livres s'entassaient sans ordre. Son
oeil s'était fixé là, sans doute par ce que le coin de cette boite
n'était pas comme les autres coins de boite en bois. Chassant la
poussière, il avait vite repéré les chevilles et l'assemblage général.
Il avait sorti la boite, qui s'avéra plutôt une caisse, qui faisait bien
deux pieds dans sa longueur. Le bois du couvercle était resté
rugueux et inégal, comme on pouvait sans doute faire les caisses
avant qu'on inventât le sciage mécanique. Il n'y avait pas de
serrure, mais seulement deux crochets, qui témoignait que le
maître de l'ouvrage ne s'était pas préoccupé de quelque pillard
domestique. Mais curieusement, la caisse contenait elle-même une
caisse, bien ajustée, preuve qu'on avait redouté d'autres pillards
beaucoup plus petits tels que l'humidité, les mites ou les termites.
Le contenu rendit Manach perplexe. A coup sûr il devait s'agir
d'un instrument, au vu des quatre règlettes en bronze,
identiquement graduées et bien empilées. Pour le reste, des
colonnettes, des roues dentées et des vis sans fin donnaient à
penser à de l'horlogerie, bien que...
Il referma la caisse, lança un coup d'oeil complice à Gravetout et
se mit à l'ouvrir, le coeur dansant comme un voleur.
A la manière des archéologues, il repérèrent l'emplacement de
chacune des pièces, empilées sur trois étages dans un molleton de
crin recouvert de velours.
La minutie dans le rangement des pièces devait être un signe. A
tout coup, l'étage du haut était réservé à une ossature. La précision
dans les ajustements était telle qu'il n'eut aucune peine à marier
les colonnettes et les tirants qui bientôt devinrent un solide cadre
cubique en bronze, calé sur quatre mollettes à vis.
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L'étage du milieu contenait quatre tiges rondes grosses comme un
doigt et longue d'un petit pied. Sur chacune, un cordon était
soigneusement enroulé, sans que jamais un brin n'en chevauche
un autre. Au bout du cordon, une petite masse cubique. Un filetage
d'un petit pouce de longueur devait faire office de vis sans fin. Les
extrémités avaient une section carrée. Manach avait aussitôt repéré
la manivelle et la roue dentée qui venaient s'y adapter. Une petite
gorge en amont de chaque extrémité devait servir à s'encastrer
dans les paliers de soutien. Les roues dentées venaient alors se
fixer à l'aide de petites clavettes, de telle façon qu'elles soient en
prise sur les vis sans fin.
L'étage inférieur de la boite contenait les réglettes graduées, et des
éléments dont il ne compris la destination que plus tard.
Après quelques tâtonnements, il se trouva en face d'un engin
assurant un mouvement horizontal et un mouvement vertical. Il
fallait environ cinq tours de manivelle pour que la roue terminale
de l'un des mouvements pivote d'un degré.
Eh oui, Manach venait d'exhumer un instrument vieux de
plusieurs siècles et qui servait à mesurer le ciel. Il conclut tout
haut:
- Keppler, Brahé, Copernic, Giordano Bruno, Galilée... vous étiez
aussi dans le grenier. C'est vrai, vous avez vécu, j'en ai la preuve.
Il continua à déraisonner
- Le monde n'est pas vieux. Tous ces gens-là nous parlent encore.
La grand'mère d'aujourd'hui a pu naître voici un siècle. La
grand'mère de la grand'mère est née voici deux siècles. C'était la
révolution française. Vingt grand'mères plutôt, on pouvait voir
vivre les romains, les grecs, les égyptiens, les incas, et les autres,
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toute cette strate des premières civilisations. Quarante
grand'mères et nous voici au stade des premières tribus.
La grand'mère de ma grand'mère a dit que la grand'mère de sa
grand'mère existait. Mais quarante grand'mères en arrière, les
grand'mères n'avaient pas encore le monde a raconté. Le monde
est bien court, Monsieur !
- T'as pas fin ?
Gravetout avait fait exprès de faire la faute d'orthographe, pour le
ranimer un peu.
- Tu as raison. Dommage que la philo soit un truc hyper-personnel.
Ça ne se partage pas. Allons donc manger !
!
Fin du premier pérégrinage.
Aix, 1988-1998
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Oeuvres de Sadlig Ertiamel
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Livres (disponibles sur http://ertia2.fre.fr) :
Pérégrinages (150p - écrit entre 1988 et 1998),
Sélections Naturelles et théorie de la responsabilité (25p - 2017-2019)
Le petit barreau tournant par la pensée (128p, 2002-2020) Roman de science fiction sur
la conscience
Pérégrinages poétiques/ Nouvelles pérégrines (145p - 1998-2008)
Pérégrinages philosophiques (50p - 2006-2020)
Pérégrinages citoyens (248p - 2015-2021) réflexions pour la gouvernance
Pérégrinages futurs ( ) Imaginons le futur proche et lointain
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Mélodie de Saint-Saens/V. Hugo : Le Pas d'armes du Roy Jean, Photos d'art de rue
Cinq colonnes à la lune (présentation d'un magazine du Pôle Sud)
Le Chant des Mélèzes : vidéo enregistrée dans une forêt de Mélèzes
Philibert : texte poétique dit par Hilaire (8 ans)
Au loin une fenêtre grince (livre western audio - 15 mn)
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Jehan Rictus, Les Soliloques du Pauvre : extraits en livre audio
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Vidéo d'une chenille arpenteuse
Procès contre les animaux de Emile Agnel : livre audio, 6 épisode de 12mn)
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Viaducs : diaporama poétique, mélodie de Jean Apotheloz, à l'accordéon
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