Lorsque de sa fenêtre ...
Nouvelle de Rubens TIA
Lorsque de sa fenêtre - http://ertia2.free.fr - 2002-2014 - page 1
Résumé
C'est l'histoire d'une femme qui ouvre sa
fenêtre sur le monde du rêve, un monde où
peu à peu les objets ont quelque chose à
dire, à faire partager. Les objets sont
introduits de façon insolite par des
personnages toujours énigmatiques.
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orsque de sa fenêtre aux volets entrouverts, elle l'avait aperçue,
noire et menue, penchée sur la vasque de la fontaine, elle avait pensé : "Tiens une
revenante ! ".
Elle ne lui avait jamais parlé, parce que l'occasion ne s'en était pas présenté.
C'était toujours le matin de bonne heure que la petite vieille remplissait un pot à lait de
deux litres en alu, à l'ancienne.
On disait dans le quartier que l'eau avait d'étonnantes propriétés, sans vraiment
qu'on sache lesquelles. Sans doute parce que le jet fumait un peu lors des matins
froids, preuve que l'eau était plutôt chaude, preuve donc qu'elle venait des
profondeurs. Ce mystère de la terre ne pouvait être qu'un bon mystère.
La petite vieille remplissait vite son pot et disparaissait aussitôt, comme si elle avait
volé l'eau. C'était toujours à la même heure. Et à cette heure-là, Lucile se levait,
entrouvrait les volets et interrogeait longuement le ciel. Chaque matin, c'était le même
cérémonial, à croire que Lucile, inconsciemment, décidait son lever pour qu'il coïncide
avec l'apparition de la fontaine.
La coïncidence matinale durait depuis au moins trois ans.
Un jour, elle n'eut pas lieu.
Le lendemain non plus. Le lever de Lucile devint inquiet.
Le troisième jour, elle se leva plus tôt, en pensant que sa coïncidence matinale
avançait. En pensée, elle avait appelé la petite vieille "la coïncidence".
Et la coïncidence s'était faite attendre.
Le jour suivant, Lucile s'était levé encore plus tôt, naturellement, comme ça, sans
réveil. Elle lui manquait, sa coïncidence. Pour être sûre de ne pas la manquer, elle avait
transporté sa table de maquillage de telle façon que la fontaine lui apparaissait juste
à coté du miroir. Mais vraiment, ce jour-là, pas plus que les précédents, il n'y eut pas
de coïncidence...
Alors Lucile s'interrogea... puis interrogea.
"Dites-moi, vous la connaissez, la petite dame qui vient tous les jours à la fontaine?"
La boulangère avait dit non, le marchand de journaux aussi. Visiblement, la
coïncidence était inconnue du quartier.
Les jours suivants passèrent avec une jambe en moins, c'était un peu comme ça que
Lucile sentait ses journées qui ne commençaient plus comme d'habitude.
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Et puis, et puis, de jour en jour, elle se fit une raison. La fontaine coulait ses jours
tranquilles, comme si elle ne s'était pas aperçue de la disparition de la voleuse d'eau.
Parce qu'une fontaine, ça pense, ça voit beaucoup de choses, ça n'oublie pas.
D'abord, elle est coquette, la fontaine, elle s'arrange toujours pour être vue de
partout et du plus loin de toutes les rues qui viennent à sa rencontre sur la place : si
vous la voyez, elle vous voit ! Que le vent emporte votre chapeau et vous la verrez
sourire : un instant, le jet se désagrège au vent, en pépites éparpillées par la rafale et
tombe tout de travers comme un rire en coin. L'enfant qui vient boire en grimpant sur
la margelle et tendant son cou, elle en garde le reflet, tout au fond du bassin. Et les
amoureux, qui ont tant de rendez-vous à la fontaine, elle en connaît tous les mots
d'amour, ou les reproches des retards. Et l'autobus, qui ride sa surface de son
moteur tremblant. Les moteurs, ça la fait vieillir et en plus, ça lui donne un arrière goût
de marée noire. Elle préfère de loin les vélos, surtout celui du curé, quand il l'appuie
sur la margelle, et que la pédale lui gratte le ventre jusque là. En plus, soyez sûrs que
dès que le curé a posé son vélo, un paroissien ou une paroissienne viendra raconter
sa vie en confidence. Elle en sait des choses, la fontaine.
Lucile aimerait bien en savoir autant. Mais là, la fontaine n'en savait pas plus. La vieille
ne venait plus, elle en était triste et ce n'était plus de l'eau qui coulait de sa bouche,
c'étaient des larmes ! Mais personne ne le savait.
Ce fut un soir que les choses reprirent de l'importance. Ce soir-là, Lucile vit posé par
terre au coin de la fontaine un pot à lait, le même, elle en aurait juré, que le pot de sa
coïncidence. Du coup Lucile ouvrit tout grand ses volets et se pencha pour voir, au
plus loin qu'elle le pouvait, si la petite dame en noir était par là. L'absence eut raison
de sa patience. A son couché, le pot était toujours là.
Le lendemain, elle se réveilla avant le jour, évidemment. Evidemment, le pot avait
disparu. Le lampadaire était formel. Il disait : "Regardez, j'éclaire bien là, si le pot y
était, vous le verriez". Parce qu'un lampadaire, c'est comme une fontaine, ça en voit
des choses, les choses du froid et de la nuit, les choses glauques. Mais son devoir est
de taire tout ça. Pensez-donc, comme il aurait toute la police sur le dos, tout le temps,
pour tout savoir. Non mais !
Enervant cette histoire, cette toute petite histoire. Dix fois, avant de partir à la
meunerie, Lucile avait regarpar la fenêtre. En rentrant le soir, plutôt que de rentrer
tout droit chez elle, elle fit un léger détour, malgré elle, comme ça, pour voir, pour
savoir un peu plus tôt.
Pas de pot au lait! qu'aurait-elle voulu ? Qu'il y soit ! L'énervante histoire aurait
continué. Qu'il n'y soit pas ? L'histoire aurait continué tout autant.
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Enervant, non !
Ce qui devint encore plus énervant, c'est quand le pot réapparut, le samedi, entre
12h30 et 13h00, d'après ses calculs.
Le soir, après le film, il y était encore. Ben mon vieux, c'est que les gens sont
honnêtes.
Dimanche matin, 7h, devinez ?
Plus de pot ! C'est donc un pot noctambule, pas de doute, avec une grande cape
noire, un chapeau à large bord, qui avance dans l'ombre, sans bruit, en baissant la
tête, ou alors un passe-muraille.
Le seul indice, c'est que le pot avait été vu, posé par terre, du côté gauche en
regardant la fontaine, couvercle enfoncé, vide ou plein, allez savoir.
"Monsieur Baguette, vous avez vu ?"
"Monsieur Cigare, vous avez vu ?"
Rien ! ça faisait toujours rire Lucile de les appeler par leur nom. Monsieur Cigare,
c'était le boulanger, alors que monsieur Baguette, c'était le bureau de tabac. Une
erreur d'aiguillage quelque part, à moins que ça ne vienne d'avant, qu'une lle
Baguette ait épousé un fils Cigare et réciproquement, le quartier était suffisamment
sympathique pour cela.
Cigare ou baguette, le pot au lait fit comme cela des apparitions sporadiques,
imprévisibles, mais c'était toujours la nuit qu'il s'en allait.
Mais enfin, c'est énervant à la fin. Principe de non-ingérence, fallait-il laisser faire ce
pot baladeur. Après tout le quartier peut savoir. Lucile n'y tint plus, se sentant, du
fait de la position stratégique de ses volets, investie d'une mission d'éclairement public
: le quartier avait le droit de savoir.
Elle attendit que le pot arrive. Alors elle prit le fil de pêche, la poulie et la clochette.
Un attirail digne des renseignements généraux, moins technologique peut-être, mais
aussi efficace, pensait-elle. Et tout aussi discret, parce qu'elle ne voulait pas éveiller
la méfiance.
Justement, cette discrétion lui avait compliqué le dispositif. Le fil de pêche, on l'aura
compris, devait initialement relier le pot à lait à la clochette. La petite poulie, c'était
pour faciliter la manœuvre. Le problème était qu'en accrochant le fil à l'anse du pot à
lait, le fantôme s'en apercevrait. Alors, il pourrait remonter jusqu'à la clochette et
confondre Lucile pour espionnage.
L'idée lui vint alors de ne pas attacher le fil au pot, mais au montant en fer forqui
orne la fontaine, puis de faire en sorte que le pot, placé sur la trajectoire du l, le
maintienne tendu. Enlevez le pot, le fil se détendra et la clochette sonnera.
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Pas si simple à l'autre bout, parce qu'une clochette, ça cloche quand on l'agite
plusieurs fois, ça ne cloche pas vraiment avec un fil qui se détend en une seule fois.
... L'horloge ! Il suffisait d'y penser: le fil de pêche retient le battant en position haute
tant qu'il est tendu et quand le fil se détend, le battant se retrouve libre. Il bat comme
tous les battants. Et là, plus besoin de clochette, il suffisait d'arrêter l'horloge une
seconde avant l'heure pour qu'elle sonne dès sa mise en liberté.
Lucile sentit confusément que c'était mal de priver une horloge de liberté. Mais enfin,
quand on joue aux renseignements généreux, qu'importent les moyens - ça se discute,
ça se discute même beaucoup - Mais Lucile tout d'un coup n'avait plus envie de
discuter, mais seulement d'agir.
Donc, plus de clochette, plus d'heures sonnantes, puisque l'horloge est arrêtée.
La poulie, restait la poulie, une petite poulie de deux centimètres qu'elle accrocha au
gond du volet, en vérifiant que le fil resterait bien la gorge au moment venu.
Elle arrêta la pendule juste avant midi, comme ça, pour avoir 12 coups. Là, il lui fallut se
plonger dans le mécanisme et comprendre toutes ces histoires d'échappement qui
sont le secret des horloges à balancier. Quand les horloges sont en liberté, elles
échappent - c'est ça la liber- Chaque seconde, elles échappent quelque part. Une
horloge, c'est une amoureuse du temps. Du jour ils se sont rencontrés, ils ne se
sont plus quittés, jusqu'à l'usure, l'usure du temps - le temps, cet usurier - L'horloge,
c'est la banquière, elle se rembourse chaque seconde, tous les quarts d'heure, elle en
pousse un grand soupir de contentement en laissant échapper le marteau et toutes
les heures, elle compte.
Lucile finit par trouver cet échappement d'échappement.
Il n'y avait plus qu'à...
Qu'à faire, mine de rien, un tour à la fontaine, attacher prestement le fil à l'une des
deux traverses en fer forgé, sur lesquelles on pose le seau le temps de le remplir,
passer le fil sous le pot, puis sur l'arrêt du volet, passer la fenêtre entr'ouverte, puis la
poulie et enfin tendre le fil sur l'échappement de l'horloge. Drôle de bricolage, un l
presque invisible qui traversait son salon, comme ça, à un mètre du sol - de quoi en
intriguer plus d'un ou plus d'une. Mais Lucile vivait seule et les visites étaient rares.
Elle avait fait cela entre chien et loup, à l'heure chacun s'affaire à la soupe.
Personne ne l'avait vu, du moins le pensait-elle.
La nuit arriva, puis l'heure de dormir. Lucile rêva. Trois inspecteurs du fisc
envahissaient le salon, pointaient sur elle trois doigts accusateurs, puis s'emparaient
de l'horloge, qui se mettait à sonner, à sonner, à sonner...
Le rêve rejoignit la réalité, Lucile s'éveilla tout à fait, les derniers coups de minuit
tombaient. Il était trois heures du matin.
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Vite, foncer au salon, dans le noir pour ne pas éveiller les soupçons.
Par les volets entr'ouverts, Lucile aperçut un cheval, rien d'autre qu'un cheval qui
tournait au coin du quai de Bièvre. Le pot à lait n'y était plus. Un pot enlevé par un
cheval, Lucile se frotta le nez. Elle se frottait toujours le nez en cas de panique.
Longtemps, elle se remémora cette scène qui n'avait duré qu'un quart de seconde : un
cul de cheval disparaissant sans bruit.
Sans bruit ?
Elle se rappela soudain qu'à aucun moment, dans le vacarme des coups de l'horloge,
elle n'avait perçu le bruit des sabots sur le pavé. "J'ai rêvé... J'ai pas rêvé..." Elle se
frotta le nez une fois de plus, puis sorti son remède. Vin rouge, saucisson, pain-
beurre. Piégée, elle se sentit piégée. Jamais elle n'oserait raconter son enquête. Un
bricolage à la Dubout, qui se terminait par une croupe totalement silencieuse et un
pot à lait fantomatique.
Il lui fallut une demi-bouteille pour qu'elle osa se recoucher, avant de sombrer dans
une espèce d'hébétude...
Hébétée, elle le resta toute la journée qui suivit, esquivant tous et chacun pour ne pas
avoir à parler, pour éviter de trahir son secret. Le pain, elle alla l'acheter de l'autre
coté de la voie de chemin de fer pour ne pas éveiller la curiosité de la boulangère.
Comme ça pendant une semaine, sans jamais mettre le pied au salon, pour ne pas
faire remonter cette histoire, pour résister à la tentation de regarder si par hasard le
pot à lait était revenu.
Au bout de trois jours, elle s'avisa que le fil de pêche était toujours là, et se frotta le
nez. Vite, les ciseaux, le fil de pêche disparut du salon. Alors elle osa regarder par les
volets entr'ouverts.
Il était là...
Non!! Lucile faillit hurler.
«!Un pot à lait, qui va, qui vient, plein d’eau, à cheval, sans bruit!!!»
Et ça ne dérange personne!?
Elle sortit du salon en courant, se jeta sur son lit et hurla à son oreiller!: «!Je ne suis
pas folle, non, je ne suis pas folle....!»
Le paroxysme dura au moins trois bonnes minutes. Et puis elle se calma petit à petit.
La raison lui revint. Jusqu’ici, rien ne lui permettait d’invoquer le surnaturel ou le
dérangement mental. Il pouvait y avoir des tas de raisons pour que les choses se
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passent comme ça. Quand même, ce cul de cheval à trois heures du matin,... sans
bruit!!
Elle pensa que, dans son saisissement, elle avait peut-être inconsciemment occulté le
bruit caractéristique des sabots sur le macadam. Ecoutez donc le bruit de la garde
républicaine à cheval un matin de 14 juillet. Un bruit comme ça, ça ne s’oublie pas.
D’accord, ils sont une quarantaine de chevaux, qui piétinent un peu comme des
gouttes de pluie, qui font une musique dont ne transparaît aucun rythme, de
l’aléatoire en somme. C’est comme ça, un cheval ne sait pas la musique!:! «!Trois temps,
quatre temps, connaît pas!! Moi, Monsieur, mon pas, c’est au pas le pas, c’est sans
mesure. Je n’ai pas le temps, même si j’ai quatre pattes!». Quarante chevaux qui
martèlent les pavés, concerto inimitable. Un seul cheval qui passe au pas, on peut
sûrement reconnaître quatre sons, un pour chaque sabot, qui tient de la castagnette,
en plus sourd, en moins sec.
Le bruit du sabot sur la pierre, on le reconnaît à coup sûr, ni trop léger, ni trop brutal.
Le cheval l’a bien compris, il faut à chaque pas frapper le sol, pour le sonder, pour
reconnaître si le sol est sûr, si le pavé ne branle pas ou ne glisse, si l’appui sera
suffisant. Sonder, comme le guide en montagne sonde à chaque pas le glacier pour
vérifier si la crevasse se cache. Le bruit du sabot, c’est parce que le cheval est
sismologue!: «!Dis-moi comment la terre tremble et je te dirai quelle terre tu habites.
Et ainsi des quatre sabots. Lucile comprenait bien cela!: tellement caractéristique et
ne pas l’avoir entendu dans la nuit!?
Foi de Lucile, il fallait en avoir le cœur net. Si le cheval noctambule venait à revenir, elle
l’entendrait, plutôt deux fois qu’une. Simple, le magnétophone, il fallait y penser.
Cacher le microphone sous le volet et déclencher l’enregistrement pendant son
sommeil. Au matin, on aurait ainsi tous les bruits de la nuit.
Mais l’idée d’attendre jusqu’au lendemain l’impatienta. Il fallait qu’elle trouve autre
chose. Je ne sais pas, moi. fumer la pipe comme ces détectives célèbres qui trouvent
l’énigme dans les ronds de fumée, jouer du pendule...
Son truc à elle, pour réfléchir, c’était de s’asseoir et de balancer sans cesse une
jambe au-dessus de l’autre, comme si chaque balancement allait aligner un nouveau
neurone à sa réflexion.
Alors elle revit dans sa tête le charaban tiré par un cheval et qui, le matin, dans son
enfance, passait devant la maison, avec ses gros bidons de lait alignés, et le "et
cliques, et claques, et cliques, et claques,…" annonciateur.
Elle revit aussi la croupe de ce bon vieux cheval.
La croupe!? Bon sang! ! Bien sûr!! La croupe... et le crottin!!
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Elle se leva d’un bond, attrapa son manteau et sortit en trombe. «!Du crottin, un
cheval, ça crotte... comme un petit Poucet!!!»
La voilà sur la place, les idées fumantes. Un crottin! un crottin qui fume ? Non, il est
froid depuis trois jours. Un crottin abandonné ? Non plus, la place a toujours été
propre, même les chiens et les chats n'osent s'y risquer.
... Bon, sur la place, peu probable, mais quand même. Je te fouille des yeux de
partout, mine de rien, près de la fontaine, à coté des platanes... Comptons qu'un
cheval, ça mange ses cinquante kilos dans la journée, ça en laisse combien des perles
par derrière ? Il y en aura d'autant plus que le stationnement aura été long. Pas de
chance, parce que là, il n'a pas stationné.
- Bon, une perle toutes les quatre minutes, à cinq kilomètres à l'heure, je vais en
trouver une tous les kilomètres, en moyenne. Non, je me trompe… Voyons, en une
minute, ça fera 5 km divisé par soixante, oh là, c'est compliqué !… Va pour deux
perles tous les kilomètres.
Lucile regardait, regardait encore, passait le coin elle avait vu disparaître son cul
de cheval, avançait en ratissant chaussée et trottoirs.
- Et ces voitures en stationnement, je ne vais tout de même pas aller voir par-dessous.
Au premier carrefour, elle se trouva bête. A droite, à gauche, va savoir, coté cour,
coté jardin ? Un cheval, ça peut habiter partout et nulle part.
Elle opta pour le faubourg, les maisons qui ne s'accolent plus, les premiers chemins en
terre qui partent de chaque coté.
- A mon avis, pensa t'elle, quand le cheval quitte le macadam pour un chemin empierré,
ça doit le rendre heureux, il sent l'écurie. Alors, forcément, ça doit lui donner envie.
De ses vagues souvenirs d'enfance, un chemin commençait toujours par un bout de
crottin. Son frère disait "une sentinelle". Halte-là, mot de passe, ici commence la
campagne, celui qui n'est pas d'ici entre en terrain ennemi: "Passant, que la terre colle
à ta semelle, que l'herbe mouille l'ourlet de ton pantalon, que nos chiens t'agacent,
que le frelon t'inquiète. Ici, on se lève tôt et ça pue parfois!"
Lucile était fille de la ville. Alors, à chaque chemin creux, elle n'osa. Avec ou sans
sentinelle.
Deux heures plus tard, elle avait quadrillé un grand quartier de la ville... sans une
perle sentinelle. Au moins, elle avait pris l'air et s'était calmée. Elle s'était perdue aussi,
un quartier qu'elle ne soupçonnait pas. Vieux, avec des maisons attenantes qu'on
aurait pu prendre pour des fermes si elles n'avaient pas été collées les unes aux
autres, beaucoup de porches, d'entrées de granges, le crépi rustique, un étage, deux
étages, pas plus, directement sur la rue, sans trottoir, et puis personne, ni sentinelle,
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ni enfant, ni une vieille ou un vieux sur un banc, qui attend le jour qui passe, ni un banc
qui attend le passant. Ni bien sûr un cheval, ou son cul.
Un peu l'angoisse.
- Jamais je ne vais oser frapper à une porte pour demander le chemin de la place.
Lucile sentit la fatigue. Bien sûr, elle était revenue sur ses pas, mais ça n'avait rien
donné, elle s'était retrouvée au même endroit que tout à l'heure. Désert de maisons,
nom d'un cul de cheval !
Au loin, enfin, elle vit un homme. Avant qu'elle pût l'atteindre, il avait disparu.
Jambes de plomb, elle vint s'asseoir sur une borne en pierre au coin d'un porche,
marquée en son pied du passage répété des cercles de fer des roues des chariots. Et
puis, elle contempla le silence. Jusqu'ici, l'absence de bruit ne l'avait pas étonné,
c'était avec ses yeux qu'elle avait cherché. Sa frénésie s'était calmée. Il ne restait plus
que ces bâtiments accolés et curieusement déserts, qu'aucun bruit ne trahissait. Une
porte qui claque, une mère qui s'énerve après son enfant ou après son mari, un choc
de casserole, de l'eau qui coule, un murmure de radio ou de télévision, un battement
d'aile ou un gloussement volatile. Rien, aucun bruit. Si, peut-être au lointain, le rythme
sourd d'un train, trop loin pour qu'elle identifie la direction du bruit.
Le silence s'éternisa.
Peu à peu, elle commença à s'approprier le lieu. Un peu comme un nouvel élève qui se
retrouverait seul au milieu d'une grande salle d'étude et qui transforme son
appréhension, parce qu'au bout de longues minutes, il semble qu'il n'y a rien à
craindre et qu'il devient peu à peu un habitant naturel de ce nouveau lieu.
A ce point d'étrangeté, Lucile comprit qu'elle ne pouvait compter que sur elle-même. Il
fallait donc qu'elle s'enhardisse. Elle se leva et, prenant sur elle, frappa à la large
porte en bois qui fermait le porche.
Une fois, deux fois, plus fort, plus longtemps...
Elle appela, "S'il vous plaît ! .... S'il vous plaît!..."
La réponse ne vint pas.
De sommation en sommation, elle se sentit autorisée à essayer d'ouvrir la porte. A sa
surprise, la poignée n'était pas verrouillée et le battant s'ouvrit sans effort et sans
bruit. Les gonds étaient donc bien huilés, signe que le bâtiment n'était pas à
l'abandon.
Prudemment, Lucile ne fit qu'entrebâiller la porte. "On n'y voit goutte!" pensa-t-elle,
l'oreille aux aguets, en vain.
Bravement, elle appela: "Y a quelqu'un". Mais rien ne bougea.
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Doucement, elle ouvrit en grand pour laisser la lumière du jour révéler peu à peu
l'intérieur, mais pas assez pour identifier quelque chose.
Elle appela encore, attentive. Longuement, elle laissa passer l'angoisse, avant de
penser à chercher un bouton électrique, qu'elle trouva tout près, là derrière la porte.
La lumière se fit.
Un entrepôt, un large entrepôt, rempli de couleurs, de couleurs clinquantes, de
cordages, de mécanismes divers. Du matériel de cirque!
Enfin, elle savait quelque chose, quelque chose de moins anonyme et de plus vivant
que la rue. Il y avait là un espoir.
Et puis, tout d'un coup, le sang lui monta à la tête.
au début d'un couloir, une croupe de cheval, tout à fait celle qu'elle avait vu
disparaître au coin de la place et qu'elle cherchait en vain. Plus que la croupe, le
cheval tout entier, presque grandeur nature, si bien fait qu'elle crut d'abord qu'il était
empaillé, crin de la queue et de la crinière, poils de la robe, à s'y tromper. Juste au
milieu, un trou vertical, dont elle compris l'usage. Le cheval appartenait à un manège.
Car il n'était pas seul ce cheval. Dans un manège, on n'est jamais seul. Ses collègues
étaient aussi, à la queue leu leu dans le couloir. Dans un manège, on n'est jamais
seul : alezan, que les femmes monteront en amazone, camarguais qui galopera au
milieu des flamands roses peints sur les panneaux du cylindre central du manège, et
même un percheron aux sabots poilus, tirant une charrue surmontée d'une large selle
métallique ajourée. Elle se souvint que dans sa jeunesse, le tracteur était encore un
cheval. Le laboureur, juché sur sa charrue, gagnait son blé et le cheval gagnait son
avoine. Le percheron et lui étaient compères.
Le manège était en pièces détachées, gisant par terre, dans un désordre apparent.
Seuls les chevaux avaient été laissés debout, rangés comme avec respect. Cinq
chevaux en tout. Lucile pensa que c'était trop peu, cela ne pouvait faire qu'un tout
petit manège. Elle peina mentalement à l'imaginer tout remonté et tournant. Avec
quelle musique ? Un grand manège tourne avec la langueur de l'orgue de barbarie, un
tout petit manège doit trouver autre chose, plutôt du genre boite à musique :
quelques notes et puis s'en vont !
Elle trouva vite la réponse. Un xylophone, activé par des petits chevaux de la hauteur
d'une main, et dont les pattes devaient frapper les touches en même temps que le
manège tournait.
Toujours à chercher dans la logique des choses, Lucile se prit à penser au moteur du
manège. Sûrement pas un moteur électrique, ni, bien sûr, un bruyant et sale moteur à
explosion. Un moteur à vapeur peut-être? Mais rien ne ressemblait à une chaudière
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ou à un tiroir. Elle vit bien quelques engrenages, quelques roues dentées
d'importance, mais cela ne suffisait pour faire un moteur.
Juste là-bas, dans la pénombre, deux très grandes bizarres roues de charrette,
accouplées par des barreaux, qui en faisaient une immense cage à écureuil. Eh oui!
C'était la solution. En fait, on devait y faire rentrer un ou deux gamins. "Marchez !",
leur disait-on. Alors, ils gravissaient les barreaux, un par un, et, un par un, les
échelons s'abaissaient sous leur poids. La cage se mettait alors à tourner, entraînant
avec elle quelques savants engrenages qui à leur tour, faisaient tourner le manège.
Lucile se sentit quelque part comme une enfant. Elle oublia le reste du monde et
s'endormit.
Elle s'endort et est réveillée par
un joyeux charivari. Elle
prendra la route avec les
saltimbanques d'une autre
époque, découvrira l'amour
platonique.
Dans son rêve, les chevaux reprirent vie. Une horde sauvage, d'abord calme et
confuse puis bientôt plus présente jusqu'à monter dans un galop effréné, de clairière
en clairière, dans une forêt sans fin, dans la nuit tombante, sans qu'elle puisse définir
si elle était cheval ou cavalier. Elle entendait tout, le crépitement d'au moins cent
sabots, le souffle rauque des chevaux voisins qu'elle sentait dans sa nuque. Elle se
voyait projetée en tous sens, ballottée, secouée, malaxée avec vigueur, mais toujours,
magiquement, restant en selle, dominant la horde dont tous les chevaux semblaient
rire, ivres de vent.
Alors, le piétinement sourd des sabots se fit plus sec puis plus aigu, se peuplant de
bruits incongrus de moteurs, de vois aux accents soudains.
Ce fut un bruit de cymbale qui la réveilla.
Des vrais chevaux, il y en avait trois, ainsi que des hommes et des femmes qui
s'occupaient à guider les bêtes vers l'arrière du hangar.
Aucun n'avait encore remarqué Lucile. Ce fut le gamin, 6 ou 7 ans à peine, qui la
découvrit et le fit savoir d'un mauvais coup de cymbale qui fit peur aux chevaux.
- Miguel, attends que je t'attrape !
- Ben oui ! Y a quelqu'un, là, qui dort.
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On aurait pu penser qu'il fallait avant tout s'occuper des chevaux, les mener dans
l'enclos ou dans l'écurie, après, il serait toujours temps d'éclaircir la situation. Mais ce
ne fut pas le cas, hommes et bêtes marquèrent un temps d'arrêt, puis tenant leurs
chevaux par la bride, ils s'en viennent tous faire cercle autour de Lucile. Les chevaux
se faisaient dociles, aussi curieux que leurs maîtres. Lucile se réveilla tout à fait,
étrangement sans panique, face à ces trois chevaux et cette dizaine de personnes qui
la sondait du regard.
- Bonjour, je ne voulais pas déranger !
Le plus âgé répondit :
- Sûr, on est mieux ici que dans la rue !
Lucile se sentit le besoin de s'expliquer.
- Je cherche une vieille dame, elle venait souvent chercher de l'eau à la fontaine, avec
un pot à lait. Elle ne vient plus ?
- Ah ! C'est trop loin pour elle maintenant ! Elle vous a dit où elle habitait ?
- Non, c'est le cheval, là-bas, contre le mur.
Ils se regardèrent, essayant de comprendre.
- Vous l'avez entendu parler, ce cheval ?, demanda l'homme à la cantonade.
Ils se mirent à rire.
- A moins que ce soit Roger, quand il y va, à la fontaine.
Lucile expliqua qu'elle avait seulement vu le cul du cheval disparaître dans la nuit,
qu'elle pensait bien que quelques crottins lui montrerait le chemin.
- Non seulement il parle, mais en plus, il crotte !
Ils se mirent à rire de plus belle et Lucile aussi.
- Non, mais en tout cas, je suis arrivée ici.
Roger intervint :
- ça ferait un beau numéro de magie, un faux cheval qui fait de la télépathie. Il
s'approcha du faux cheval, lui flatta la croupe et l'apostropha :
- Tu pourrais peut-être nous en dire des choses ?
Les rires redoublèrent.
L'un des chevaux suivit Roger et frotta son menton sur la croupe de son faux-frère,
comme pour vérifier.
De fait, il hocha trois fois sa longue tête, puis se tourna vers Lucile et lui offrit son
naseau.
L'invitation était claire. Lucile frotta son nez au milieu des deux narines, tout en le
regardant. D'instinct, elle n'avait pas levé les bras.
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Ce fut là comme un signal.
- Bon ! C'est pas tout ça, on va casser la croûte ! Vous avez faim, ma p'tite dame ?
Et la troupe se bougea.
Dans le mouvement, Miguel se rapprocha de Lucile.
- Est-ce que t'as des enfants ?
La question de Miguel était un peu brutale. Lucile ne voulut pas lui répondre
directement.
- Il y a d'autres enfants ici ?
- Je suis tout seul, les autres, ils sont restés là-bas.
La porte de derrière donnait sur une grande cour carrée, bordée de larges bâtiments
sans étage.
On mit les chevaux dans les box, avec de l'avoine et un seau d'eau fraîche.
La troupe entra dans une salle commune, à la fois cuisine et salle à manger. Une
longue table, déjà dressée, avec à l'autre bout de la pièce les fourneaux, les éviers, les
armoires.
Miguel tira Lucile par la manche.
- Mets-toi là, à coté de moi.
Mardi gras s’approchait. Forcément, les chevaux s’agitaient, comme chaque année.
Miguel avait appris un tour à Hector, un cheval de trait tout en dignité, avec ses longs
poils au bas des jambes. Il s’arrêtait au milieu de la foule, tête haute, sans un regard,
dans une attitude qui disait : j’existe ! Et la foule subjuguée se taisait.
Miguel interrogeait longuement les badauds du regard.
Alors, quand le ciel était propice, c’est à dire quand on pouvait voir la lune dans le ciel
en plein jour , il pointaint l’index vers elle et clamait :
- 28 jours, 28 jours, 28 jours ! Dans 28 jours à cette heure-ci la lune sera là !
- Mon cheval s’appelle «Lunairparce qu’il sait. Et vous, savez-vous ? Savez-vous si
la lune va pllus vite ou va moins vite que la rotation de la terre ?
Et la foule flottait alors, entre deux vérités. Ceux qui savaient vraiment, mais qui
d’instinct se taisaient. Galilée avait eu à trop subir d’avoir parlé. Plus on sait, plus on
tait disait mon grand’père. Ceux qui croyaient savoir et qui s’invectivaient, vérité
fausse contre fausse vérité. Ceux qui savaient qu’ils ne savaient pas et qui pensaient
que la réponse ne pourrait pas venir d’eux-mêmes. Enfin, ceux qui ne savaient pas et
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qui commençaient à réfléchir en pensant qu’un peu d’intelligence suffirait à la
réponse.
La foule flottait en palabrant.
- Mon cheval le sait. Il va vous le dire. Lunaire ! la lune sera-t’elle demain à cette
heure-ci ?
Et Lunaire recula de trois pas, en bousculant une bobo égarée dans cette foule
bigarrée.
- Merci Lunaire.
- Et maintenant, parlons du mardi-gras. C’est une histoire de printemps. Après, c’est
pour descendre et carémer.
- -Lunaire ! Où est la lune à minuit le dimanche de Pâques ?
De nouveau, la foule flotta. On entendit un cri : «ça dépend !»
- Lunaire se dressa vers le ciel en hénissant, provoquant un désordre aussi grand que
Moïse avec son bâton. Miguel, qui avait prévu le coup, s’était accroché l’encolure.
Lunaire revint sur terre et Miguel récita :
- «Pâques est le dimanche qui suit le quatorzième jour de la lune qui atteint cet âge au
21 mars ou immédiatement après. La lune est pleine ou décalée de 1/28ème de cercle
par jour de semaine avant dimanche.
40 jours avant, on descendra
41 jours avant on décarnavalera»
Alors il faisait demi-tour et partait sans un regard en arrière, tout en dignité.
Miguel avait raconté sa magie, le nez malicieux plongé dans son assiette.
Lucile avoua qu’elle ne regardait pas assez le ciel la nuit et que pour elle, la lune se
promenait elle en avait envie. Elle aimait la lune rousse, celle qui se lève quand le
soleil se couche, et qui paraît si grande.
- la lune rousse est pleine, le soir, à l’est. Elle n’a pas de croissant. Les croissants,
c’est pour le petit déjeuner.
Lucile éclata de rire.
Mais comment sais-tu que la lune recule ? Ma grand’mère m’a dit que la lune était
paresseuse et mon oncle, qui a une lunette, m’a dit qu’elle était menteuse et que je
saurais tout quand j’aurai appris à lire. Alors, j’ai vite appris à lire. Un jour, mon oncle
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m’a dit de lire le journal. J’ai eu l’impression que le journal parlait tout seul, sans doute
parce que j’y comprenais rien.
- C comme croître ; D comme décroître. Vas regarder la lune.
Dehors, la lune affichait son croissant. Je suis rentré et mon oncle m’a demandé
comment était le croissant. Je me suis senti bête parce que je n’avais pas noté
comment était le croissant.
- Va voir ! Il l’avait dit avec bienveillance, je n’ai pas renaclé.
- Elle est comme ça : et j’ai fait le geste le long d’un cercle imaginaire.
- Ecris-moi un C dans le ciel.
- Ben oui ! La lune écrit un C
- Un C comme dans «Croître». Mais la lune est menteuse. Quand elle écrit un C
comme dans Croître, demain son croissant sera plus petit. C’est pour ça qu’elle est
menteuse.
- Mais pourquoi elle change son croissant d’un jour à l’autre t avait questionné
Miguel.
- C’est qu’elle a une aventure avec le soleil. Une nuit, elle se met toute nue et puis une
autre nuit, elle s’habille ou elle boude. Alors la nuit pleure de l’encre, avec des
poussières de lait, d’est en ouest.
Miguel avait réfléchi : le croissant lui permettait de savoir était le soleil quand il se
cachait derrière la terre.
Le lendemain soir, il était sorti à la même heure. La lune qui arrivait toujours de l’est
était en retard. Miguel alla voir sa grand’mère :
-J’ai vu que la lune était paresseuse.
La grand’mère eut un sourire tendre et lui appuya l’index sur le nez.
- Tu es un passager de l’univers !
La métaphysique de grand’mère était simple : on monte dans l’univers et puis on en
descend. Quand on sait cela, on se voit comme une petite fourmi dans une grande
fourmillière... et les colères, les guerres et les religions des hommes paraissent bien
futiles.
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Le tilleul
La troupe arrive dans un village
étrange, avec un garde-champêtre
non moins étrange.
La place était vide. A la vue du tilleul et de la fontaine qui ornaient l’espace entre les
trois rues, Schubert vint lui rendre visite. Alors Miguel chanta :
«Auprès de la fontaine,
A l’ombre d’un tilleul,
Heureux ou l’âme en peine,
J’ai fait maints rêves seul.
Gravés sur son écorce,
Combien de mots d’amour.
Meurtri ou plein de force
Vers lui j’allais toujours.
Un soir, perdu dans l’ombre,
J’ai dû passé devant.
La nuit était bien sombre,
J’ai pu le voir pourtant.
Des branches, voix lointaines,
Semblaient venir ces mots :
Ah ! Viens à la fontaine,
C’est là ton doux repos !»
(adaptation française par Amédée Boutarel du
5ème chant du Winterreise - Voyage d’hiver -
composé par Franz Schubert sur des poèmes de
Wilhem Müller)
Dès le mois de septembre, le garde-champêtre verbalisa l’arbre qui avait fait tomber
une feuille. L’arbre qui était très urbain, n’osa pas se fâcher. On avait le coup de scie
facile ici, sous prétexte de lutte contre les crues, et aussi contre les cuites, parce les
poivrots, le samedi soir, venaient pisser contre les troncs. On, le monsieur On, luttait
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aussi contre les maladies, les épidémies. Ce qui l’avait sauvé jusque-là, notre arbre,
c’était les liebe Wort et les coeurs enlacés gravés sur son écorce.
Quand il eut vent de sa prune - la prune est le fruit de l’aubergine, c’est connu -, le
tilleul eut un long moment de colère administrative, il hurla après les hommes qui ne
savent pas ce qu’ils font. Il appela les amoureux à faire une demande en référé ; mais
les amoureux sont amoureux d’eux-mêmes et non des arbres, ils se regardent les yeux
dans les yeux et oublient les yeux de l’arbre attendri.
Puis l’arbre eut l’idée du siècle, celle de changer ses feuilles de tilleul en feuilles de
marronniers juste avant qu’elles ne se décrochent : alors ils pourraient se les mettre
je pense leur Cerfa 18256362, comminatoires. «Monsieur le Juge, ces feuilles que
vous avez trouvé à mes pieds sont des feuilles de marronnier, on ne saurait les
confondre avec des feuilles de tilleul...»
Mais tous les amoureux finissent un jour d’être aveugles et il y eut un soir une
amoureuse commençait à s’ennuyer des yeux de l’autre et, comme une eur nouvelle,
s’ouvrait au monde. Elle reçut une feuille sur les nez. Interloquée, elle fixa le tilleul
droit dans les yeux, qui n’osa pas mentir. Il n’était pas un arbre politique, mais un
arbre simple, et un arbre simple, même avec des mots d’amour gravés sur son écorce,
ça n’a jamais fait campagne. Il est neutre l’arbre, comme la Suisse et il n’est pas non
plus à la campagne, car un tilleul, c’est surtout un arbre de ville, même plutôt de
village, sur une jolie place.
Mais peut-être qu’un tilleul qui laisse tomber des feuilles de marronnier, ça peut
devenir politique, comme le mensonge. L’amoureuse s’en foutait de la politique, même
si son père allait essayer de se faire ré-élire conseiller municipal. C’est sans doute
pour ça qu’elle s’en foutait.
L’arbre préférait de très loin l’amour à la politique, alors il n’a pas voulu mentir et il
laissa tomber une feuille de tilleul avec un grand soupir.
Chloé pensa que c’était la première feuille jaune de son amour.
Lucas pensa tout haut :
- C’est joli une feuille jaune. Nous l’hiver, on se couvre, et lui, l’arbre, il se déshabille.
- Tu crois qu’il faut apporter la feuille au commissariat ?
- Si tu trouvais un billet de 100 euros, tu irais au commissariat ?
Chloé et Lucas avaient pris l’habitude de répondre à une question par une question.
- Tu crois qu’il y a un imprimé Cerfa pour traiter les billets qui sont rapportés à la
police ?
- Tu crois qu’un policier se dérange à chaque fois qu’une feuille tombe d’un arbre ?
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- Qu’est-ce qu’ils font quand une feuille s’envole sous un autre arbre ? Il y a peut-
être un système automatique de test ADN ?
Les amoureux s’en allèrent et le tilleul resta seul.
Il essaya de retenir ses feuilles, de leur dire que dès qu’elles seront tombées, elles
commenceraient à pourrir, seraient jetées à la poubelle et bouffées par les vers. Alors
les feuilles hésitaient, mais ça devenait de plus en plus dur de s’accrocher, surtout au
vent froid du soir après le coucher du soleil, puis dans la gelée du matin, la plus
féroce.
Les amoureux ne revinrent pas, le tilleul re-transforma ses feuilles en feuilles de
marronnier et les laissa tomber mollement une à une.
Le garde-champêtre rappliqua très vite. Il ramassa une feuille, puis une autre, levant la
tête à chaque fois, soulevant sa casquette et se grattant l’occiput. Il ne se gratte
jamais la tête, c’est un point important du règlement, surtout pour les garde-
champêtres des villes, qui ont à montrer qu’ils sont plus chefs que les garde-
champêtres des campagnes.
Quand le tilleul voyait approcher le représentant officiel de l’Etat, il retenait ses
feuilles de toutes ses forces pour que la maréchaussée ne puisse penser que les
feuilles à terre venaient du tilleul, empêchant le garde d’établir le flagrant délit et puis
d’envoyer sa prune.
Avec l'arrivée des saltimbanques, le garde champêtre eut vite l'esprit ailleurs, fébrile
même.
"Bon Dieu ! Y a des règles, sûrement, pour l'installation de ces gens-là ?"
D'un air important, il voulut voir les papiers. Quels papiers ?
-Votre cheval, il a les papiers ?
Il avait bien dit "les papiers" et non pas "des papiers", ce qui signifiait que tous les
chevaux doivent avoir des papiers. Il n'en savait rien, mais il avait dit ça au bluff, pour
marquer sa fonction. Le philosophe aurait dit "pour élargir son territoire existentiel".
-Pas de papiers ! J'appelle le service de l'hygiène, vot' cheval est bon pour la
quarantaine…
Mais déjà, le petit du maire, le plus effronté du village, avait grimpé sur les brancards
et de là avait sauté en croupe.
-Tu veux que j'appelle ton père ?
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Il avait proféré sa menace sans conviction, constatant que son pouvoir de nuisance
s'arrêtait face au pouvoir génétique. Ainsi va le cirque du monde. Il valait mieux
composer.
-Vous allez rester longtemps ? J'vais demander à l'adjoint.
-Faites comme vous voulez, nous on va faire la parade.
Les hommes enfilèrent leur cheval, ajustèrent leurs bretelles et sonnez trompettes,
battez tambours, symbalez tambourins, sifflez fifres. Les femmes assuraient la magie,
une fausse magie, les enfants faisaient jonglaient avec des voitures miniatures qui
sifflaient en retombant. Le lapin blanc sautait de croupe en croupe.
Là, quand il vit le lapin blanc, il sut qu'il tenait son heure de garde-champêtre.
-Halte ! Mes gaillards ! Au nom de la loi, je vous arrête !
-Quelle loi ?
-Le 25 Janvembre 2021, le Parlement a voté, 246 voix contre 245 - c'est ça la
démocratie - que les animaux sauvages ne peuvent plus être en représentation
circulaire. Les éléphants, les tigres, les boas et les lapins blancs sont proscrits.
-Mais, Monsieur le Gard'Champêtre, not' lapin blanc est pas sauvage, vous voyez
bien qu'il est heureux d'être avec nous.
-A la parade, il est peut-être heureux, mais quand vous le sortez du chapeau en le
tirant par les oreilles, ça, c'est de la maltraitance !
-Et la peau de vot' tambour "d'avisse à la population", vous savez pas que c'est une
peau d'éléphant ?
-Oui, je sais, j'ai demandé un tambour numérique, mais il me l'achèteront que si je
mets beaucoup d'amendes. Alors donnez-moi un kilog d'amandes et je laisse
continuer.
Aussitôt les femmes allèrent frapper aux portes pour récolter des amandes en
suffisance. Heureusement, dans le village, tout le monde aimait les petits cirques, -
tout autant que les grands cirques. Chaque année il voyait passer le Cirque de
Gavarnie, celui de Navacelles, le cirque Hypparque, le cirquonflexe - alors, à 2
grammes l'amande, il en fallait 500. En dix portes, le kilog fut obtenu. La doyenne
centralisa les dons dans le pan de son tablier et fièrement, comme toutes les
doyennes des gens du voyage, elle déversa les 500 amandes dans le tambour du
Gard'Champêtre qui gueula de sa plus mauvaise voix : "Circulez, y a rien à voir !"
La parade continua, elle traversa le village, s'engagea sur une piste poussiéreuse et,
comme dans les westernes, disparut au loin dans le soleil couchant
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